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Le VIH/sida comme urgence nationale et enjeu de sécurité internationale

Dans le document en fr (Page 105-109)

Tout au long de la décennie 1990 en particulier dans la seconde moitié, l’épidémie de VIH/sida en Afrique est envisagée sous le prisme de son « impact » multidimensionnel sur les sociétés africaines. Une importante production d'informations et d'évaluation est effectuée au tournant du siècle en particulier aux États-Unis où les think tanks stratégiques multiplient les analyses et scénarii catastrophiques au sujet de l’impact de l’épidémie de VIH en Afrique. David Gordon du National Intelligence Council formalisa l’existence d’une menace pour la sécurité des États-Unis121 tandis que

d’autres instituts comme la Brookings Institution ou le United States Institute of Peace publièrent également des rapports établissant de fortes corrélations entre le VIH/sida, la sécurité et les conflits en Afrique122. De nombreux rapports (National Intelligence Council-CIA 2000; International Institute for

Security Studies 2003) et ouvrages « grand public » (Garrett 1994) ainsi que de travaux universitaires (De Waal 2003; Elbe 2002; Ostergard 2002; McInnes 2006) sont publiés sur la menace représentée par le sida et les maladies infectieuses dans les pays africains.

En janvier 2000, pour la première fois, les membres du Conseil de sécurité de l’ONU mirent à l’ordre du jour une question de santé « La situation en Afrique : l’impact du sida sur la paix et la sécurité » et déclarèrent que le sida était en train de devenir « l’enjeu de sécurité numéro un sur le continent africain ». Le diplomate américain Richard Holbrooke123 fut l’intermédiaire décisif entre les

autorités américaines et l’ONU en tant qu’ambassadeur américain auprès de l’ONU pour l'adoption d'une telle approche. Il avait fait du continent africain la priorité de son mandat124. Le conseil de

sécurité fit une simple déclaration n’ayant aucune valeur contraignante mais elle eut cependant eu une valeur symbolique et incitative à la suite de laquelle sera convoquée la session spéciale de l’Assemblée générale de l’ONU sur le sida en juin 2001 qui abouti à la signature d’une Déclaration d’Engagement signée par l’ensemble des États membres de l’ONU125.

Le Fonds Mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme a été créé à la suite de

121 Gordon, D. "The Global Infectious Disease Threat and its Implications for the United States", janvier 2000. 122 "AIDS and Violent Conflict in Africa", United States Institute of Peace (USIP), 15 octobre 2001; Barks-

Ruggles Erica. "Meeting the global challenge of HIV/AIDS", Brookings Institution, Policy Brief n°75, avril 2001 ; "HIV/AIDS as a Security Issue", International Crisis Group, Washington, Bruxelles, 19 juin 2001. Pour une synthèse critique, voir: Chabrol (2002).

123 Richard Holbrooke est décédé le 13 décembre 2010 à Washington. Il a été salué par Barak Obama et Bill

Clinton comme un « géant de la diplomatie américaine ». Après son mandat à l’ONU, il a été l’émissaire de Bill Clinton en ex-Yougoslavie et celui de Barak Obama en Afghanistan et au Pakistan. La presse internationale a qualifié son action comme étant celle d’un homme qui « a jeté des ponts entre les peuples ».

124 Son implication a aussi aboutit au vote par le conseil de sécurité le 17 juillet 2000 de la résolution 1308

sur proposition américaine concernant le VIH/sida et les forces armées dans le cadre du maintien de la paix, voir : Chabrol, 2002 : 132.

125 A l’issue de la Session Spéciale de l’Assemblée Générale des Nations Unies du 25 au 27 juin 2001, les

189 États membres signèrent une « Déclaration d’Engagement sur le VIH/SIDA » adoptée à l’unanimité dans laquelle ils s’engagent à permettre la réduction de la prévalence du VIH/sida chez les jeunes, dans la population générale, et à favoriser l’accès aux médicaments.

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cet élan international l’année suivante. L’Assemblée générale de l’ONU a fourni au président Festus Mogae une tribune pour rendre compte de la crise que connaissait son pays et pour lancer un appel à l’aide internationale. C’est en marge de cette réunion qu’il a prononcé une phrase qui a été maintes fois reprise, par la presse internationale puis par les autorités botswanaises:

Nous sommes menacés d’extinction. La population meurt dans des proportions effrayantes. C’est une crise de très forte magnitude

Contrairement à ce que de nombreux auteurs prennent pour acquis, cette phrase n’a pas été prononcée pendant le discours du président à l’ONU. Elle a été vraisemblablement énoncée lors d’un entretien avec un journaliste en marge de la conférence et a du être insérée dans une dépêche d’agence de presse car elle a été fortement relayée par la presse internationale. Etant donné qu’elle a ensuite été reprise plusieurs fois par les autorités gouvernementales et institutions botswanaises et qu’elle figure en exergue dans plusieurs rapports nationaux sur le sida, cette incertitude n’ôte rien à son caractère performatif et à son sens politique. Par ailleurs, le président Festus Mogae prononçait devant une large audience internationale un discours qu’il tenait déjà devant ses citoyens comme le montrent ces extraits des discours à la Nation prononcés respectivement à la fin des années 1999 et 2000 :

C’est avec regret que je dois vous annoncer que le VIH/sida travaille contre nos efforts douloureux pour développer ce pays. Le VIH/sida a un effet dévastateur sur notre population et affecte notre performance économique. (!) C’est un désastre national. (!) Nous sommes une nation en guerre contre le VIH/sida (...) Nous sommes face une menace d’annihilation de notre nation (Discours à la Nation, novembre 1999)126

Le VIH/sida est le défi le plus sérieux que notre nation ait connu et une menace à notre existence en tant que peuple (Discours à la Nation, décembre 2000).

L'adoption d'une approche sécuritaire de l'épidémie est cohérente avec l'évolution de l'appréhension des enjeux liés au sida, notamment aux États-Unis. Le discours sécuritaire permet également d'entrevoir la configuration politique et institutionnelle au Botswana.

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En tant qu’ancien gouverneur de la banque centrale du Botswana, ancien ministre de l’économie et aussi ancien haut responsable du FMI (directeur exécutif pour l'Afrique anglophone), Festus Mogae est sensible à la modélisation économique produite en partie par des organismes avec lesquels ou pour lesquels il a travaillé127. Son action se produit au moment où les leaders mondiaux

sont en train de transformer le VIH en enjeu de sécurité internationale tout en n'étant pas encore en

126 En 2000 et 2001, le président de la République commence son adresse à la nation en parlant du

VIH/sida. En 2003 le VIH/sida reprend sa place normale dans le discours (après l’économie, le développement, etc.).

127 Festus Mogae, est arrivé au pouvoir en 1998 en succédant automatiquement à Ketumile Masire en tant

que vice-président de 1992 à 1998. Dans les années 1980 il avait travaillé au FMI et puis a été ministre des finances et de la planification pour le développement, de 1989 à 1992, l'un des postes les plus importants dans la vie politique botswanaise qui ouvre la voie à la vice-présidence puis à la présidence en vertu du principe de succession automatique. Il suit en cela la trajectoire de son prédécesseur Ketumile Masire qui avant d'être Président était le vice-président du président Seretse Khama et avant cela, le ministre des finances et du développement.

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mesure de fournir les moyens techniques et financiers pour une véritable réponse médicale, les responsables internationaux en appellaient au « leadership » des chefs d’État africains (Chabrol 2002). A travers Festus Mogae, le Botswana participe à la construction d’un discours de sécurisation de l’épidémie de sida en Afrique, c'est à dire qu'il contribue au glissement du discours qui consiste à envisager le VIH /sida non plus seulement comme un enjeu de développement mais comme une menace de sécurité128.

Lorsque Festus Mogae a été élu au suffrage universel indirect129 en 1999 il été d’ores et déjà

nommé président de la République fin 1998, en vertu du principe de succession automatique, car il était le vice-président de K. Masire. Son porte-parole J. Ramsay rappelait que dès son arrivée au pouvoir, le président avait pris très au sérieux l’épidémie :

Ce n’était pas seulement lui, mais en tant que président, il incarnait vraiment ce leadership (!) son arrivée au pouvoir [fin 1998- début 1999] a vraiment coïncidé avec la reconnaissance de l’ampleur de la situation. Trois mois après son arrivée au pouvoir, il y eu une réunion du National AIDS Council, et la ministre de la santé Joy Phumaphi a présenté les données de surveillance anténatales :environ 30% à Francistown et Gaborone ; il y a eu choc très net parmi les membres du gouvernement et cela a été un réel tournant (!) le président a été plus que ferme à ce propos en disant : « c’est pour de vrai » (Retranscription d’entretien, J. Ramsay, présidence, Gaborone, 4/9/2004)

Le Président personnifiait la reconnaissance de la réalité épidémiologique et l’adhésion à la modélisation économique de l’épidémie. Il incarnait une adéquation avec une réalité sociale de souffrance éprouvée au niveau social, au niveau du système de santé et de la production nationale. Si son porte parole fait référence à des positions plus modérées autour de lui, il précisera ensuite combien dès ce moment le président a cherché à ne surtout pas faire de la lutte contre le sida un objet de querelles partisanes. Le président mit lui-même en garde les parlementaires contre la possibilité de transformer le sida en objet politique, c’est-à-dire d’affrontement politique:

Je suis préoccupé par la tendance de certains hommes politiques à capitaliser sur la maladie. C’est un désastre national qui devrait être au dessus de la politique. (Discours à la Nation, octobre 1999).

Face à une telle menace envers l’ensemble de la société, le président endossa son rôle totalement, jusqu’au personnage de chef de guerre. Lors du lancement de l'Agence Nationale de Coordination sur le SIDA (NACA), le 29 octobre 2000, le président commença ainsi son discours : "Aujourd'hui est un tournant dans la guerre contre le VIH/sida au Botswana. Nous sommes ici pour nous réengager et nous impliquer à 101% dans la guerre". Le discours se terminait par un véritable appel à la mobilisation de tous, sous le slogan "Ntwa e bolotse", "la guerre a commencé". La fin des années 1990 correspond à la problématisation de la crise sanitaire comme une menace nationale qui, en tant que telle, requiert une mobilisation sociale et politique que traduit l’utilisation de la métaphore guerrière. Le président de la République multiplia dès lors les discours et actes symboliques. Il

128 L'adoption d'une posture sécuritaire participe aussi d'une modification de la physionomie de la

coopération internationale avec l'entrée en scène d'un acteur bilatéral et puissant comme le PEPFAR.

129 Selon la Constitution, à l’issue des élections générales, le président de la République est nommé par les

membres de l’assemblée nationale. Le président de la République nomme à son tour directement quatre membres de l’Assemblée.

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s’engagea à ne plus prononcer aucun discours sans mentionner, d’une manière ou d’une autre la question du sida (entretien avec son secrétaire particulier, Gaborone, août 2004). Il se fit dépister pour le VIH, une opération qui fut filmée et diffusée sur la télévision nationale, en novembre 2005.

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Dans la théorie de l’école de Copenhague sur la notion de sécurité (Barry Buzan), la sécurisation (en anglais « securitisation ») est un “processus discursif par lequel un problème est présenté comme une menace existentielle requérant des mesures d’urgence et justifiant des actions en dehors des limites normales de la procédure. Ce processus est composé de quatre éléments : un acteur (ici le président), déclarant qu’un objet de référence (ici la population de l’État nation), est menacé dans son existence (extinction) et qui appelle à l’adoption de mesures d’urgence pour contrer cette menace » (Buzan, Waever, et De Wilde 1998, 24-25). Dans cette logique, le discours du président correspond à un mouvement de sécurisation, qui eut des effets symboliques et des conséquences sur le plan institutionnel. En témoigne le retrait du portefeuille du VIH/sida au ministère de la Santé en 2002 au profit du Bureau du président130. La sécurisation du sida fournit un cadre

d'interprétation politique de la crise sanitaire et va accélérer la mise en place du cadre normatif du traitement médical du VIH. La parole sécuritaire appartient à l’ordre du discours mais a cependant ici un caractère performatif ou promissif selon la théorie du « speech act » (Austin 1978) à savoir qu’elle engage profondément son locuteur.

L’intérêt de la théorie de la sécurisation de l’école de Copenhague est de distinguer le processus de « sécurisation » du processus de « politisation ». La grammaire de la sécurisation insiste sur la survie de l’État, les menaces existentielles envers l’objet de référence, la population, qui consent largement à ce processus. Le mouvement de sécurisation consiste à renvoyer le politique au- delà des règles du jeu de l’affrontement politique, de la consultation, etc. En outre, et comme le remarque notamment Alex de Waal (2006), l’épidémie de sida n’a pas entraîné (encore) de crise politique (à l’exception des controverses en Afrique du Sud).

Cependant, la sécurisation impose une posture critique pour réfléchir aux fondements et implications d’un tel raisonnement en particulier lorsqu’il est repris par des universitaires qui se sont massivement accordés pour envisager le sida comme un enjeu de sécurité (De Waal 2003; Elbe 2005; 2006). L’usage de la prospective et des projections soulignait l’excès de suppositions dans cette construction rhétorique qui s’appuie plus sur des appréhensions (légitimes par ailleurs) que des réalités tangibles (Eboko et Chabrol 2005, 197). En revanche l’adoption de l’approche sécuritaire du sida par les responsables politiques a eu pour effet de renforcer leur légitimité à dominer le champ politique de la lutte contre le sida, ce qui a accru la tendance à la « présidentialisation » de la lutte contre le sida.

130 Cela a été notamment critiqué par le député de Palapye qui l'a décrit comme une “énorme erreur” et

disant que “ce mouvement tué le leadership au niveau ministériel. C'est seulement le président qui dirige la bataille au niveau politique”.

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