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L'évaluation épidémiologique et démographique : une question politique sensible

Dans le document en fr (Page 102-105)

Entre le milieu et la fin des années 1990, le développement rapide de l’épidémie fit l’objet de tensions entre les autorités nationales et les organismes internationaux notamment les agences des Nations Unies dès lors qu’il s’est agi d’en évaluer l’étendue épidémiologique et l’impact démographique.

Plus que les données épidémiologiques, c’est en effet l’évaluation de l’espérance de vie au Botswana par les organismes de coopération internationale qui a été l’objet de tensions épisodiques (surtout en 2000 et 2004) entre les agences de coopération (ONUSIDA) et le gouvernement botswanais. D’après les informations des recensements nationaux de population, l’espérance de vie était de 55.5 ans en 1971 ; de 56.5 ans en 1981 et de 65.3 ans en 1991. Des tensions sont apparues entre le gouvernement et les agences des Nations Unies en raison du chiffre de 35 ans qui a été évoqué et repris dans la presse internationale (mais pas dans les rapports officiels dont les estimations ne sont jamais descendues en dessous de 40 ans). L’espérance de vie est un sujet sensible d’autant plus qu’il vient rompre une courbe ascendante emblématique d’un « progrès » en termes de développement, tels que mesuré dans les rapports du PNUD. Ces mêmes agences qui évaluaient les progrès des pays africains, sanctionnaient le pays en coupant court à cette tendance de progrès de « développement humain » (après l’avoir surclassé dans la catégorie des pays à développement humain moyen, au début de la décennie 1990).

En 2000, dans le Rapport sur le développement Humain au Botswana, le PNUD notait que la mortalité augmentait dans toutes les classes d'âge et qu'un tiers de la population mourrait dans le cours de la prochaine décennie et retenait une estimation de séroprévalence de 36% au niveau

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national pour l'année 2000 (le gouvernement l’estimait à 28%115). Dans cette logique, le PNUD

affirmait que la chute de l'espérance de vie était estimée à 46.2 ans en 1999 tandis qu’elle aurait été de 68,8 ans sans le VIH. Lors de la conférence internationale sur le sida de Barcelone en juillet 2002, des chiffres dramatiques ont été avancés qui ont indigné les responsables politiques botswanais116.

Dans une présentation faite avec des chiffres compilés par l'USAID, il est dit qu'au Botswana, dans la situation actuelle (début des années 2000) : « un enfant né en 2010 en moyenne, mourra avant d'avoir atteint 27 ans »117. Ces déclarations eurent des effets très importants. Relayés dans la presse

nationale, elles ont provoqué de vives réactions de la part des responsables de santé publique. La représentante du FNUAP (francophone) que j'avais rencontrée en 2004 évaluait la réaction des autorités gouvernementales avec empathie:

Il y a des oppositions sur des éléments comme l’espérance de vie, l’espérance de vie c’est! on ne peut pas ne pas! le gouvernement a réagi parce qu’il se rend compte lui-même que la réalité est là, mais il fallait quand même tempérer les choses pour ne pas affoler la population, c’est politique! on ne peut pas dire aux gens tout d’un coup que vous êtes 1,7 millions mais dans 10 ans vous serez seulement 900.000. Mais la réalité c’est qu’avec 40% des adultes, même avec les médicaments, les gens vont mourir (!) je serais à leur place! sur un plan politique, ce n’est pas bon de dire aux gens à 40 ans vous êtes morts ou à 50 ans, c’est difficilement acceptable (Notes d’entretien – en français – avec A. Lawson, représentante du FNUAP, Gaborone, 6 août 2004).

Il s’agit effectivement pour le gouvernement botswanais de ne pas affoler la population. Mais il est surtout important de démontrer des capacités nationales d'évaluation et, par la même, de participer à l'élaboration des chiffres et des politiques. La réaction des autorités botswanaises montre d’une part la nécessité pour le pouvoir politique d’affirmer sa responsabilité dans la lutte contre l’épidémie et d’autre part, de travailler à une juste représentation du pays aux yeux de la communauté internationale. Rappelons que la façon dont l'épidémiologie du VIH en Afrique a été construite a mis à l’épreuve des États déjà très affaiblis politiquement et les a souvent précipités dans une attitude de silence sur l’épidémie voire de déni (Dozon et Fassin 1989; Packard et Epstein 1991). La réaction du président Festus Mogae (s’appuyant sur de solides institutions nationales notamment dans le domaine de la statistique) ne relevait ni du registre du silence ni de celui du déni. Elle signifiait la quête d’une collaboration équilibrée avec les organismes internationaux. En vue d’établir cette coopération fructueuse dans la lutte contre l’épidémie, il convenait de s’accorder sur les méthodes d’évaluation de l’épidémie en particulier sur la représentation nationale. Comment les tensions se dénouèrent-elles ?

Depuis le début des années 1990, l’enquête de surveillance épidémiologique sentinelle était conduite chaque année. De façon récurrente, les statisticiens botswanais revendiquèrent d’inclure plus de données sociodémographiques et « comportementales » dans les estimations statistiques118.

115 Botswana Second Medium Term Plan 1997-2002: p. 8.

116 Retranscription d’entretien avec le porte-parole du président de la République, J. Ramsay, Gaborone,

3/8/2004.

117 Article de S. Boseley « le sida fait chuter l'espérance de vie à 27 ans », The Guardian, 8 juillet 2002

http://www.guardian.co.uk/world/2002/jul/08/research.medicalscience (8/7/11)

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Face à l’ONUSIDA, l’argument consista alors à développer comme dans d’autres pays, une enquête de type EPP (Estimation and Projection Package) associant les données de surveillance des femmes enceintes et données d’enquête sociodémographique nationale à base communautaire (Stover et al. 2008). Les statisticiens botswanais ont plusieurs fois expliqué que la méthode sentinelle était insuffisante et ne prenait pas en compte les caractéristiques démographiques, géographiques et socio-économiques des personnes correspondant aux prélèvements sanguins, or ces informations devaient permettre de réajuster l'évaluation nationale à la baisse119. Cette contestation a conduit à la

mise en œuvre d’une enquête nationale menée par l’agence de coordination NACA, avec le ministère de la santé et l’aide des partenaires internationaux. Cette enquête fut nommée le Botswana AIDS Impact Survey (BAIS), publiée en octobre 2005) mesure la prévalence de l’infection à VIH parmi la population âgée de 18 mois et plus. Pour le BAIS, 61% des personnes interrogées ont accepté le prélèvement de sang pour le dépistage du VIH, donc les résultats sont jugés suffisamment pertinents pour rendre compte de la prévalence du VIH en 2004 (Stover et al. 2008). Depuis l'adoption d'une nouvelle méthode de calcul ne se fondant plus sur une extrapolation à partir de la surveillance sentinelle des femmes enceintes, et depuis l'élaboration du BAIS, sur une initiative gouvernementale, il n'y eut plus de tensions sur les chiffres du sida:

Le BAIS est une enquête de population, réalisée tous les 4 ans, tandis que la surveillance Sentinel c’est plus régulier, pour les femmes enceintes, que l’ONUSIDA avait initiée. Mais l’idée était d’aller plus loin avec des données plus exhaustives, biomédicales et comportementales, des données géographiques et c’était l’idée du gouvernement que l’ONUSIDA soutient, de rassembler plus de données scientifiques, plus représentatives et plus réalistes que les seules données des enquêtes Sentinel » (Notes d’entretien avec le Représentant de l’Onusida, Gaborone, 6/10/2009)

Le BAIS II est venu clore la tension issue de la publication des chiffres de la part des agences onusiennes et aboutit à un rééquilibrage des forces. L'Onusida fut rétablie comme agence de coopération, agence technique venant en appui au gouvernement notamment pour produire cette enquête nationale. Il a fallu pour cela ajuster les représentations épidémiologiques du sida et mettre en évidence des capacités nationales en termes d'administration de la santé publique (épidémiologie, infrastructures sanitaires, experts nationaux). Cette capacité technique et politique s’exerce à travers la volonté de prendre en compte les données réelles, locales, et non des projections, ce à quoi le pays entend contribuer. Le pays met ainsi en exergue sa capacité et sa volonté de produire du sens à partir de ces données nationales. Le porte-parole du président de la République, avec lequel j’ai pu m’entretenir en 2004 relatait une anecdote. Lors des élections présidentielles en Russie en 1996, le candidat opposé au président russe Boris Eltsine avait critiqué la gestion du pays en disant que l’espérance de vie en Russie était passée en dessous de celle du Botswana. Cela avait choqué les responsables politiques à Gaborone, soucieux de ne pas voir le nom du Botswana employé pour montrer l’échec des politiques de développement. Dans le même ordre d'idées, R. Feachem, le premier président du Fonds Mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, nouvellement créé, prophétisait : « le Botswana va être rayé de la carte »120. Ces déclarations

119 Notes d’entretien avec Dr Takone, statisticien, université du Botswana, juin 2007. 120 Article paru dans Jeune Afrique en novembre 2002.

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constituèrent de réels motifs d'action pour les dirigeants botswanais.

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