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CONTRE LE SIDA

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Introduction Première partie

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Si l’on considère la santé publique comme étant un « domaine d’activité qui porte sur le bien- être des collectivités ou tout au moins sur la prévention des maladies et peut être sur la prolongation de la vie »33 (Fassin et Hauray 2010, 7) il convient de retracer l’histoire d’une préoccupation politique

pour l’administration collective de la santé ou l’émergence d’un espace politique de la santé afin de pouvoir étudier l’action publique et les politiques de santé publique. En relation avec ces questions liées à la santé, je retiens une acception large du « politique » comme « constitué des relations de pouvoir mobilisées dans l’espace public pour le contrôle des décisions et des actions qui ont pour objet des biens considérés comme collectifs » (Fassin 1996, 24).

Les études historiques et anthropologiques sur la genèse de la santé publique en Afrique ont été marquées par les approches suivantes: l’étude des systèmes thérapeutiques, des cosmologies locales (Comaroff 1981; Feierman et Janzen 1992) ; des études sur la médecine missionnaire (Johnson 2010; Landau 1995; Hardiman 2006; Comaroff et Comaroff 1991; Hokkanen 2007) ; l’histoire de la médecine coloniale, de l’expérimentation médicale et de la biopolitique coloniale (Comaroff 1993; Vaughan 1991; Andersson et Marks 1988; Arnold 1996; W. Anderson 1995; Packard 1989) ainsi que des études sur transformations sociales et politiques liées à la santé (Patterson 1981; Iliffe 1987; Iliffe 1998; Digby 2006). Ces différents travaux ont analysé le rôle pris par la médecine et la santé des populations dans le cadre de la domination coloniale et postcoloniale, un rôle caractérisé par la violence et la ségrégation raciale. Cette période fut marquée au Botswana (protectorat du Bechuanaland, établi à la fin du 19è siècle) par une certaine inaction coloniale, laissant une importante marge de manœuvre aux pouvoirs traditionnels (comme prévue dans la doctrine de l’Indirect Rule34). Ce désintérêt pour un territoire perçu comme inutile pour le pouvoir

impérial eut des conséquences dans le domaine de la santé, en renforçant le rôle des missionnaires qui progressaient sur le territoire du Botswana précolonial en offrant des services médicaux.

L’attention portée à l’émergence d’un espace politique de la santé au Botswana permet d’engager dans une réflexion sociohistorique visant à étudier « le passé dans le présent et l'analyse des relations à distance qui lient entre eux un nombre sans cesse croissant d'individus » (Noiriel 2006). Ce regard contribue à la réflexion sur le développement de l’État africain contemporain (Fortes

33 Les auteurs précisent que la santé publique est aussi une discipline académique, un champ social, une

réalité épidémiologique et une pratique gestionnaire. Pour une définition extensive, Didier Fassin et Boris Hauray retiennent toutefois la définition de Charles-Edward Winslow: « La santé publique est la science et l’art de prévenir les maladies, de prolonger la vie et de promouvoir la santé et l’efficacité physiques à travers les efforts coordonnés de la communauté pour l’assainissement de l’environnement, le contrôle des infections dans la population, l’éducation de l’individu aux principes de l’hygiène personnelle, l’organisation des services médicaux et infirmiers pour le diagnostic précoce et le traitement préventif des pathologies, le développement des dispositifs sociaux qui assureront à chacun un niveau de vie adéquat pour le maintien de la santé (2010, 7-8).

34 La règle de l’Indirect Rule appliquée en Inde, fut théorisée en Afrique par Lord Frederick Lugard agent de

l’administration coloniale. Il s’agit de s’appuyer sur le gouvernement et l’autorité des chefs locaux pour la conduite des affaires dites « indigènes ».

Introduction Première partie

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et Evans-Pritchard 1955; Bayart 1989; Médard 1991; Médard 2000; Englebert 2002; Cooper 2002; Bates 2008; Gazibo et Thiriot 2009).En effet, la science politique africaniste a envisagé les traits de l’État africain selon une lecture wébérienne de la domination idéal-typique, de la confiscation et de la redistribution des ressources et « espace politique » (Bayart 1989). Dans ce cadre, la notion de néopatrimonialisme (Médard 1991) a été privilégiée pour expliquer la confusion croissante entre la sphère publique et la sphère privée, pour rendre compte des États faibles et déliquescents. En contrepoint des analyses en termes d’États faillis ou criminels (Bayart, Ellis, et Hibou 1997), l’étude de l’administration de la population et de la santé dans la période pré- et post-indépendance montre l’existence d’un pouvoir bienfaisant, se matérialisant dans le cadre d’un État développementaliste (Rostow 1995; R. A. Dahl 1971; Sindzingre 2007). La prise en compte des questions de santé a contribué à façonner la nation en tant que communauté imaginée et à renforcer la légitimité du pouvoir politique dans le cadre de l’État indépendant, à travers l’édification d’un système public de santé, par des efforts budgétaires et par un investissement politique et symbolique continu.

Dans le premier chapitre, je présente les différentes formes de pouvoirs qui se sont impliqués dans la gestion de la santé de la population (missionnaires, pouvoir colonial et administration locale) et je développe l’argument d’un « pouvoir bienfaisant ». Une personnalité politique, Seretse Khama, symbolise l’avènement de la nation indépendante et cette « bienveillance » qui se matérialise dans les réalisations de l’État développementaliste que le deuxième chapitre analyse face à l’épidémie de sida. Le chapitre 2 présente l’État confronté à l’épidémie de sida et la structuration politique de la réponse. Enfin, le troisième chapitre est consacré à la présentation de la configuration des acteurs de coopération qui ont choisi le Botswana comme bénéficiaire d’une série d’initiatives de type nouveau (acteurs philanthropiques et pharmaceutique, partenariat public-privé, mécanismes de financement de la lutte contre le sida).

Chapitre 1 – Pouvoirs, nation et santé publique

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Chapitre 1 – Pouvoirs, nation et santé publique, du

19è à la fin du 20è siècle

“The health of the people in any country is a paramount factor (…) We should use a little of that money to erect more hospitals and also dispensaries. We should also try to attract more people to take up posts in this country as medical officers” (Seretse Khama, 38th session of African Advisory Council, May 1958)

La santé de la population d’un pays est primordiale (…) Nous devons utiliser le peu de ressources que nous avons pour ériger des hôpitaux et des dispensaires. Nous devons aussi essayer d’attirer des médecins à venir exercer dans ce pays.

Les recherches historiques sur la santé en Afrique ont mis en évidence le rôle de la médecine comme instrument de conquête et de domination coloniale en Asie (Anderson 1992 et 1995; Arnold 1996) et en Afrique (Packard 1989; Vaughan 1991). La médecine coloniale s'est développée afin de sauver les troupes impériales et pour organiser le développement économique (par le travail) et faire fructifier l'entreprise coloniale, souvent parallèlement aux efforts des missionnaires dans le domaine sanitaire. En plein développement en Europe au moment des conquêtes coloniales, la médecine a assurément profité d’un vaste terrain d'expérimentation et d’application des nouvelles théories médicales et scientifiques, en particulier après les découvertes pasteuriennes (Dozon 1985; Dozon 1991) et surtout à partir de l’entre deux guerres. En Afrique australe, l’Afrique du Sud fournit une illustration paradigmatique de la domination coloniale et du rôle de la médecine comme instrument de domination et de ségrégation raciale (Andersson et Marks 1988). Toutefois il existait des disparités régionales dans l'Empire britannique entre des colonies de peuplement (l'Afrique orientale, l’Afrique du Sud, le Nigeria) et des territoires « relégués », administrés, comme le Bechuanaland, depuis le High

Commissioner Office à Pretoria35.

La réinscription historique de la santé conduit à nuancer l’ampleur de la « biopolitique » coloniale, les institutions médicales coloniales étant souvent intervenues que de façon limitée dans

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l’espace et dans le temps (Vaughan 1991). De la même façon, une distinction trop figée entre contexte colonial et contexte métropolitain est désormais obsolète et une lecture des effets en retour s'impose aujourd'hui à la suite des travaux sur les relations entre « métropoles et colonies » (Cooper et Stoler 1997, 1-56), comme l'avaient fait Jean et John Comaroff dans leur ethnographie historique d'une mission évangélique en Afrique du Sud, une entreprise missionnaire parmi les Tswana qui a eu des effets en retour au sein de la métropole (1991).

Sur le plan des pratiques médicales pendant la période coloniale, comme le rappellent les historiens G. Lachenal et B. Taithe, le style centralisé et autoritaire des services de santé coloniaux contrastait avec les pratiques de soins individualisés nés de la rencontre missionnaire (2009, 46). Cette différence de style n’a pas empêché des circulations et des emprunts entre les systèmes thérapeutiques (locaux, missionnaires, coloniaux) et des collaborations ou de la concurrence entre les différents acteurs impliqués dans la santé des populations36. En effet, à la suite des travaux réunis par

Hardiman (2006) il convient d'envisager le rôle médical joué par les missions protestantes et anglicanes qui tout en œuvrant à convertir des « indigènes » considérés comme obscurcis par leurs croyances païennes, ont contribué à apporter de nouvelles techniques et savoirs médicaux. Comment ce rôle s'est-il agencé et articulé à l'émergence de pouvoirs qui ont cherché à pouvoir faire bénéficier la population de services médicaux ?

La prise en charge de la santé en tant que problème politique se dessina tout au long des 19è et 20è siècles. Pour mettre en évidence ces évolutions il faut étudier place des enjeux liés à la santé dans le Botswana précolonial puis sous l’administration britannique (à partir de 1885) et jusqu’à l’avènement de l’État indépendant en 1966, c’est-à-dire les dynamiques historiques et politiques liées à l’émergence du pouvoir indépendant et à la construction de l’actuel système de santé au Botswana. Le propos du chapitre débute à la fin du 19è et concerne la relation entre l’établissement des pouvoirs successifs sur les populations Tswana37 (chefferies Tswana, protectorat britannique, État

indépendant) et la santé des populations, les modalités d'émergence d'une forme de gestion collective de la maladie. L’intérêt est de pouvoir ainsi étudier la prise en compte par le pouvoir de la santé comme outil d'administration des populations puis comme instrument de légitimation du pouvoir indépendant (Fassin, 1996).

Sur le plan politique, le territoire du Botswana actuel était composé à la fin du 19è siècle de différents merafe (royaumes ou chefferies ; morafe au singulier38 qui étaient les formes de

36 Cette partie ne concerne toutefois pas l’interaction entre systèmes médicaux africains et européens et les

réactions ou résistances des systèmes médicaux africains. Sur ces questions, on peut se reporter notamment à Comaroff (1981) S. Feirman (1985), S. Feirman et Janzen (1992); P. Landau (1995) ; J. (2003; 2007).

37 Je retiens ici le terme Tswana pour désigner l’ensemble des populations occupant le territoire du

Bechuanaland puis du Botswana indépendant. Il faut toutefois noter que ce terme est aujourd’hui contesté et critiqué pour homogénéiser la population et naturaliser la domination du groupe Tswana sur les minorités San (Bushmen) notamment. Dans une perspective de classification ethnologique, les populations Tswana ont été étudiées par Isaac Schapera en 1938 (1994).

38 Ce terme est traduit en anglais par « chiefdom » ou « polity ». Je retiens qu’il s’agit d’une forme de

gouvernement administrant un territoire et une population. L’autorité est détenue par un roi ou chef qui est appelé kgosi au singulier (dikgosi au pluriel). Voir Livingston (2005).

Chapitre 1 – Pouvoirs, nation et santé publique

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gouvernement qui existaient au moment de la pénétration des missionnaires). L’administration britannique fut mise en place en 1885 suite à une demande de protection formulée par plusieurs

dikgosi tswana (rois, kgosi au singulier) en raison des nombreuses incursions Boers (descendants des

néerlandais arrivés en Afrique du Sud au 18è siècle) dans ce territoire et en raison de la crainte de la part des Britanniques d’une annexion par les Boers qui leur permettrait de faire la jonction avec le territoire administré par les Allemands. Mais les Britanniques ont administré ce territoire à distance en s’y investissant a minima.! 8ès la fin des années 1940 et pendant la décennie 1950, la succession conflictuelle à la tête de l'un des merafe du Bechuanaland, le morafe Bangwato, a fait graduellement émerger un pouvoir capable de rassembler ces différents merafe et de demander l'émancipation politique. Le descendant et prétendant au trône Bangwato, Seretse Khama, étudiant à Londres, s’éprit d’une jeune femme britannique qu’il épousa malgré l’opposition de sa famille, du pouvoir britannique et d'une violente désapprobation venant d'Afrique du Sud. Après un exil forcé, il s'imposa à la tête du peuple Bangwato et fédéra la plupart des autres peuples du protectorat. La lutte contre la ségrégation raciale anima sa volonté d'émancipation tout comme elle laissait apparaître une forme particulière, nationale, de bienfaisance à la tête du futur État.

Sur le plan de la situation sanitaire, dès la fin du 19ème siècle, des missionnaires britanniques (écossais) ont progressé dans la région et ont pratiqué des activités médicales aux côtés de leurs entreprises d'évangélisation et d'éducation. Ils ont utilisé de petits remèdes en espérant convertir leurs « patients ». Puis, à l’instar des autres territoires britanniques, le protectorat du Bechuanaland connut à partir des années 1920, les répercussions de l'industrialisation de l'Afrique du Sud et des milliers d'hommes partirent vers les mines d'or de Johannesburg. La situation sanitaire s’aggrava et déstabilisa profondément la société. Les kgosi Tswana en appelèrent de façon répétée à l’administration britannique pour la mise en place de structures de santé. Les autorités britanniques ne répondaient guère.

Le soin médical a fait partie d’un processus pluriel conduisant les Européens, en alliance avec les pouvoirs locaux à offrir une protection à la population du territoire du Bechuanaland contre les démons et la sauvagerie pour les missionnaires, contre les menaces Boers pour les Britanniques. Il s'agissait également de protéger les intérêts britanniques liés au développement économique industriel en Afrique du sud. La santé n’était pas un enjeu de la domination coloniale, mais en devenant l'objet d'une demande réitérée de la part des pouvoirs locaux elle contribua à devenir une priorité pour le pouvoir politique, jusqu’à aujourd’hui. Puis, à l'indépendance et dans les années qui précédèrent l'indépendance, le système de santé devint un marqueur de la nation indépendante, de l'émergence d'un pouvoir protecteur et bienveillant.

A l’indépendance, les pouvoirs africains reprirent en partie ces appareils et dispositifs sanitaires au service du développement national en particulier l’édification d’un système de santé. La configuration d’un État bienveillant au Botswana rend compte de la construction des services de santé comme pivot de l’administration des populations : comment se présente ce système de santé à l’orée de l’épidémie d’infection à VIH/sida au moment où la plupart des systèmes de santé en Afrique ont sombré dans un état de déliquescence ? Ce chapitre propose de donner des éléments pour contribuer

Chapitre 1 – Pouvoirs, nation et santé publique

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à l’écriture d’une histoire de l'État-nation à partir du champ de la santé et montrer que la politique de santé publique a contribué à la légitimation du pouvoir indépendant. La première section propose de dresser ces évolutions jusqu’à l’indépendance du pays en 1966 ; la seconde section sera consacrée à la reprise en main des services de santé par le pouvoir indépendant.

Section 1. Pouvoirs et santé de la population du 19è siècle jusqu’à

l’indépendance (1966)

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