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État, citoyenneté et santé publique

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La citoyenneté est l'axe d'analyse le plus pertinent car il permet d'embrasser en même temps la question du soin et de l'action publique. Caractérisant le lien social et politique, la citoyenneté définit l'appartenance à une communauté et la relation entre un individu et un État dans laquelle l’individu doit allégeance à l’État et en retour a droit à sa protection. Cette appartenance confère des droits et des devoirs politiques aux individus membres. Héritée de la Grèce antique, la citoyenneté a évolué et est devenue une notion centrale de la théorie politique avec l'avènement des États modernes à la fin du 18è siècle qui se sont imposés comme les garants de ces droits et devoirs. La notion s'est affirmée dans son acception actuelle avec celle d'État, « entreprise politique de caractère institutionnel lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec succès, dans l’application des règlements, le monopole de la contrainte physique légitime »16 selon la définition de Max Weber. Entité artificielle,

non palpable, l'État existe à travers des institutions centralisées, procède à l'identification de la population et à son administration au sein de frontières délimitées. Tel qu'il s'est constitué tout au long du 20e siècle, l'État est territorialisé, existe en pratiques et en institutions (la police, l'éducation nationale, la santé publique) et est à ce titre incorporé par les individus. En situant la politique de santé publique au cœur de l'exercice de la souveraineté étatique et de la définition des droits et des devoirs attachés à la condition de citoyens, je fais donc référence à un tournant historique dans l'exercice de la souveraineté tel que Michel Foucault l'a théorisé (1997).

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Concept mobilisé de façon exponentielle ces dernières années, la biopolitique est une notion cruciale pour situer la problématique de la thèse. Le concept de « biopolitique » fut proposé par Michel Foucault en 1976 dans sa nouvelle analytique du pouvoir: un « biopouvoir » situé au point de rencontre entre une anatomo-politique (disciplines s'exerçant sur les corps) et une biopolitique s'exerçant sur les populations (régulant la mortalité, la natalité, l'espérance de vie, etc.). La biopolitique désigne l'entrée du phénomène de la vie des humains dans l'ordre du savoir et du pouvoir et dans la sphère des techniques politiques. La notion rend compte de l'émergence d'une forme de savoir politique, de disciplines comme les statistiques, la démographie, l'épidémiologie, etc.

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permettant d'analyser les processus de la vie au niveau des populations, de gouverner les individus et les populations. La médecine fut déterminante pour donner forme aux biopolitiques contemporaines : pour « faire vivre » la population et de ce fait délimiter les contours ce cette population qui vit ou survit.

Face à la propagation du sida en Afrique, la question de l'accès aux médicaments antirétroviraux illustre de façon paradigmatique les biopolitiques contemporaines, ce point d’articulation entre les « politiques de la vie » et la « politique des populations », la délimitation entre ceux qui vivent et ceux qui meurent, à la fois sur un plan local et national (l'État biopolitique) et sur un plan international ou transnational (biopolitique globale). Comment, en pratique, étudier l'accès aux médicaments au point de rencontre entre un État « prenant soin de sa population » et une intervention internationale aux acteurs et aux contours transformés ?

D'après D. Fassin (2006b), à la suite de l’intuition remarquable du biopouvoir, M. Foucault a laissé échapper la substance de la « vie » et du « vivant » en s'attachant surtout au gouvernement des populations. Or, il faut s'efforcer de saisir ces politiques de la vie à l'articulation entre la vie nue, la vie en tant que telle (zoé), et la vie sociale (bios). Cela conduit par exemple à étudier, en Afrique du Sud, les polémiques internationales sur l'origine du sida en même temps que la souffrance des malades ou bien la recherche sur les vaccins et les accusations de génocide (Fassin 2007, 40). Revisitée à l'aune des politiques de la vie, la biopolitique est utile pour faire le lien entre les pratiques et les politiques: étudier les pratiques des acteurs, leurs discours sur les pratiques et voir comment leurs pratiques sont construites par les politiques. Empiriquement, c'est en observant la prise en charge, l’accueil à l’hôpital, les interactions autour du soin, les relations médecins patients, que l'on peut parvenir à distinguer les mécanismes de différenciation des vies entre elles. Cette démarche autorise d'étudier en même temps l'expérience de la maladie, le traitement des malades à l'hôpital et la façon dont le traitement éclaire les politiques d'allocation des ressources. Le choix de l'hôpital est d'autant plus justifié. À la fois comme lieu privilégié de la pratique de la biomédecine, mais aussi comme institution bureaucratisée (Van der Geest et Finkler 2004), l'hôpital offre la possibilité d'observer le traitement (différencié) des patients ainsi que les technologies de normalisation et de surveillance, à travers la micro-politique des interactions soignants-soignés (Waitzkin 1979).

L’accès aux médicaments est en même temps une politique de la vie (permettant aux patients, selon leur condition biologique, de vivre) et une politique des populations délimitant des sujets qui vivront, pourront mettre au monde des enfants séronégatifs. « A l'échelle de la planète comme au niveau d'une société, ce sont bien des choix collectifs qui déterminent en large part ce que sera la vie des vivants » (Fassin 2006b, 42) ; ces « choix tragiques » car portant sur l'allocation de biens rares dont la répartition concernent directement ou indirectement la durée et la qualité de vie des personnes et participent de la différenciation des vies entre elles. En quoi la notion de citoyenneté permet-elle de comprendre les mécanismes d'allocation et de « triage » ?

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La notion de « citoyenneté » a connu un renouvellement conceptuel important dans la lignée des travaux de Foucault sur le biopouvoir et de ceux de Paul Rabinow sur la biosocialité (1992a)

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caractérisant les nouvelles identités sociales et pratiques liées à la nature humaine et biologique (identité génétique par exemple). À la suite de ces travaux, le concept de citoyenneté a connu une pluralisation afin de rendre compte à la fois de l'appartenance sociale, de la participation politique, de la reconnaissance de l'identité sociale et de leur extension à une large palette de sphères sociales comme la science, la santé, la sexualité, etc.

Dans le domaine de la santé et de l’accès aux soins, le concept de « citoyenneté biologique » a apporté d’importants éclairages dans les systèmes de santé en crise. La « citoyenneté biologique » fut proposée par Adriana Petryna pour analyser la façon dont les citoyens ukrainiens ont utilisé leur corps endommagé par les radiations nucléaires de Tchernobyl afin de demander une reconnaissance politique et sociale, sous forme notamment de soins et de compensations financières (2002). Vinh- Kim Nguyen proposa quant à lui, l’existence au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire d’une « citoyenneté thérapeutique » (2005; 2007) dans le cadre d'une « République de la thérapie » (2010) dans laquelle le fait d’être séropositif, membre d’une association ou de se rendre auteur de confessions étaient les voies d’accès aux ARV : les personnes séropositives étaient reconnues en tant que citoyens à partir de leur condition médicale car elle leur permettait d’accéder à des soins et des médicaments. Ces travaux considèrent toutefois l'accès aux soins dans des contextes d'incapacité de l'État à exercer sa souveraineté dans le domaine de la santé. João Biehl a montré en revanche le rôle de l’État au Brésil qui, ayant inscrit le droit à la santé dans la Constitution développa à partir du sida un activisme pharmaceutique combiné à une politique de santé publique prenant localement la forme de citoyennetés biomédicales (2004), de droits octroyés aux citoyens s’identifiant avec le virus.

Je m’inscris dans le sillon de ces travaux en considérant qu’au Botswana les antirétroviraux participent à la redéfinition de la condition de citoyen. Pour autant, j'étudie l'accès aux médicaments non comme une revendication liée à la constitution de subjectivités politiques mais comme un processus conduisant à une réaffirmation de l’appartenance à une communauté nationale. Je préconise donc, pour y parvenir, en plus d’une observation dans les pratiques, un réexamen de la notion dans son acception originelle c’est-à-dire comme une construction historique qui comprend plusieurs dimensions qui doivent être étudiées ensemble. La construction par la société de la citoyenneté concerne en effet autant le statut juridique (les lois) et les pratiques institutionnelles, que l’ordinaire de la vie sociale et de la prise en charge de la maladie, sans oublier l’aspect identitaire et l’imagination nationale. Les travaux en anthropologie médicale ne sont pas parvenus à saisir une distinction qui s'opère avec l'accès aux soins et qui est au cœur de la notion de citoyenneté, celle de la définition de la communauté politique à travers l'appartenance nationale.

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L'appartenance à la communauté politique appelle en effet une clarification entre les notions de citoyenneté et de nationalité, qui en anglais sont entendues ensemble dans le terme de « citizenship ». Les sociologues américains comme Diamond, Linz et Lipset (1988) ou Bendix (1964) ont théorisé la notion en lien avec les penseurs classiques d'Aristote et Platon jusqu'à Jean-Jacques Rousseau ou Thomas Hobbes. Ces auteurs ont souligné les développements historiques d'un principe

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d'organisation sociale avec l'avènement d'une institution centrale de l'État-nation moderne (Bendix 1969). Ils ont envisagé les modalités de délimitation des communautés nationales par le biais de lois de citoyenneté, d'immigration et de naturalisation selon le modèle inclusif du jus soli (France, États- Unis) ou le modèle exclusif du jus sanguini (Allemagne) (Brubaker 1992). Le sociologue britannique T. H. Marshall a quant à lui retracé l'évolution d'une citoyenneté légale basée sur les droits civils et politiques pour l'étendre à la « citoyenneté sociale » du 20è siècle comprenant un ensemble de droits sociaux dans le cadre de l'État providence (1950; 1964). En faisant de la citoyenneté active à la fois un instrument analytique et un idéal politique il rejoint l'expression d'Hannah Arendt au sujet des non- nationaux ou apatrides (stateless people) selon laquelle la citoyenneté (ou plutôt la nationalité) est « le droit d'avoir des droits » (1972)17.

L'accès aux soins pose la question de l'appartenance à la communauté politique dans ces deux principales acceptions. La décision d’allouer des ressources matérielles, économiques, symboliques afin de favoriser l’accès aux médicaments relève d’une politique définissant les contours d'une population qui bénéficie de droits sociaux : c'est la citoyenneté sociale (l'État providence, protecteur) qui est interrogée. Cependant ce sont également les critères d'attribution de la citoyenneté (qui est un citoyen botswanais ?) qui seront étudiés dans le contexte d'importantes transformations de l'appartenance ces dernières décennies sur le continent africain. En Afrique, après une parenthèse de développement politique et d’euphorie économique et sociale à l'indépendance, les jeunes États ont presque tous sombré dans la crise. Dans ce contexte de crise économique et d'aggravation de la situation sociale et des tensions politiques, la citoyenneté s’est transformée selon différents registres. Celui qui a dominé fut l’utilisation de l’ethnicité à des fins politiques18. La citoyenneté a été définie de

plus en plus étroitement selon des critères d’origine ethnique dans le cadre de politiques de l’appartenance et de l’identité (Bayart, Geschiere, et Nyamnjoh 2001) ou de « préférence nationale ». Or, la dimension national(iste) de la citoyenneté en Afrique n’a pas été mise en évidence par les études sur le sida et la citoyenneté biologique. Je m'inscris dans cette réflexion dans la mesure où je considère que l'accès aux ARV participe d'un processus de définition des contours de la population qui a accès à des droits garantis par l'État. Ainsi, la recherche sur la prise en charge du sida propose-t-elle une « double » citoyenneté politique et biologique, qui sera étudiée sur le plan de l’inclusion (dans la communauté nationale, dans les soins) et sur le plan de l’exclusion (des migrants, de certains pathologies).

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L'arrivée du sida a accru la situation de crise et les États, pour la plupart, ne disposaient pas de moyens politiques et financiers suffisants pour faire face. Cela explique en partie que la mobilisation pour l'accès aux médicaments en Afrique soit venue d'un activisme transnational extérieur avec des

17 Arendt, H., La nature du totalitarisme, 1990.

18 Je fais référence aux conflits des années 1990 souvent appelés « conflits ethniques », marqués par une

instrumentalisation de l'ethnie à des fins d'exclusion du jeu politique, tels que la guerre et le génocide au Rwanda, la crispation ethno-nationaliste puis la guerre interne en Côte d'Ivoire. Au sujet de l'ethnie voir: (Amselle et M’Bokolo 1985).

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liens forts avec l'Afrique du Sud. Cette bataille mondiale pour l’accès aux ARV s’est inscrite, de la part des activistes, dans un registre « humanitaire », c'est-à-dire utilisant le « principe d'un traitement moral de la vie humaine qui est placée au-dessus des autres valeurs en faisant l'objet de disputes entre les acteurs qui cherchent à s'en approprier les bénéfices symboliques» (Fassin 2007, 44). Le registre de l'humanitaire n'a pas été mobilisé au Botswana car l'exercice de la souveraineté nationale et du « gouvernement pastoral » a opéré. Selon Foucault, le « pouvoir pastoral » est un type de pouvoir orienté à la fois vers l'ensemble du troupeau dont le berger prend soin et vers chacune des brebis qui le compose. Le caractère pastoral du pouvoir a conduit l'État à « prendre soin de sa population », étirer au maximum ses ressources afin de « faire vivre » ceux qui appartiennent à la communauté nationale. Au Botswana, le gouvernement (aidé de nombreux organismes) compta sa population, la guida et veilla à ce que tous les citoyens nationaux y soient inclus et survivent grâce aux médicaments. C'est la protection de la vie du citoyen national qui est en jeu et non la réparation d'un corps souffrant en tant que « vie nue ». La dimension pastorale est à cet égard importante si l’on veut rendre compte du caractère paternaliste dans le pastoralisme même du pouvoir. Face au sida, le chef d’État Festus Mogae a incarné le personnage du berger comme celui du père. Ces éléments ne peuvent être négligés au profit d’une étude centrée sur les techniques biopolitiques du pouvoir.

Ainsi, l'accès aux médicaments relève-t-il d'une politique énoncée par un État et mis en place dans le cadre d'un système de santé. Mais l'action publique est née de l'articulation entre ces dynamiques sociales et politiques nationales avec une série de transformations de l’intervention internationale selon des impératifs moraux (gouvernement humanitaire), scientifiques, économiques et politiques. C'est la raison pour laquelle la notion d'action publique est pertinente, en tant qu'acception plus large que celle de ‘politique publique' et permettant de « couvrir l’activité de la puissance publique dans un domaine, mais également toutes celles d’autres acteurs – éventuellement privés –, articulés dans l’espace public en la matière » (Fassin 2006b, 44). La notion d’action publique permet d’échafauder un questionnement autour des acteurs locaux, nationaux, internationaux, des intérêts et des stratégies qui sont en jeu dans l'économie politique du sida.

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