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CHAPITRE I PROLÉGOMÈNES À L’ANALYSE DIÉGÉTIQUE

I. 1.5.1.2 Énonciation de discours

L’autre plan de l’énonciation est celui du discours, qui se caractérise par la présence d’un locuteur et d’un auditeur, et par le fait que le premier cherche à influencer le second. De plus, l’énonciation de discours est :

la diversité des discours oraux de toute nature et de tout niveau, de la conversation triviale à la harangue la plus ornée. [L’énonciation de discours] est aussi la masse des écrits qui reproduisent des discours oraux ou qui en empruntent le tour et les fins : correspondances, mémoires, théâtre, ouvrages didactiques, bref tous les genres où quelqu’un s’adresse à quelqu’un, s’énonce comme locuteur et organise ce qu’il dit dans la catégorie de la personne. (Ibid. : 242)

Les marqueurs temporels de l’énonciation de discours sont le présent, le futur et le parfait (sauf le plus-que-parfait, étant indicateur de l’énonciation historique). L’imparfait est le temps commun à deux plans d’énonciation. L’aoriste n’est aucunement admis, parce que son repère temporel est le moment de l’événement, tandis que dans l’énonciation de discours, le repère temporel du parfait est le moment du discours. Pour cette raison, le système déictique « moi-ici-maintenant » constitue le cadre essentiel de l’énonciation de discours. De plus, toutes les formes personnelles du verbe sont autorisées. Émile Benveniste constate que « dans le discours, un locuteur oppose une non-personne il à une personne je/tu »(Ibid. : 242). Ceci est possible parce que « la définition ordinaire des pronoms personnels comme contenant les trois termes je, tu, il, y abolit justement la notion de “personne”. Celle-ci est propre seulement à je/tu, et fait défaut dans il » (Ibid. : 251)42.

Nous appuyons l’analyse de l’énonciation de discours par un devoir écrit de Hadassa, qui présente l’histoire de la vie de sa grand-mère, Léah Frank. L’exemple est recueilli dans le roman de Myriam Beaudoin où la narratrice autodiégétique, l’enseignante Alice, restitue ce devoir dans sa

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totalité. Pour accentuer l’effet d’une reproduction, la narratrice décrit la page de titre et l’écriture de Hadassa : « La couverture en papier rigide présentait un portrait en noir et blanc d’une dame aux yeux calmes, à la chevelure noire, tirée en arrière. Sur la seconde page, le texte était manuscrit, sans alinéa, simple interligne, traits gras » (H : 138). Ainsi, la locutrice est l’élève juive et l’auditrice est la professeure de français.

Remarquons que le devoir écrit se divise en deux parties : 1) la vie de Léah Frank en Hongrie, son expérience de la Shoah en Pologne et son immigration à Montréal ; et 2) l’appréciation personnelle de Hadassa sur sa grand-mère et la présentation de la descendance de Léah Frank. La situation d’énonciation est coordonnée par trois temps verbaux, le passé composé, l’imparfait et le présent, et par le système déictique « moi-ici-maintenant ». Ces indices formels du discours s’avèrent indispensables pour accroître l’effet de style de la biographie et de l’ancrage référentiel juif. Ce dernier est adapté au lecteur non-juif, parce que la double temporalité du roman se manifeste, entre autres, par la manière d’écrire la date : « Le dixième jour d’août 1920, Moichy Shimon et sa femme Ester ont eu un bébé fille qui s’appelait Léah » (Ibid., les italiques sont dans le texte). Cette date correspond à celle, hébraïque, de 26 Av 568043, que les Juifs auraient écrit « vingt-sixième jour du mois d’Av, 5680 ».

Nous estimons que la transcription de la date, « Le dixième jour d’août 1920 », par Myriam Beaudoin, est une concession entre la volonté de la romancière d’éviter le dépaysement du lecteur non initié à la culture hébraïque, et la double temporalité régissant la diégèse de Hadassa.

Le passé composé est le temps verbal qui appartient au système linguistique du discours. En effet, il exprime un aspect accompli du présent. La première phrase de la composition, rapportée ci- dessus, contient ce repère temporel du parfait, qui « établit un lien vivant entre l’événement passé et le présent où son évocation trouve la place » (Benveniste, 1966 : 244). Ainsi, l’écolière Hadassa relate les événements en qualité de témoin et les rattache à son présent :

Après elle a eu une fille très mignonne avec le même nom que moi, Hadassa, et aussi un garçon : Benyamin qui était très gentil […] Après la guerre, ma grand-mère est venue en bateau jusqu’ici, et elle s’est encore mariée. Son mari s’appelait Elieser Frank. Elle a eu trois autres filles (Miriam, Sarah, Teresa ma mère) et aussi un grand garçon, Moishy, qui est le père de Nechama de la classe. (H : 138-139, les italiques sont dans le texte)

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http://fr.chabad.org/calendar/1000year_cdo/civil_month/8/civil_day/10/civil_year/1920/jewish_month/7/jewish_ day//jewish_year//submit1/Suivant+&raquo%3b, le 3 décembre 2016.

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Précisons que l’écolière rédige son devoir au mois de février 2005, qui correspond au mois de Chevat 576544.

Le recours au présent et au passé composé « marque un rapport particulier entre celui qui parle et ce dont il parle » (Rullier-Theuret, 2001b : 68). Dans l’exemple suivant, le passé composé indique l’un des sujets que Hadassa évoque dans sa composition, la Shoah dans un camp d’extermination nazi. Le présent se réfère à un énoncé en discours direct, qui est émis par une personne inconnue :

Quand Léah est arrivée là [Sobibor – A.H.T.], une personne lui a dit un secret : « Ne parle pas que tu as vingt-quatre ans, dis que tu as seulement vingt ans comme ça tu vas avoir plus de chance pour travailler pour le gouvernement ». Comme ça elle est restée vivante pendant la guerre du monde, mais pas Hadassa parce qu’elle est morte à cause du froid. (H : 139, les italiques sont dans le texte)

Ceci démontre que « [l]e changement de la source d’énonciation indique le changement du repérage temporel [et que la] citation au discours direct ne modifie pas les repérages temporels du locuteur » (Rullier-Theuret, 2001b : 68). Par ailleurs, le présent est plus fréquent vers la fin du devoir, où Hadassa énumère les membres de sa famille actuelle : « Aujourd’hui, j’ai encore mes tantes et mon oncle que j’aime beaucoup et qui travaillent chez Elie pour vendre du tissu très shtatzi » (H : 139, les italiques sont dans le texte). Étant donné que Hadassa présente la biographie de sa grand-mère, qui est décédée en 2003, c’est-à-dire deux ans avant la situation d’énonciation, le futur est absent.

Dans la composition de Hadassa, la situation d’énonciation est régie par le système déictique « moi-ici-maintenant ». Les déictiques sont les pronoms personnels sujets (je, elle), les adverbes temporels (aujourd’hui, toujours) et les adjectifs possessifs (ma, sa). Les déictiques sont les plus fréquents dans la deuxième partie du devoir, où Hadassa rattache les événements à la réalité qu’elle connaît : « Quand j’étais petite, j’aimais beaucoup aller à sa maison sur la rue Durocher parce qu’elle donnait pour nous toujours des surprises. […] Aujourd’hui, j’ai encore mes tantes et mon oncle que j’aime beaucoup et qui travaillent chez Elie pour vendre du tissu très shtatzi » (H : 139, les italiques sont dans le texte).

Il est intéressant de remarquer que le devoir se termine par la phrase : « J’espère que tu as aimé ma biographie sur Léah Frank. À bientôt ! » (H : 139). En effet, la locutrice juive s’adresse directement à son auditrice et veut s’assurer que l’enseignante Alice apprécie son devoir. Nous

44 Consulté dans

http://fr.chabad.org/calendar/1000year_cdo/civil_month/2/civil_day/1/civil_year/2004/jewish_month/7/jewish_d ay//jewish_year//submit1/Suivant+&raquo%3b, le 3 décembre 2016.

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estimons que le recours au passé composé accentue le fait que la professeure est sur le point de finir la lecture du devoir, que son procès de lecture est presque accompli. Les pronoms personnels sujets je/tu soulignent « une “réalité de discours”, qui est une chose très singulière »(Benveniste, 1966 : 252). Cette situation d’énonciation témoignerait de la relation particulière qui relie la professeure de français à l’une de ses élèves. L’attachement à Hadassa empêcherait Alice de corriger la composition d’une manière neutre : « Je lus, je relus, j’imaginai. Évaluai avec difficulté » (H : 139).

Au bout du compte, pour pouvoir déterminer la situation d’énonciation, nous prenons en considération les pronoms et les adjectifs personnels renvoyant au locuteur et à l’auditeur, et les repères de temps et d’espace. Signalons que l’analyse de notre corpus s’effectue davantage selon les indices de l’énonciation de discours que selon les indices de l’énonciation historique.