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Variable d’intégration de la langue seconde dans la phrase

CHAPITRE II HÉTÉROLINGUISME LITTÉRAIRE AU QUÉBEC

II.3. Cadre sociolinguistique de l’hétérolinguisme

II.3.2. Nomenclature sociolinguistique sur la grille d’analyse

II.3.2.2. Variable d’intégration de la langue seconde dans la phrase

L’encadré bleu azur sur la capture de la grille d’analyse concerne le lieu d’intégration de la langue seconde dans la phrase. Cette variable se rapproche de la notion d’alternance codique, qui est étudiée par Shana Poplack dans l’article « Conséquences linguistiques du contact des langues. Un modèle d’analyse variationniste »86. Ici même, procédons à l’explication des certaines notions

sociolinguistiques.

L’alternance intraphrastique est une alternance codique ayant lieu à l’intérieur de la phrase : « Bayé mètt, bayé mètt, ça sonnait comme jungle bell, jingle bell » (FO : 21) ; « Quand on n’arrive pas à choisir, ni une langue, ni une religion, ni we are Americans, on s’identifie à quoi, à qui, avec qui ? » (FO : 30-31) ; « We were chatting over a cup of coffee comme deux frères qui ont vécu ensemble la même enfance » (FO : 70).

86 Shana Poplack, « Conséquences linguistiques du contact des langues : un modèle d’analyse variationniste »,

dans Langage et société, n° 43, 1988. Conférences plénières du colloque de Nice : « Contacts de langues : quels modèles », p. 23-48.

Consulté dans http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lsoc_0181-4095_1988_num_43_1_3000, le 15 juin 2013.

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L’alternance interphrastique est une alternance codique se produisant d’une phrase à l’autre : « Je devenais. Bayé mètt. Pappa è morte » (FO : 22) ; « Carrière de victime. My arse ! Que celui qui prétend pouvoir tout contrôler dans sa vie me jette la première pierre » (FO : 43) ; « Mêlé, mêlé. My father and I we were living in a blender. Un broyeur de vie » (FO : 56) ; « Forgive me. Mi spiace. Pardone mi. La twakhizni. Je te le répéterai dans toutes les langues vivantes et dans toutes les langues mortes. Pardonne-moi » (FO : 57).

En somme, dans Le Fou d’Omar, les alternances intraphrastiques et interphrastiques entre le français, l’arabe, l’anglais et l’italien servent à mettre en évidence les rapports difficiles au sein d’une famille libanaise installée à Montréal. La paraphrase d’une citation biblique, « Que celui qui prétend pouvoir tout contrôler dans sa vie me jette la première pierre » (FO : 43), relève également de l’ironie et des relations conflictuelles entre deux frères : Radwan Omar Abou Lkhouloud et Pierre Luc Duranceau, alias Rawi Omar Abou Lkhouloud.

L’alternance intraphrastique se rapproche du phénomène de code-switching tel que décrit dans le cadre de l’étude sur le comportement langagier des membres d’une communauté bilingue. Le code- switching consiste en l’alternance des unités lexicales minimales (des mots) issues d’une ou de plusieurs langues secondes. Les alternances ne dépassent pas le seuil de la phrase ou de la proposition. Nous rapportons la définition de Georges Lüdi :

Le code-switching ou alternance codique est l’insertion « on line » de séquences – allant d’une unité lexicale minimale […] à des séquences de rangs les plus élevés – d’une ou de plusieurs langues [secondes] dans un texte/échange produit selon les règles de [la langue principale], entre [locuteurs] bilingues, dans une situation appropriée au mode bilingue.87

L’alternance interphrastique se rapproche du phénomène de code-mixing, qui désigne l’usage en alternance de plus d’une langue au cours d’un même événement discursif. Les alternances se produisent d’une phrase à l’autre et le locuteur emprunte aux syntaxes de deux codes linguistiques ou plus. Les théories sociolinguistiques portant sur les alternances codiques (le code-switching et le code- mixing) soulignent que « la faculté de code-switcher » (Ibid. : 177) apparaît avec le plus de régularité lors des conversations spontanées et dans les contextes informels entre les locuteurs qui « soit

87 Georges Lüdi, « “Parler bilingue” et discours littéraires métissés. Les marques transcodiques comme traces

d’expériences interculturelles », dans Jean Morency, Hélène Destrempes, Denis Merkle, Martin Pâquet (dir.),

Des cultures en contact. Visions de l’Amérique du Nord francophone, Québec, Éditions Nota bene, coll. « Terre

américaine », 2005, p. 179.

Dans la définition rapportée, nous avons remplacé des termes de Georges Lüdi, la langue de base et la langue enchâssée, par les termes auxquels nous recourons dans le travail de thèse, la langue principale et la langue seconde. Rappelons que nous suivons la nomenclature adoptée par Rainier Grutman.

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partagent le même répertoire médian et les mêmes cadres de références, soit se situent à la jonction de deux groupes et doivent établir un cadre commun »88.

Revenons à la grille d’analyse de Chantal Richard. L’alternance interénoncé est un néologisme formé par elle (l’adjectif reste invariable dans le texte de Richard). L’alternance interénoncé désigne « un changement de langue soutenue pendant un énoncé complet qui, dans le cas du texte littéraire, peut être soit une prise de parole de la part d’un personnage, ou un nouveau paragraphe dans la voix narrative » (Richard, 2004 : 119) :

La femme frissonne. Chétive sous un manteau trop large. – Non, pourquoi pas le droit ?

– Because I am hassidic and we do not mix.

La femme s’est redressée, elle paraît plus grande, et tout autant fragile. – It’s a mitzva from Torah.

Jan ne comprend pas les mots qui sortent de la bouche qui tremble. (H : 134)

Les expressions figées et les emprunts lexicaux en langue seconde « servent habituellement à représenter un monde concret qui se nomme et communique dans cette langue » (Ibid. : 121). Les expressions figées dans Le Fou d’Omar relèvent de la critique de la société de consommation et des films d’action américains : « Que des émissions qui coûtent la peau des fesses de violence gratuite, d’autos écrabouillées, sky is the limit, american way of life, qui vident la tête si elle est pas déjà vide » (FO : 25-26, nous soulignons).

Donnons la définition de l’emprunt lexical formulée par Christiane Loubier :

L’appellation emprunt lexical correspond à un emprunt intégral (forme et sens) ou partiel (forme ou sens seulement) d’une unité lexicale étrangère. L’emprunt lexical porte essentiellement sur le mot, dans sa relation sens-forme. […] C’est dans le lexique d’une langue que les emprunts sont les plus nombreux.89

Les emprunts lexicaux à l’anglais décrivent dans Le Fou d’Omar, entre autres, la relation entre les membres de la famille Abou Lkhouloud : « Mon père était le meilleur cheerleader du monde » (FO : 25) ; « J’aimerais ça qu’il [le frère – A.H.T.] fasse son coming out » (FO : 71). Les mots

88 Catherine Leclerc, Des langues en partage ? Cohabitation du français et de l’anglais en littérature

contemporaine, Montréal, XYZ Éditeur, coll. « Théorie et littérature », 2010, p. 69.

Catherine Leclerc convoque les travaux de John Gumperz, Discourse Strategies, Cambridge et New York, Cambridge University Press, 1982, p. 69-70.

89 Christiane Loubier, De l’usage de l’emprunt linguistique, Office québécois de la langue française, 2011, p. 14.

Consulté dans https://www.oqlf.gouv.qc.ca/ressources/bibliotheque/terminologie/20110601_usage_emprunt.pdf, le 16 mai 2016.

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« cheerleader » et « coming out » sont des emprunts lexicaux, parce qu’ils gardent la structure phonologique de la langue seconde et parce qu’ils s’intègrent morphologiquement et syntaxiquement à la langue principale (Poplack, 1988 : 30).

Dans Côte-des-Nègres, les emprunts lexicaux à l’anglais décrivent l’univers des adolescents latino-américains et haïtiens : « S’ils avaient pas ri à ta joke, tu les aurais plantés pareil » (CDN : 96) ; « Tu pourrais pas nous prêter des running ? » (CDN : 135) ; « Cette histoire devient pas mal heavy, comme tu vois. Donc t’as intérêt à pas faire le smatt » (CDN : 256). Notre attention est centrée sur la textualisation de la langue anglaise, des substantifs joke (blague) et running (chaussures de course), et de l’adjectif heavy (lourd, pénible). Cependant, d’autres variétés de langue sont présentes dans les répliques rapportées : le français familier et le français québécois (le québécisme « faire le smatt » signifie « jouer au plus malin »).

Les ponctuants sont les alternances emblématiques qui marquent un bilinguisme superficiel (Richard, 2004 : 121). Les adolescents latino-américains et haïtiens mis en scène dans Côte-des- Nègres recourent souvent aux ponctuants, tels que men, right et come on. Ce sont des expressions relevant du langage oral et familier. Les jeunes gens veulent se singulariser au sein de leur groupe social : « Tu voulais te faire accepter dans la gang des Latino Power, right ? […] Et quoi de mieux que de voler le chef de la bande des Bad Boys, right ? » (CDN : 36-37). L’usage des ponctuants serait un moyen d’établir un contact avec les membres de la bande opposée et de se sauver, ainsi, de l’ordre de s’allonger par terre : « Come on, les gars, se plaint Lalo qui, mine de rien, tente de glisser une main dans sa poche. […] Il pleut, man ! dit Pato. C’est tout mouillé par terre ! » (CDN : 131). Les ponctuants seraient également un appel à la solidarité : « Moi, mes parents veulent que je devienne ingénieur, man. Tu te rends compte ? » (CDN : 111) ; et le rappel d’un souvenir commun : « Come on, tu sais celui qui t’a… » (CDN : 178).

Selon Chantal Richard, les noms propres doivent « désign[er] un contenu traduisible » (Richard, 2004 : 121), par exemple les noms de lieux, de restaurants, les titres : « […] Akira décrivait les dessins de Magic Sword, le nouveau jeu de Super Nintendo […] King of Dragons, jusque-là son jeu préféré » (CDN : 43) ; « […] la dernière émission de Friends […] » (CDN : 91). Par ailleurs, la chercheuse souligne que les noms propres rapportés dans leur forme originale, par exemple USA, auraient d’autres fonctions dans le texte que l’ancrage référentiel, par exemple l’emphase (Richard, 2004 : 121).

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Le lexique bilingue rassemble des phénomènes qui ont tendance à fusionner deux mondes lexicaux (Richard, 2004 : 121). Chantal Richard distingue l’interférence90 : « Pour les voitures, on a

peur de se les faire voler à Montréal, la ville est tellement peuple, alors on les laisse à Longueuil » (LL : 217) ; et le mot bilingue91 : « Lui aussi [François d’Assise – A.H.T.] a freaké ben raide.

Beaucoup de grands hommes ont freaké un jour ou l’autre […] » (FO : 40).