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Transformations des logiques de l’intervention internationale sur la santé en Afrique

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L’épidémie de sida survint au début des années 1980 en pleine période de crise économique et de perte de vitesse des coopérations bilatérales et multilatérales traditionnelles. Non seulement les États furent amenés à appliquer les recettes d’ajustement structurel (Banque Mondiale et FMI) qui préconisaient des réductions des dépenses budgétaires (fonction publique, secteurs de l’éducation et de la santé) mais également la coopération internationale dont ils bénéficiaient s’amenuisa et se modifia. Les États africains s’endettèrent et les États du Nord furent de moins en moins enclins à engager d’importants budgets de coopération, demandèrent des comptes et lièrent eux aussi leur aide à une progression vers la démocratie (conditionnalité).

La mobilisation pour l'accès aux antirétroviraux a été façonnée par les logiques du gouvernement humanitaire et des états d’urgence. Des mobilisations transnationales de grande

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ampleur pour l’accès aux médicaments en Afrique sont parvenues à infléchir la position des États du Nord et des laboratoires pharmaceutiques afin d’acheminer les médicaments pour sauver les vies des Africains infectés par le VIH. L'intervention fut marquée par le rôle croissant des ONG dans l'accès aux soins qui organisèrent localement des mécanismes de « triage » pour distribuer les médicaments (Nguyen 2005; Nguyen 2010). Des organisations multilatérales et financements inédits (Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose, le paludisme ; PEPFAR) virent le jour pour épauler les États dans la lutte contre les épidémies. Mais, l’intervention se dessina également dans un registre sécuritaire et militaro-humanitaire (Fassin et Pandolfi 2009) visant à empêcher l’effondrement des sociétés africaines sous le coup du sida. Plus précisément, la construction du sida en Afrique comme un enjeu sécuritaire permis d’emporter l’adhésion de l’opinion publique et de justifier de tels montants d’aide pour le sida.

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Dans les années 1990 aux États-Unis on observe une préoccupation politique croissante au sujet du risque représenté par la résurgence des maladies infectieuses et la nécessité de contrecarrer la réémergence de ces maladies par des politiques d’investissement scientifique et technologique (Institute of Medicine 1997; Garrett 1994). Avec cette problématisation des questions de santé au Sud comme des enjeux de sécurité pour les États-Unis (de façon directe par une menace virale ou bactérienne ou indirecte par les conséquences économiques et commerciales de l’effondrement des sociétés au Sud), se dessina un nouveau champ d’intervention autour de la santé. Ce champ est composé de nouveaux acteurs, en particulier les universités et les centres de recherche scientifiques aux États-Unis et caractérisé par la sémantique de la « santé globale » (King 2002; Lakoff et Collier 2008).

La considération des épidémies au Sud comme des enjeux de sécurité comporte une dimension économique et commerciale car elle a des implications en termes de développement scientifique et biotechnologique aux États-Unis. Ce mouvement prend de l'ampleur en raison de l'essor de la recherche pharmaceutique. Dans la seconde moitié du 20e siècle, la méthodologie des essais cliniques sur l'homme s'impose comme méthode de validation de l’efficacité des médicaments, en raison notamment de la nécessité de contrôler l'essor de l'industrie pharmaceutique (Marks 1997): c'est le sacre en particulier de l'essai randomisé dans lequel un groupe placebo assure un contrôle accru de l'efficacité – garantie en plus par le procédé en « double aveugle » (ni l'expérimentateur, ni les sujets ne savent qui est dans quel « bras »). Il en résulta une augmentation considérable du nombre des essais cliniques et un besoin toujours plus grand de sujets de recherche que l'apparition du VIH ne fit qu'accélérer à mesure que de nouvelles molécules et protocoles devaient être testés avant d'être mis sur le marché.

De ce fait, les politiques sanitaires au Sud ont été transformées par les géographies mouvantes de la recherche clinique et pharmaceutique menée au Nord et leur migration au Sud, en quête de sujets humains pour la recherche et afin d'y tester des thérapies « adaptées » aux contextes sanitaires. Cette accélération engendra une « variabilité éthique » : les normes de l'éthique biomédicale ne furent

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pas entendues et appliquées de la même façon au Nord et au Sud (Petryna 2005a). Dans certains pays pauvres ou dans des systèmes de santé effondrés, la participation aux essais cliniques était la seule façon pour accéder à des traitements. Pour A. Petryna, cette délimitation floue entre le soin et la recherche médicale concourt à une « expérimentalité » et à une distinction de plus en plus problématique entre le sujet de l'essai clinique et le patient consommateur de médicament.

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Des expérimentations cliniques ont été réalisées sur le VIH en Afrique alors que les médicaments efficaces existaient mais n'étaient pas disponibles dans ces États: ce fut le cas des essais sur la prévention de la transmission du VIH de la mère à l'enfant qui tentèrent d'évaluer une dose minimale efficace d'AZT puis de l'essai sur la Névirapine en dose unique dans la prévention de la transmission du VIH de la mère à l’enfant (PTME) également. Ces essais provoquèrent de très virulents débats au sein de la communauté internationale (Lurie et Wolfe 1997; Angell 1997; Wendland 2008; Crane 2010a), en particulier deux types de controverses sur l’éthique. D’une part des scientifiques se sont insurgés contre l’utilisation d’un groupe placebo (c'est-à-dire à qui n'était donné aucun médicament) et ont dénoncé le non-respect de l'éthique de la recherche biomédicale. Étant donné que l’AZT était efficace et bien que non disponible au Sud, la présence d’un groupe placebo est apparue scandaleuse, d’autant plus qu’elle n’a jamais été acceptée au Nord. D’autre part, dans des contextes d'urgence sanitaire, de nombreux médecins qui, localement encourageaient ces recherches promettant des thérapies adaptées à leurs contraintes sanitaires et financières, ont été critiqués pour promouvoir des protocoles « allégés » pour les pays pauvres: ces débats portaient sur l’éthique de la santé publique. La complexité des questions éthiques soulevées par l’accès aux soins ne peut être résolue par des opinions tranchées. Surtout, en Afrique, elles doivent être soumises à une évaluation sociohistorique, liée notamment à l'histoire de l'expérimentation médicale pendant la période coloniale.

Les enjeux scientifiques et en particulier la recherche biomédicale doivent être envisagés dans le contexte de l'histoire de la médecine sur le continent africain. Dans le cadre de la lutte contre les grandes endémies comme la lèpre, la trypanosomiase (maladie du sommeil) et l'onchocercose, dans la période coloniale comme dans l’Afrique postcoloniale, l'intervention médicale allia expérimentation sur les êtres humains et campagnes de masse (de traitement, de vaccination), sans cadre légal et sous prétexte d'une mission civilisatrice et paternaliste (Bado 1996). L'épidémie de sida, en étant l'objet d'une très intense activité scientifique et biomédicale, mais favorisant l'accès aux soins des populations, réactualise chez les populations des inquiétudes liées à ce passé colonial et à l'utilisation de « l'Afrique comme champ d'expérimentation ». La notion d'expérimentation sera donc évaluée pour voir si elle permet de rendre compte du rôle des acteurs biomédicaux au cœur d’intérêts multiples autour du programme national d'accès aux ARV au Botswana. Le poids des acteurs et des institutions nationales au Botswana constitue-t-il un contrepoint à ce type d’analyse en termes d’expérimentation ? La convergence d'une multitude d'acteurs biomédicaux, de partenariats de recherche sur le sida ne procède-t-elle pas plutôt d’une économie politique dans laquelle l’accès aux soins en Afrique est devenue une configuration attractive pour permettre aux acteurs de conduire une

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série de recherches scientifiques, d'intervenir sur le plan biomédical, de mener des programmes de santé publique et de réaliser des projets de développement économique ?

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Je propose en effet pour discuter la notion d'expérimentation de montrer que l'investissement des acteurs biomédicaux est déterminé par l’existence de pays où il est possible de recruter « vite » des patients dont les caractéristiques biologiques coïncident avec les besoins de recherche. Le Botswana en tant que « site de recherche » offre aussi un cadre bureaucratique légal, des institutions fiables, une main d'œuvre qualifiée en somme un « environnement propice ». C'est la raison pour laquelle je mobilise la notion d'attractivité afin de proposer de penser ensemble, comme en économie politique, le territoire, l'économie, le mode d'organisation institutionnelle, et d’envisager l’existence de sites ou pays qui sont conformes (et qui se conforment) à tel ou tel type d’intervention. L’attractivité s'avère utile pour entrevoir l'agencement des enjeux politiques et scientifiques autour du soin car il s'agit d'un phénomène paradoxal qui créé des frictions et des tensions dans les interprétations des acteurs.

Dans son dernier ouvrage, A. Petryna (2009) décrit les modalités de la migration des essais cliniques vers le Sud, vers des « sites attractifs » ou « destinations populaires » comme le Brésil, la Pologne ou la République Tchèque. Elle propose la notion d' « expérimentalité » qui conditionne le déplacement des essais cliniques vers le sud mais elle ne donne pas de définition systématique de ce qu'est un site attractif, une notion qui s'avère intéressante afin de saisir la réciprocité des intérêts, des échanges entre acteurs, ainsi que leurs attentes, et leurs représentations. J’émets donc l’hypothèse d’une notion heuristique permettant de mettre en évidence les tensions et les opportunités, sur le plan politique et de la santé publique, en lien avec le rôle des acteurs biomédicaux et des responsables de santé publique. Afin de proposer un approfondissement à l’idée de « sites attractifs », une réinscription historique dans le temps long s’impose.

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Sur le plan épistémologique en effet, l’attraction permet de saisir les tensions tout en pensant l’historicité de l’intervention biomédicale, la réciprocité des demandes et des attentes et de prolonger des questionnements propres à la littérature africaniste. A la suite de l'ouvrage de F. Cooper et A Stoler, Tensions of empire: colonial cultures in a bourgeois world (1997), il s'agit de saisir la réciprocité des échanges afin d’éviter de considérer l’intervention biomédicale comme une logique extérieure, surplombante. L’intervention prend forme en effet dans le cadre d’un projet national, redéfini dans des frontières nationales ; elle est modelée par des attentes en termes de santé publique et réaménagée dans des projets (et des revendications) de développement économique et politique. L’attractivité indique une certaine affinité entre des projets de recherche bilatéraux et une quête de modernisation nationale.

Dans la perspective d’une réflexion sur la relation de l’Afrique au monde, je suggère la possibilité de repenser l’idée d’un continent rendu attractif par l'avènement des trithérapies pour lutter

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contre le sida. Je reprends – et entend prolonger, un article écrit par Jean-Pierre Dozon, « D’un Tombeau l’Autre » (1991) au moment où l'infection à VIH s'étendait de façon incontrôlée en Afrique dans un contexte d'impuissance médicale. La seule façon d’envisager la maladie en Afrique à ce moment était le prisme de son origine en Afrique et de ses modes de transmission : une épidémie hétérosexuelle qu'expliquaient les comportements sexuels. J.-P. Dozon se demandait si, avec son lot de peurs démographiques et d’images de mort, le sida ne redéfinissait pas le double mouvement d'attraction/répulsion qui qualifiait historiquement la relation de l'Occident à l'Afrique en la faisant pencher à nouveau du côté de la répulsion. Tandis que la conquête coloniale s'était faite dans un mouvement de rejet de ce « tombeau de l'homme blanc » synonyme de maladies et de mort (répulsion), l'installation coloniale et la domination exercée notamment grâce aux révolutions scientifiques et à une biomédecine toute puissante dans les colonies avaient fait basculer la double contrainte dans le sens de l'attraction ou de la domestication. La décolonisation poursuivait cette phase d'espérance, de croyance en la modernité du développement et au progrès scientifique et malgré les premières crises de la post indépendance, « l'Afrique demeurait attractive pour les Occidentaux » (1991, 143). Mais l'ampleur prise par le sida en Afrique, considéré comme son berceau et sa terre d’élection, réactiva soudainement le spectre d'un continent « à la dérive » qui serait son propre tombeau. Dès lors, sur le plan de son insertion au système international et comme le prédisait D. Bourmaud, « l’Afrique s’affirmerait sur la scène internationale par la crainte qu’elle susciterait, d’autant plus efficacement que le registre de la nuisance semble rendre inopérants les registres traditionnels de l’action diplomatique » (1997).

La massification des antirétroviraux en Afrique n'a-t-elle pas replacé le continent dans le sens de l'attraction ? Les ravages de l’épidémie de sida, puis l’ampleur des transformations amenées par les thérapies ne définissent-ils pas une nouvelle modalité d’appartenance de l’Afrique au monde, ou d'« extraversion » (Bayart 1999), un processus dans lequel les sociétés sont parties prenantes ?

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