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Repères bibliographiques

Dans le document Thèse de doctorat Présentée (Page 31-39)

Une analyse généalogique de la littérature aux sources des deux désignations nous a permis de clarifier la nature des systèmes de justice sur lesquels sont fondés les différents modèles. Les oppositions manifestes sont autant de clés de compréhension du déploiement des modèles identifiés. Au-delà des spécificités qui permettent de distinguer plusieurs courants dissimulés sous les appellations génériques d’ « économie de (la) fonctionnalité » et d’ « économie collaborative », elles renvoient à deux réseaux d’acteurs distincts : d’un côté, des chercheurs en sciences humaines et sociales spécialistes des préoccupations postindustrielles, de l’autre, des acteurs directement issus de la sphère économique, bercés de culture numérique. Symétriquement, les supports de communication de ces deux groupes diffèrent largement : d’une part, la direction de conférences et de publications académiques, d’autre part, l’animation d’évènements et de sites internet. Ainsi, une

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Sur ce thème, consulter la grille d’analyse des spécificités de plusieurs types d’ « actes d’inventions » dressée par Marion Renauld (2014).

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première observation de nos objets d’étude permet de saisir la distance qui sépare les imaginaires attachés respectivement aux désignations d’ « économie de (la) fonctionnalité » et d’ « économie collaborative ». Leurs divergences se retrouvent à la fois dans les deux formes de capitalisme auxquelles elles renvoient et dans les fondements des deux pensées critiques qu’elles mobilisent : l’ « économie de (la) fonctionnalité » et l’économie en « peer-to-peer ».

La terminologie « économie de (la) fonctionnalité » émerge dans le prolongement de travaux dirigés par le Club de Rome dès le début des années 1970. Le premier rapport du Club de Rome, The Limits to Growth, A report for the Club of Rome’s Project on the Predicament of Mankind - ou « rapport Meadows » (Meadows et al., 1974a) - est diffusé

en 1972. Largement repris31, ce document est un premier jalon dans l’histoire de l’élaboration du concept de « développement durable », qui émergera vingt-cinq ans plus tard (Brundtland, 1987). Les résultats présentés dans Limits to Growth visent à alerter la communauté internationale sur les répercutions écologiques de la production industrielle : la croissance économique ne peut continuer à croître à partir d’un modèle de création de valeur indexé sur le renouvellement des biens qu’au risque d’une dégradation irrémédiable de l’environnement. Alors que cette dernière suit une courbe exponentielle, elle est alimentée par la destruction de ressources naturelles dont les limites sont quant à elles indépassables. Ce sont plusieurs de ces limites que le « rapport Meadows » entend approcher par l’intermédiaire des premiers outils informatisés de prospective qui apparaissent à cette époque.

Les premiers travaux qui mentionnent l’« économie de fonctionnalité » émergent une décennie plus tard. Ils sont présentés dans un rapport remis au Club de Rome en 1989 (Giarini et Stahel), et visent à résoudre la problématique exposée précédemment (Meadows et al., 1974a) : le modèle est conçu pour engager les acteurs industriels dans des pratiques parfois qualifiées de « vertes », c'est-à-dire dans des modes de développement moins néfastes pour l’environnement. Dans un contexte de ralentissement de la croissance

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économique soutenue qui caractérise la période des Trente Glorieuses, et de prise de conscience de la gravité de la crise écologique, le secteur industriel est appelé à se réinventer. C’est ainsi que deux auteurs formulent les fondements d’une conception de l’économie qui a pour ambition de découpler le rythme incessant de la croissance de celui des flux de matières premières32. L’innovation est fondée sur la capacité des services à concilier rentabilité des modèles d’affaires et « développement durable » : le dynamisme soutenu de ce secteur apparaît alors comme une opportunité cruciale dans la pérennité des activités industrielles.

En France, la terminologie « économie de fonctionnalité » s’est diffusée plus tard, et ce au travers d’un rapport issu de discussions ayant eu lieu au cours du Grenelle Environnement (2007). Le modèle a fait l’objet d’un atelier de travail qui lui était dédié. Un rapport piloté par Dominique Bourg, alors chercheur à l’Université de Technologie de Troyes (UTT), présente les principales caractéristiques du modèle, ainsi que plusieurs cas d’études (Bourg, Foltz, Nicklaus et Cros, 2008). Il est à noter que la constitution du groupe d’étude « Économie de fonctionnalité » du Grenelle Environnement, qui a associé chercheurs,

industriels et représentants de la sphère politique33, rappelle celle du réseau qui est à la source des travaux publiés dans Limits to Growth. Tout comme les recherches initiées par le Club de Rome, la démarche d’ « économie de fonctionnalité », puis celle d’ « économie circulaire » s’élaborent dans un environnement qui allie science et politique, dans le but de convaincre de grands groupes industriels de leurs vertus.

À la différence de l’approche d’ « économie de fonctionnalité » émise par Giarini et Stahel (1989), qui cible clairement de grands groupes industriels - comme en témoignent les succès emblématiques des offres de Xerox, de Michelin ou encore les cas de Vélib’ et d’Autolib’ - l’« économie de la fonctionnalité » cultive l’ambition de dynamiser les formes de coopération entre de petites et moyennes entreprises, toutes établies sur un même

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Cette logique n’est que partielle dans l’approche d’ « économie de la fonctionnalité » (Gaglio, Lauriol et Du Tertre, 2011). Elle correspond au stade 1 (sur 2) du modèle. Plus de précisions sur cette distinction est disponible dans la deuxième partie du Chapitre 1.

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territoire (Gaglio, Lauriol et Du Tertre, 2011). Les approches divergentes d’ « économie de fonctionnalité » et d’ « économie de (la) fonctionnalité » ont pourtant en commun d’être fondées sur la même conviction dans le potentiel de l’économie des services. La première entend partiellement transformer la production industrielle en prestations de services (la logique de non-cession de la propriété permet d’une part de révéler de nouveaux relais de croissance, et d’autre part de concilier l’augmentation de la croissance économique et avec la réalisation d’un « développement durable ») ; la seconde tire profit du secteur des services pour échapper au mode de fonctionnement capitaliste. Les travaux issus de l’activité du Club de l’Économie de la Fonctionnalité et du Développement Durable visent à faire émerger une forme de régulation des activités capable de prendre en charge plusieurs problématiques liées au travail (amélioration des conditions de travail, reterritorialisation de la création d’emplois, etc.),contrairement à ceux de Giarini et Stahel (1989) pour qui l’ « économie de fonctionnalité » est un moyen d’alléger l’impact environnemental de la production industrielle. En réaction au manque de réception des travaux menés au Grenelle Environnement, Christian Du Tertre décide de promouvoir un concept qu’il se réapproprie, au travers de sa propre institution, le Club de l’Économie de

la Fonctionnalité et du Développement Durable, se tenant ainsi à l’écart d’une sphère politique qui ne facilite pas la réalisation des projets tournés vers un « développement durable ».

L’ « économie de la fonctionnalité » émerge par conséquent de manière indépendante du réseau qui promeut quant à lui l’ « économie de fonctionnalité », et ce en réaction aux impasses constatées lors du Grenelle Environnement. L’animation du Club de l’Économie de la fonctionnalité et du Développement Durable permet de stabiliser la théorie de deux manières. Premièrement, cette création institutionnelle permet de coordonner le travail de chercheurs en sciences humaines et sociales, dans le but d’élaborer un cadre conceptuel compatible avec les spécificités de l’ « économie de la fonctionnalité », non prises en compte par la théorie économique orthodoxe. Deuxièmement, elle permet de diffuser l’approche vers un public - principalement composé de chercheurs, d’étudiants, de représentants d’institutions publiques et de membres de cabinets de conseil - lors de conférences animées par les membres du « Club », ou par des cadres dirigeants qui

reviennent sur leurs expériences. L’approche continue à se déployer au travers d’une nouvelle création institutionnelle, nommée Institut Européen de l’Économie de la

Fonctionnalité et de la Coopération. Un de ses objectifs affichés est de coordonner un ensemble de chercheurs européens autour d’études de cas illustrant le modèle de développement économique.

L’ « économie collaborative » est apparue plus tardivement et indépendamment de l’ « économie de (la) fonctionnalité ». Cette approche ne peut être reliée à un vaste corpus

théorique, à la différence du courant d’ « économie de (la) fonctionnalité ». Bien que la désignation « économie collaborative » renvoie dorénavant couramment au secteur d’activité créé par des plates-formes privées d’intermédiation, dont Airbnb et Uber sont devenus les exemples emblématiques, elle est à son origine reliée à une approche dont les valeurs sont proches de l’ « économie sociale et solidaire ». (Bauwens, Iacomella, et Mendoza, 2012). Un vaste mouvement de relocalisation de l’activité fait émerger un désaccord majeur qui concerne la redistribution de la valeur ainsi créée. Il oppose les conceptions de deux réseaux d’acteurs. D’un côté, ceux qui défendent d’idée d’une économie en « peer-to-peer », où la coordination des contributeurs, des travailleurs indépendants, se fait sur le mode du partenariat. D’un autre côté, ceux qui se revendiquent volontiers de l’« économie collaborative » : des plates-formes d’intermédiation, caractérisées par des modes de fonctionnement capitalistes et par des modèles d’affaires financiarisés, qui exploitent l’activité d’individus en dehors du cadre légal imposé par le salariat.

Michel Bauwens est un auteur qui apparaît comme un fervent défenseur des échanges et de la production en « peer-to-peer », c’est-à-dire entre particuliers (ou entre « pairs »), sans autre intermédiation qu’un mode de coordination régi par ces mêmes particuliers (autrement dit, une communauté de « pairs »). Réservées dans un premier temps aux biens immatériels (logiciels, informations, contenu culturel, etc.), les innovations qui découlent du web 2.0 (géolocalisation, réseaux sociaux, etc.) ont contribué à démultiplier les applications de la logique du « peer-to-peer », y compris quand il est question de biens matériels. Bauwens y entrevoit la possibilité d’un « modèle civilisationnel » (Bauwens,

2005 ; Bauwens, 2015). Fidèle à la logique mutuelliste (cf. Chapitre 6), et en visant à éviter les impasses de la théorie marxiste, sa pensée promeut des modes de production et de gouvernance renouvelés, capables d’associer émancipations individuelles et collectives : structurée autour d’une distribution des tâches de travail et d’une décentralisation de la gestion des ressources qui en découlent, considérées comme un bien commun à tous les « pairs », le périmètre des échanges et de la production en « peer-to-peer » est prémuni de toute forme d’exploitation abusive. Portée en France par l’association OuiShare, et de manière internationale par Shareable (cf. Chapitre 4), cette vision de l’économie questionne fortement les formes de travail et la physionomie des modèles de croissance qui ont cours dans les pays à économie de marché : les défenseurs d’une économie en « peer-to-peer » soulignent la nécessité de faire évoluer les modes de régulation sociales.

Les vertus du principe de propriété individuelle font l’objet de discussions renouvelées par l’émergence d’une de ses alternatives, que le courant du « peer-to-peer » entend mettre en œuvre. En 1968, l’article intitulé « La tragédie des communs» (Hardin, 1968) 34 réaffirme le rôle prépondérant de la propriété privée et exclusive sur la pérennité des ressources naturelles. Un accès libre supposerait une dégradation prématurée des richesses. Plus tard, en 2009, l’attribution du prix Nobel d’économie à Elinor Ostrom (1990), dont les recherches portent sur la gouvernance des « communs », met en visibilité une remise en question de la théorie d’Hardin. Dans un contexte où la crise écologique est une réalité, et non plus une projection alarmiste, la pensée d’Ostrom pose les jalons d’une troisième voie, qui soulève le dualisme entretenu entre les concepts de propriétés public et privé. Les ressources, matérielles ou immatérielles, qui ne sont donc ni administrées par un acteur public, ni contraintes par des droits de propriété individuels, sont gérées par une communauté d’individus : la gouvernance s’opère au travers d’une redistribution des différents attributs attachés à la propriété (Orsi, 2013 ; Coriat, 2015). La non-rivalité des biens - leur usage par un individu n’est pas exclusif et n’en n’altère pas la qualité - est une spécificité qui en facilite la gestion sur le modèle des « communs » (Peugeot, 2013b). Or, les biens informationnels rentrent parfaitement dans cette catégorie. Ainsi, bien que les

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travaux d’Ostrom soient centrés sur la gestion locale des ressources naturelles, les innovations du numérique permettent d’élargir les domaines d’application de sa logique. En la matière, l’ambition du courant des « biens communs » est d’inaugurer un mode de gestion des ressources informationnelles approprié à un environnement en réseaux, où la libre circulation des biens et des connaissances est limitée par le droit de la propriété intellectuelle (Benkler, 2006 ; Aigrain, 2012).

La terminologie « économie collaborative » est plus récemment soutenue par différents types d’acteurs de la sphère économique (cabinets de conseil, think tank, start up, etc.). Ses sources renvoient à plusieurs concepts anglo-saxons, assimilables à celui qui suscitera le plus d’intérêts : la « collaborative consumption » (Botsman et Rogers, 2011). La typologie formulée par Rachel Botsman, qui se chargera de la diffuser au cours d’évènements internationaux, et Roo Rogers devient la grille de lecture principalement utilisée pour différencier les nombreuses pratiques que recouvre la terminologie d’ « économie collaborative ». D’après ces derniers, elle comprend exhaustivement : le financement collaboratif (crowdsourcing), la production collaborative (fab labs, logiciels open source, le coworking, etc.) et la « consommation collaborative » (collaborative consumption). L’ouvrage de Botsman et Rogers (2011) s’inscrit dans la filiation des utopistes du web, comme en témoigne notamment les usages des mots « collaboratif », ou encore « partage », qui font clairement allusion aux valeurs défendues par les pionniers du numérique (Turner, 2012 ; Beuscart, Dagiral et Parasie, 2016). Il porte ainsi l’ambition d’accroître le « pouvoir d’agir » (empowerment) d’un individu ou d’une communauté de membres. Botsman et Rogers appliquent une logique de mutualisation aux biens matériels, qui ne pouvait à l’origine que se cantonner aux ressources informationnelles.

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