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Entre sciences sociales et politique

Dans le document Thèse de doctorat Présentée (Page 74-78)

Méthodologie : revue de littérature et démarches qualitatives

1.2.2. Entre sciences sociales et politique

Le réseau de chercheurs du Club de l’Économie de la Fonctionnalité et du Développement Durable, présidé par Christian Du Tertre, distingue deux stades d’ « économie de fonctionnalité ». Le fait d’allonger la durée de vie de produits mis à disposition est un premier stade qui permet de développer un régime de consommation qui n’est plus indexé sur l’obsolescence programmée. Cette configuration correspond au passage de l’industrie aux services, où la logique est de louer un droit ou une performance d’usage. Dans ce cas de figure, l’espérance de vie du produit est le fondement de la création de valeur. La contribution au développement durable est double : diminution des impacts environnementaux et accessibilité accrue des usages permettraient également de réduire certaines inégalités sociales92. Ce premier niveau correspond au concept d’ « économie de fonctionnalité » stahelienne, que Christian Du Tertre qualifiait dans l’extrait précédent d’anglo-saxonne :

Pour moi, c’est un aspect fondamental [la non-cession de la propriété], parce que justement, j'ai toujours la réflexion de l'environnementaliste, enfin ce qui permet... Et puis un des intérêts à mes yeux, alors toujours sur le plan environnemental de l'économie de fonctionnalité est que c'était une manière de satisfaire à certaines exigences et contraintes environnementales avec une espèce de recouvrement parfait de l'intérêt économique. C'est-à-dire qu'effectivement, plus vous allez économiser des ressources et plus si vous êtes effectivement propriétaire de la base matérielle du service, plus, en même temps, vous serez rentable. D. B.

Le deuxième stade correspond à l’approche promue par Christian Du Tertre : l’ « économie de la fonctionnalité ». Cette démarche vise à inscrire les usages dans une pensée systémique au travers de la notion de solution93 territorialisée (Du Tertre, 2011), intégrant

92 « On entend par économie de la fonctionnalité les dynamiques de coproduction par des prestataires et des bénéficiaires, de solutions liant, de manière intégrée, produits et services afin de répondre à des attentes de ménages (business to consumer) ou d’entreprises (business to business) intégrant de nouvelles exigences environnementales et sociales. », (Du Tertre, 2011, pp. 34-35).

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« En premier lieu, l’approche développée dans cet ouvrage tente d’enrichir la notion de service à l’aide de celle de ʺsolutionʺ. Dans le cadre de l’économie de la fonctionnalité, l’intégration produit/service permettant d’obtenir des ʺsolutions d’usageʺ ou de ʺperformanceʺ, s’opère sur la base d’un déplacement du périmètre

biens et services. Cette approche se distingue d’une part des modèles industriels ne valorisant pas les investissements immatériels. Elle insiste ainsi sur les bienfaits des formations du personnel, des dispositifs d’évaluation et sur le caractère décisif de la refonte des dispositifs organisationnels.

D’autre part, l’ « économie de la fonctionnalité » s’oppose à une logique servicielle déterritorialisée (externalisation ou délocalisation des activités en dehors du cœur de métier). Dépasser l’usage par la notion de solution d’usages permet également de participer au dynamisme des territoires. L’idée est d’associer des acteurs hétérogènes, privés ou publics, autour d’une même problématique, ou « sphère fonctionnelle »94 (Du Tertre, 2011) et de co-concevoir une palette de services faisant système. Dès lors, l’offre personnalisée répond à des besoins précis et trans-sectoriels tels que l’éducation, la santé, le logement, la mobilité, etc.

Développer l’offre de services permet de contribuer à une revitalisation économique et sociale des territoires : outre la création de liens sociaux, cette approche permet de créer des emplois de proximité non délocalisables. Alors que Walter Stahel, puis Dominique Bourg, vont défendre une approche globale, s’adressant à de grands groupes industriels, celle de Christian Du Tertre cible les PME (Petites et Moyennes Entreprises) qui s’inscrivent dans une dynamique territoriale. L’ « économie de la fonctionnalité » semble ainsi s’être construite en réaction au concept dominant :

Avec même pas du tout la même intention politique, et je vois ce qui est sorti, qui n’est pas très bon, je dois dire, de la part des anglo-saxons, et il y a une forme de concurrence qui se met en place. C. D. T.

d’enjeux pris en charge par l’entreprise ʺensemblièreʺ. Il s’agit, sur la base d’un saut systémique d’offrir des solutions qui permettent de prendre en charge des externalités environnementales et sociales qui précédemment étaient laissées de côté. », (Du Tertre, 2011, p. 6).

94 « [un développement économique des territoires compatible avec le développement durable] passe par une compréhension renouvelée des dynamiques sectorielles au sein de ces territoires et par l’émergence de nouvelles sphères d’activité dites « fonctionnelles », c’est-à-dire à même de prendre en charge et de réguler de nouveaux espaces fonctionnels : sphère de la mobilité, sphère de l’environnement, sphère de la production et de la diffusion de connaissances. », (Du Tertre, 2008, p. 7).

Alors qu’ « économie de fonctionnalité » et « économie de la fonctionnalité » peuvent être définies comme des approches alternatives de l’économie, développées et promues par des chercheurs en sciences humaines et sociales, ces deux terminologies témoignent d’un engagement dans une science performative. La mise en forme théorique - avant même le processus d’incarnation technique inscrit un modèle socio-économique jugé souhaitable dans les contenus des différentes approches. Il en résulte un « script » (Akrich, 2006) qui a pour vocation de modeler le réel, par la théorie, à l’image de théories scientifiques, économiques et politiques. Ainsi, l’engagement politique de certains des chercheurs interviewés semble contribuer à renforcer ce « script » :

C’est que je sentais qu’on ne pouvait pas être un professionnel de la politique dans la phase actuelle, quand on était un professionnel de la politique, on tombait dans les partis traditionnels, et on était amené à reproduire. Donc je pensais qu’il fallait trouver un autre rapport entre l’activité professionnelle et la politique. Et donc, c’est par la recherche que j’ai trouvé cette orientation. […] C’est ça qui me préoccupait, et c’est un itinéraire politique que j’ai conservé, mais pas avec le même engagement militant dans la recherche, […] pour comprendre ce qui se jouait au niveau politique et d’essayer de trouver ou d’initier une nouvelle articulation entre une logique industrielle et une logique politique. C. D. T.

À l’origine, « économie de fonctionnalité » et « économie de la fonctionnalité » ont en commun de fonder leurs approches sur l’économie des services. La première vise à convertir une partie de l’activité industrielle en services, par la non-cession de la propriété, afin d’une part de trouver des relais de croissance, et d’autre part de concilier capitalisme et développement durable. Au contraire, la seconde s’appuie sur les services pour s’extraire du capitalisme. Plus précisément, si la tête de file de l’ « économie de la fonctionnalité » s’inscrit dans la théorie de la régulation95, la construction de son approche vise à en dépasser les impasses :

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« En ce qui concerne le courant institutionnaliste de l’économie, notamment celui de la théorie de la régulation dans lequel je m’inscris, le passage du micro au macro se fait par des médiations institutionnelles et non, spontanément, par agrégation de colmportements individuels. Ces médiations institutuionnelles doivent être modifiées, renouvelées lorsque les sociétés se trouvent confrontées à des ruptures de logiques de développement… », (Du Tertre, 2007a, p. 359).

Donc, les recherches portaient sur comment on peut dépasser les questions de chômage, trouver de nouvelles formes de travail dans le monde industriel et je suis tombé sur des impasses, y compris avec la théorie de la régulation qui à mon avis est dans une impasse. […] à la fin des années 1980,

[…] l’idée générale c’était que, on appelait ça la flexibilité offensive96, […], on aurait pu trouver des formes de relais, de changement du travail dans l’industrie, et des relais à l’emploi. Et on s’est complètement fourvoyé parce qu’en réalité, la flexibilité s’est traduite par […] pas un renouvellement du contenu du travail dans l’industrie, mais par un travail de plus en plus intensifié. C. D. T.

L’économie des services est mobilisée par Christian Du Tertre pour transformer le travail. La modification des conditions de travail est, selon lui, non seulement la condition d’un changement de modèle économique, mais également la solution à plusieurs problèmes socio-politiques d’envergure. Pour Christian Du Tertre, le développement du secteur tertiaire permettrait de redonner du sens au travail humain : le modèle industriel place le travail humain comme un facteur secondaire de production alors qu’il est central dans une perspective de prestation de service. De plus, les indicateurs et les méthodes de mesure qui conviennent à l’industrie ne peuvent s’appliquer à l’économie des services :

Pour moi, la question du travail, c’est le juge de paix, si tu changes pas le travail, c’est que tu reproduis le même modèle, […]. La valeur, elle est produite par le travail, rien d’autre, rien d’autre, y’a que le travail qui produit la valeur. […] C’est que sans changement du travail, il n’y a pas d’émancipation possible, politique, je pense que le travail est la question clé de la politique. […] moi j’ai montré comment à partir des services, avec la question de la co-production des services, le travail était renouvelé, que le rapport de subordination qu’on avait dans le monde industriel était remis en cause par la relation de service. Donc t’avais un levier, […], de subversion du rapport de subordination, […], en mettant le patronat et le salariat en contradiction, parce qu’on te disait : il faut servir le client, et pour bien servir le client, il ne faut pas suivre ce qui est prescrit, et donc ce paradoxe, l’utiliser comme un levier pour changer le travail et vivre autrement le rapport au travail. C. D. T.

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Ce concept fait écho à un texte de Daniel Leborgne et Alain Lipietz (1992) : « Flexibilité offensive, flexibilité défensive. Deux stratégies sociales dans la production des nouveaux espaces économiques ».

Les travaux de Christian Du Tertre ont pour objectif de modifier la nature du travail, alors que l’ « économie de fonctionnalité » telle que pensée par Stahel à une vise la réduction de l’impact environnemental de l’industrie. Progressivement, le concept de « développement durable » qui allait historiquement de pair avec l’ « économie de la fonctionnalité », va s’effacer au profit de celui de « coopération », ce qui confirmera la critique de ceux pour qui l’ « économie de fonctionnalité » correspond avant tout à une stratégie d’adaptation du capitalisme à un monde contraint en ressources. Ainsi, alors que le réseau d’acteurs qui a contribué à véhiculer cette approche depuis la fin des années 2000 est désigné sous l’appellation : Club de l’Économie de la Fonctionnalité et du Développement Durable, l’institut créé à la fin de l’année 2014 par les mêmes protagonistes portera le nom d’Institut Européen de l’Économie de la Fonctionnalité et de la Coopération :

Et puis à un moment donné, il est rentré là-dedans en, je dirais, en désécologisant, en ne voyant que tout ce que ça apportait dans la manière de repenser la relation contractuelle, etc., ce qui était pas du tout idiot, et pas mal. Mais alors on n’avait pas du tout la même vision. […] Donc moi, vraiment, j'ai abordé ça dans le cadre des contraintes environnementales et dans le cadre des stratégies de dématérialisation. D. B.

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