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Le rôle des missionnaires dans la pénétration de la médecine occidentale

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Les missions chrétiennes britanniques qui sont arrivées en Afrique du Sud à partir du 18è siècle étaient issues du mouvement des « non-conformistes » qui rassemblait, en Angleterre, des dissidents chrétiens qui refusaient de suivre la doctrine de l'église d'Angleterre et critiquaient l'interférence de l'État dans la vie religieuse (puritains, presbytériens, baptistes et calvinistes). Ce mouvement était façonné par l'industrialisation en Grande-Bretagne, l'émergence d'une classe ouvrière et les bouleversements sociaux et idéologiques (travail salarié, propriété privée, modernité rationnelle, science et progrès) que l'industrialisation provoquait en Europe du Nord39. Les premiers

mouvements évangélistes du 18è siècle en Afrique australe étaient empreints de cette nouvelle modernité européenne. L'Afrique subsaharienne, largement inconnue fournit un objectif à ces missionnaires qui souhaitaient convertir de lointains peuples païens à leurs représentations de l'individu, du salut, du progrès et de la raison (Comaroff et Comaroff 1991).

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L'une des premières sociétés missionnaires crées dans le cadre de ce mouvement fut la

Missionary society fondée en 1795 par des anglicans évangélistes (elle devint en 1818 la London Missionary society). Dès sa création, cette église congrégationaliste chercha à établir une mission en

Afrique du Sud où quatre missionnaires furent envoyés en 1798. Deux d'entre eux partirent vers l'Est. Un autre groupe tenta de s'établir parmi les « Bushmen », ce qui s'avéra infructueux mais posa les jalons d'une progression vers les peuples de l'intérieur. La LMS n'avait pas une idéologie uniforme et ses tentatives d'avancée étaient freinées par les fortes réticences des autorités coloniales au Cap ainsi que celles de la Dutch Reformed Church qui voyaient d'un mauvais œil le plaidoyer fait par ces missionnaires pour les droits des indigènes dans la région. Le Dr John Philip40 initia une expansion du

travail missionnaire dans la colonie du Cap, et les évangélistes naviguèrent aux interstices entre le fait

39 Voir chapitre 2 « British Beginnings » sur la période 1810-1850 en Grande-Bretagne (Comaroff et Comaroff

1991, 49-85).

40 On peut se référer, pour plus de détails biographiques sur les missionnaires à l’article de John Comaroff

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d'être blancs et souvent suspectés d'être agents coloniaux par les populations et le fait de défendre les populations autochtones. Ils défendaient les intérêts des peuples indigènes tout en s'attirant les foudres des autres factions européennes ; les Boers y voyaient une grande menace de déstabilisation de leur ordre de séparation des Blancs et des Noirs (Comaroff et Comaroff 1991, 46).

En ce qui concerne le Botswana précolonial, les sources écrites nous ont essentiellement donné à connaître le travail du missionnaire Robert Moffat (1795-1883) puis celui de David Livingstone (1813-1873) sous l’égide de la LMS d'abord à Kuruman (au sud des frontières actuelles) puis vers le Nord au sein du territoire Tswana ou Bechuanaland. Robert Moffat arriva avec quatre collègues au Cap en 1817 et emprunta en 1821 la route vers les peuples Tswana du Nord, traversant un paysage marqué par des conflits entre les peuples qui coexistaient. La première génération d’évangélistes britanniques en Afrique australe était animée par la volonté d’apporter la civilisation à une Afrique sauvage et souffrante. Robert Moffat, pionnier illustre de la LMS parmi les Tswana, s'était ainsi adressé à un public philanthropique anglais :

L’Afrique gît dans son sang. Elle veut... Toute la machinerie que nous possédons pour améliorer sa condition misérable. Devons-nous, alors que nous avons un remède aisément applicable, négliger de panser ses plaies ? Devons-nous, avec nos lampes dont la lumière brille, refuser d’éclairer ses ténèbres ?41

Il employait une métaphore de guérison pour justifier un “impérialisme humain” afin de délivrer les âmes : les missionnaires devaient transformer les populations sur le plan spirituel. Ce projet échoua car les missionnaires eux-mêmes tombaient malades. Aussi, le travail médical qui ne faisait à l’origine pas partie des prérogatives des missionnaires de la LMS s’imposait-il dans leurs pratiques, aux côtés de leurs activités d’évangélisation qui ne remportaient d’ailleurs guère de succès. D’après l’historien Musinghe, à Kuruman, R. Moffat commença à utiliser des traitements contre certaines affections. Il pratiquait par exemple des saignées contre la variole (1984, 116). L’arrivée de David Livingstone en 1841, qui avait une formation de médecin, en remplacement de Moffat à Kuruman, marqua le début d'une période de diffusion et de popularisation de la médecine occidentale à l’intérieur du territoire. Livingstone était le premier missionnaire avec une qualification médicale. Les récits ultérieurs le décrivent comme un passionné de médecine, s’intéressant aux pratiques médicales et à la pharmacopée locale (herbes, vomitifs et purgatifs) qu’il adoptait lorsqu’il les jugeait efficaces (Comaroff 1993, 314). Dans ses mémoires, Dr Alfred Merriweather (1918-1999) qui fut l’un des derniers missionnaires de la LMS au Botswana, notait que Livingstone était connu pour être un bon extracteur de dents (Merriweather 1999, 89)42 et Musinghe rapporte qu'il avait effectué des tentatives

pour pratiquer la gynécologie et l'obstétrique (1984, 127).

41 Le texte original cité par J. & J. Comaroff est: « Africa lies in herblood. She wants … all the machinery we

possess for ameliorating her wretched condition. Shall we, with a remedy that may safely applied, neglect to heal her wounds? Shall we, on whom the lamp of line shines, refuse to disperse her darkness?”

42 Sur l'extraction des dents par les médecins missionnaires à Molepolole au début du 20è siècle, se

reporter à l'article de Paul Landau (1996) qui porte sur l'évangélisme chirurgical et la foi, la délivrance de la souffrance par l'extraction de dents.

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Les premiers évangélistes entendaient restaurer à la fois le corps et l'esprit, en apportant tout à la fois le salut et une « civilisation de la guérison » (J. Comaroff 1993: 304). Par ailleurs, la médecine pratiquée dans cette première moitié du 19è était une forme relativement non rigoureuse et spéculative de savoir. Il n’y avait pas en Angleterre d’encadrement strict de la profession et sur le terrain, la pratique de Livingstone (qui recevait le Lancet et d'autres publications médicales britanniques) faisait partie d'un ensemble d'échanges et de découvertes liées à un éthos de découverte rationnelle en plein développement en Europe. L'espace du corps faisait l'objet d'un désir de connaissances. Ces médecins étaient imprégnés de représentations de l'affliction africaine, du corps africain rempli d’organismes nuisants et menaçants pour le monde blanc, pour autant, les missionnaires du 19è s. mais ils reconnaissaient dans le même temps que les populations Tswana étaient relativement exemptes de maladie.

La pratique de la guérison s’avéra efficace d’après Jean Comaroff en tant que « technique de civilisation », qui intervenait dans la vie quotidienne avec une philosophie pénétrante sur la santé et la contagion, la propriété et la dégénérescence, la relation entre le corps et son environnement. Par la guérison, les missionnaires ont cherché à transformer les Tswana en protestants (1993 :316). Leurs pratiques suscitaient l’intérêt des populations parmi lesquelles ils résidaient. P. Landau (1993) note que dans toute la région les « guérisseurs étrangers » (foreign healers) étaient appréciés pour leur puissance et leur efficacité. La présence des missionnaires était bien acceptée grâce à leur pratique de la médecine car elle correspondait à une catégorie existante dans la cosmologie Tswana. Le médecin étranger, c'est-à-dire non tswana, était réputé pour ses remèdes différents et plus efficaces que ceux des médecins tswana (dingaka).

L’utilisation de traitements médicaux n'était pas systématique et n’a pas servi d’instrument de conquête. La médecine fut l'un des biens échangés entre missionnaires, population et leurs chefs, un bien matériel parmi d’autres, aussi puissants que les chevaux et les armes et fut à ce titre un moyen d'installation durable parmi les populations Tswana. Du fait de leur présence parmi les Tswana, notamment aux côtés de leurs dikgosi (chefs), les missionnaires servirent d’intermédiaires pour faciliter les échanges commerciaux et la pénétration des britanniques.

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La LMS s'est imposée tout au long du 19è siècle comme la principale mission parmi les royaumes Tswana. Les missionnaires multiplièrent les conversations – notamment autour de la médecine – avec les dikgosi, des relations furent par exemple nouées entre R. Moffat et le kgosi Mzilikazi des Ndebele après avoir guéri la femme du chef dans les années 1830 puis D. Livingstone se lia d'amitié avec le kgosi Sechele en guérissant son fils en 1843. Sechele, chef puissant (de 1829 à 1892) s'était allié aux commerçants britanniques et avait été baptisé par Livingstone; enfin le premier chef Ngwato qui régna sous le nom de Khama III (1875–1923) adopta également le christianisme et l'imposa à son peuple.

A travers le travail d'évangélisation qu'entreprirent les missionnaires dans les royaumes Tswana, une série de dialogues politiques s'engagea avec les pouvoirs politiques Tswana. Les dikgosi avaient aussi la fonction de « guérisseur» (ngaka qui signifie docteur, guérisseur, faiseur de pluie). Les missionnaires insistaient sur la nécessité d'abolir ou de réformer certains rituels (cérémonie d'initiation, circoncision, « rainmaking »). D'après Isaac Schapera (1970), si des chefs Tswana avaient adopté des innovations apportées par les missionnaires (et les commerçants), les biens matériels ou spirituels, ils en avaient en revanche rejeté bien d'autres. D'ailleurs la conversion de certains chefs Tswana était toujours renégociable et n’entraînait pas de conversions massives parmi la population.

Les missionnaires ont échoué à convertir massivement les populations qu'ils côtoyaient à partir de leurs stations et auprès desquelles ils prêchaient et enseignaient. Pour les Tswana, les missionnaires ne parvenaient qu’en partie à bousculer l’ordre social et politique, en particulier si l’on

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considère la conversion du kgosi Khama III, le monopole que celui-ci avait octroyé à la LMS et la lutte qu’il mena contre l’alcool.

L'Afrique australe entra à la fin du 19è siècle dans une période de troubles politiques intenses et les missionnaires devinrent des pivots de la colonisation de ces territoires, plaidant auprès des

dikgosi tswana pour la protection britannique face aux menaces extérieures. Cet « impérialisme

missionnaire » (Dachs 1972) de la fin du 19è siècle fut le fruit de longs contacts qui permirent aux autorités coloniales britanniques d'étendre leur domination au territoire du Bechuanaland. Les Britanniques restèrent indifférents aux appels formulés par les chefs Tswanas et les missionnaires pour une protection britannique sur les territoires Tswanas fréquemment attaqués par les raids des Boers. Les missionnaires plaidèrent auprès du gouverneur de la colonie du Cap puis portèrent leur cause en Grande-Bretagne. Ils mirent l'accent sur les intérêts politiques et commerciaux: l'importance de la « Route des missionnaires » devenue une route commerciale de premier plan en lien des attaques croissantes de la part du Transvaal dans leur territoire. Dans une moindre mesure, les missionnaires reconnaissaient que la domination britannique faciliterait leur réussite évangélique. Selon Dachs “pour obtenir un Bechuanaland Chrétien, les missionnaires décidèrent de le rendre d’abord britannique” (1972: 652). C'est également le sens des travaux de Jean Comaroff qui affirme que le « missionary healing » remporta plus de succès en « transformant les Noirs en sujets de l'empire plutôt qu'en citoyens de la chrétienté » (1993 : 319).

L'empire britannique se montra peu intéressé (parfois même réticent) à la requête missionnaire. Les considérations stratégiques les firent cependant concéder cette « protection ». La défaite britannique dans la guerre Anglo-Boer en 1881 (par laquelle les Britanniques ont concédé un gouvernement autonome Boer dans le Transvaal) et surtout l'arrivée des Allemands, qui prirent part à la conquête du continent africain, en établissant la colonie du Sud-Ouest Africain en 1884 commencèrent à changer la donne. La présence allemande menaçait les Britanniques par le spectre d'une alliance avec les Boers de la république indépendante du Transvaal. Les missionnaires effectuèrent un travail auprès des chefs Tswana en les convainquant de rechercher la protection britannique face aux incursions Boer et le risque d'un contrôle par la compagnie à charte British South Africa Compagny (BSAC) de Cecil Rhodes43. Khama III Le Grand, kgosi des Bangwato plaida pour la

protection britannique et accueillit l'expédition Warren en 1885. Le missionnaire John Mackenzie joua un rôle important dans ce basculement, il signa de sa main l'offre faite par Khama d'ouvrir son pays Ngwato à la colonisation britannique et d'accepter la protection britannique (Dachs 1972, 657). Un ordre du conseil fut publié le 27 janvier 1885 qui revendiqua le pouvoir et la juridiction britannique sur le Bechuanaland du Nord44.

En 1894, Cecil Rhodes requit à nouveau le contrôle du Protectorat du Bechuanaland (BP) afin de construire le chemin de fer. Face à cette menace majeure envers leur autonomie, les trois

43 L'expansion britannique se fait en grande partie par délégation à des compagnies privées, à charte,

notamment celle de Cecil Rhodes, la British South Africa Company (BSAC). Ses velléités d'annexion du Bechuanaland représentent toujours une menace pour les Tswanas.

44 En vertu du traité de Berlin qui stipule que les puissances doivent informer les autres de la prise de

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principaux dikgosi Tswana (kgosi Khama III des Bangwato, kgosi Sebele des Bakwena et kgosi Bathoen II des Bangwaketse) accompagnés par le Révérend W. C. Willoughby se rendirent en Angleterre pour protester contre ce projet de cession à la BSAC. Ils manifestèrent leur volonté de rester sous la protection de la reine Victoria. Les ayant rencontré, la reine nota dans son journal:

Après le dîner je reçu dans le Salon Blanc trois chefs venant de la Terre des Bechuana, qui sont des chrétiens! ces chefs sont très grands et très noirs, mais leurs cheveux ne sont pas crépus. L’un de ses Chefs est réputé très remarquable et intelligent [probablement Khama]. L’une de leur requête en venant ici était d’obtenir du Gouvernement l’interdiction de la boisson qui démoralise et tue les pauvres indigènes. Las ! Partout ce fléau terrible semble accompagner la civilisation, avec ses effets funeste !45

Les chefs ont su instrumentaliser leur déplacement et plaider leur cause en employant les arguments moraux et de civilisation (la dégénérescence liée à l'alcool) qui ont séduit la reine. Les trois chefs africains voyagèrent à travers le pays et gagnèrent le soutien de l'opinion publique britannique qui s'est émue du sort de ces trois chefs africains. Une photo prise lors de leur séjour en Grande- Bretagne est exposée au Musée national à Gaborone. Les trois chefs sont assis au premier plan et posent en costume européen. Derrière eux, debout, le missionnaire Willoughby qui les a accompagnés dans leur demande de protection. Ce séjour contribua à la reconnaissance de leur rôle politique et de leur capacité à administrer leur population et à plaider pour leur protection (Dachs 1972). Lors d'une réunion à Leicester, Khama s'insurgeait d'ailleurs que leur souveraineté ait ainsi pu faire l'objet d'un transfert à une compagnie privée:

Je pense qu’ils auraient pu nous demander, et ils auraient entendu notre opinion. Bien que Noirs, nous avons des populations que nous gouvernons, et si un chef veut adopter une nouvelle loi, il doit parler avec son peuple (!) Si la compagnie à charte avait pris nos terres, ils nous auraient réduits à l’esclavage pour travailler dans leurs mines. Nous, peuple noir travaillons sur notre terre, vivons dans nos fermes. (!) Nous progressions très bien sous le Gouvernement impérial46

La mise en place du protectorat britannique (1885 puis 1894) ne signifiait pas une soumission des pouvoirs Tswana à une domination extérieure. Elle était au contraire envisagée comme une « protection » permettant aux dikgosi de préserver leur souveraineté. L'absorption par l'Afrique du Sud resta une menace sérieuse pour les merafe tswanas au début du 20è siècle, dans les projets d'Union sud-africaine à partir de 1908-1909 qui prévoyaient l'incorporation aux côtés des colonies du Cap, Natal, Transvaal et Orange River, des protectorats du Bechuanaland, Basutoland et Swaziland. Le protectorat du Bechuanaland ne fut pas incorporé à l’Union Sud-africaine et demeura un protectorat jusqu’à l’indépendance en 1966. Cependant, il participa activement à l’industrialisation de l’Afrique du Sud, en devenant une « réserve de travail », fournissant une main d’œuvre importante à partir des années 1920-1930.

Au 19è siècle et au début du 20è siècle, les traitements médicaux sont devenus l’un des éléments de la rencontre coloniale : un bien matériel, un objet de discussions et d'échanges entre les

45 Cité par Williams (2008, 34). 46 Khama cité par Williams (2008, 34).

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dikgosi, les dingaka, les missionnaires et les populations. La santé ne faisait pas l'objet d'une gestion

collective ni d'une imposition systématique aux populations. En revanche, cette période était marquée par la formation d'une nation, symbolisée par l’alliance des trois dikgosi Tswana à la fin du 19è siècle demandant la protection de l’intégrité de cette nation à la Couronne britannique. Au début du 20è siècle, l'ensemble de la région subissait les répercussions déstabilisatrices de l'industrialisation de l'Afrique du Sud. Les pouvoirs locaux consolidèrent leur autorité selon le principe de l'Indirect rule britannique et furent amenés aux côtés des missionnaires, à investir progressivement un espace de gestion de la santé des populations.

Le tournant épidémiologique et l'administration de la santé dans une « réserve de

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