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Langue comme l’expression de la conception du monde

CHAPITRE II HÉTÉROLINGUISME LITTÉRAIRE AU QUÉBEC

II.6. Tétraglossie d’Henri Gobard

II.6.1. Langue comme l’expression de la conception du monde

Henri Gobard met en exergue à son ouvrage L’aliénation linguistique. Analyse tétraglossique la citation suivante : « … la lingua dovrebbe essere trattata come una concezione del mondo, come l’espressione di una concezione del mondo... »122. En effet, Henri Gobard y soutient la thèse

selon laquelle une conception du monde, la Weltanschauung, se transmet dans une langue123 (Ibid. :

41). Lorsque la langue sert, par exemple, à acquérir un savoir, elle devient l’instrument de sa transmission (Ibid. : 40). Le linguiste français présente cette notion allemande et met l’accent sur son acceptation dans la philosophie du langage :

Cette « image du monde » unit la Weltanschauung humboldtienne (vision du monde qui est la somme des résultats de la connaissance impliquée dans la langue, donc une chose statique – ergon) et l’innere Sprachform (la forme intérieure de la langue, laquelle est une force dynamique dans la transformation spirituelle du monde – enérgeia)124. (Ibid. : 46-47, les

italiques sont dans le texte)

possèdent des sens différents dans les deux langues) ; 3) le mot-valise bilingue (néologisme), qui « est constitué de deux mots ou parties de mots appartenant à des langues différentes pour former un nouveau signifiant » (Richard, 2004 : 128).

122 « … la langue devrait être traitée comme une conception du monde, comme l’expression d’une conception du

monde... ». Antonio Gramsci, Quaderni del Carcere, 1930-1932, 5, IX § 131, Éd. Einaudi.

La traduction, les références bibliographiques et la typographie sont recueillies dans Henri Gobard, L’aliénation

linguistique. Analyse tétraglossique, Paris, Flammarion, 1976, p. 5.

Antonio Gramsci (1891-1937) était un philosophe et un homme politique italien. Il est l’auteur des Cahiers de

prison (1929-1935), où il définit les objectifs et la stratégie du marxisme-léninisme.

123 Dans le cadre de notre travail de doctorat sur l’hétérolinguisme dans le roman québécois contemporain, nous

nous intéressons beaucoup à cette notion de Weltanschauung, parce qu’elle nous permet d’approfondir la relation entre la pratique langagière du personnage littéraire et sa construction identitaire.

124 Henri Gobard recourt à l’ouvrage : Adam Schaff, Langage et connaissance, trad. Claire Brendel, Paris,

Anthropos, Paris, 1967, p. 38. Adam Schaff reprend les travaux de Leo Weisgerber, Vom Weltbild der deutschen

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Le fondateur de l’analyse tétraglossique convoque l’ouvrage Langage et connaissance d’un philosophe polonais, Adam Schaff; ce dernier puise dans les travaux en linguistique de Leo Weisgerber125. Celui-ci étudie la capacité de la langue de structurer la réalité et la conception du

monde chez l’individu : « La langue est ainsi promue au rôle du créateur, du démiurge, de l’unique monde accessible à l’homme – et cet unique monde qui nous est accessible, est précisément le monde construit par le langage »126 (Gobard, 1976 : 47, nous soulignons). Par ailleurs, le linguiste allemand

est convaincu que « la langue est pour [l’homme – A.H.T.] une forme sociale de la connaissance [et que] les langues ne se distinguent pas seulement par leurs formes acoustiques mais aussi par les contenus qu’elles assimilent »127.

Henri Gobard estime que « la langue exprime un autre monde par elle-même », qu’elle « porte avec elle sa Weltanschauung et toute obligation linguistique peut […] entraîner un processus de dissolution culturelle » (Gobard, 1976 : 46-47). Il prévient contre « le contact de deux civilisations », à l’issue duquel l’une ou l’autre culture risque de s’éteindre. Le linguiste français convoque les travaux sur l’ethnolinguistique (G. Devereux128) et sur l’écolinguistique (E. Haugen129). Il soutient qu’imposer

125 Hormis l’ouvrage de Leo Weisgerber cité ci-dessus, Adam Schaff puise dans Leo Weisgerber, Das Gesetz der

Sprache, Heidelberg, 1951. Henri Gobard signale que les travaux de Leo Weisgerber ne sont pas traduits en

français. Notre consultation du catalogue électronique de la Bibliothèque nationale de France confirme que c’est toujours le cas.

126 Henri Gobard cite Adam Schaff, op. cit., p. 38-39. Nous rapportons ci-dessus cette citation dans son

contexte :

« La chose ici la plus capitale du point de vue cognitif est le fait que la langue non seulement sert à

communiquer la connaissance, mais aussi qu’elle la façonne, transformant le « chaos » […] que nous appelons le monde, en un produit ordonné de l’esprit. La langue est ainsi promue au rôle du créateur, du démiurge, de l’unique monde accessible à l’homme – et cet unique monde qui nous est accessible, est précisément le monde construit par le langage. […] La subjectivisation de la connaissance […] englobe en effet non seulement les catégories du temps, de l’espace et de la causalité, mais aussi tout ce qui est donné dans la connaissance ». (Gobard, 1976 : 47, nous soulignons)

127 Gerda Haßler, « La vision linguistique du monde : mythe et réalité de l’utilisation d’une notion

humboldtienne au XXe siècle », dans Emilie Aussant, Christian Puech (dir.), Les dossiers d’Histoire

Épistémologie Langage, Linguistiques d’intervention. Des usages socio-politiques des savoirs sur le langage et les langues, n°6, 2014, p. 4.

Consulté dans https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01115175/document, le 7 novembre 2016. Gerda Haßler recourt à l’ouvrage : Leo Weisgerber, Muttersprache und Seistesbildung, Göttingen, Vzandenhoeck & Ruprecht, 1929, p. 71, 73-88.

128 Georges Devereux, Essais d’ethnopsychiatrie générale, trad. Tina Jolas, Henri Gobard, Paris, Gallimard,

1970.

129 Einar Haugen, The Ecology of Language, Stanford University Press, 1972.

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l’enseignement de la langue et de la culture du pays où elle est parlée fait subir aux apprenants « une situation schizolinguistique » (Gobard, 1976 : 46). Ceci provoque un risque de déculturation et conduit à « la dispersion systématique de toutes les cultures, de toutes les ethnies et de tous les peuples » (Ibid. : 47-48).

Lorsqu’Henri Gobard s’interroge sur la qualité de l’enseignement de la langue anglaise en France, il observe que « le Français qui parle en anglais doit renoncer à la distinction entre tu et vous qui est propre à sa culture » (Ibid. : 46). Dans les années 1970, « la mauvaise qualité d’enseignement » de la langue de Shakespeare « est précisément un excellent signe de santé psycholinguistique, la preuve même du bon fonctionnement des mécanismes de rejet : les langues vivantes, comme tous les organismes vivants, doivent être sélectives sous peine de mort et être capables à la fois de rejeter ou d’assimiler » (Ibid. : 50). Cette dernière phrase nous amène à constater qu’actuellement les expressions anglaises s’invitent de plus en plus dans la langue française : « [l]e jargon d’aujourd’hui vient d’Apple, Google ou Facebook. Disons-le : en low cost »130. À la lumière de la globalisation, les

mécanismes de rejet relèvent davantage de la conscience linguistique des usagers de la langue française. Par l’intermédiaire de la presse de vulgarisation, les hommes de plume s’adressent aux Français et les avertissent que le recours irréfléchi et inutile aux anglicismes fait que « [leur] vocabulaire devient passif et [que] la pensée s’appauvrit à force de se banaliser » (Ibid. : 13). Le pouvoir de la langue de créer une conception du monde est donc un instrument à double tranchant. La langue offre l’accès à la connaissance et favorise l’ouverture sur l’Autre. Par contre, la Weltanschauung anglo-américaine lance un défi aux autres langues et cultures, parce qu’elle transmet, voire impose, « “pacifiquement” comme des missionnaires inconscients » (Gobard, 1976 : 46) ses biens et ses valeurs.

La conception du monde par les langues est un phénomène qu’Henri Gobard réussit à saisir dans sa théorie. Au fondement de l’analyse tétraglossique, il y a la conviction que la langue n’est plus considérée comme « une et indivisible »131, à l’instar de la définition de Ferdinand de Saussure, mais

langage d’Einar Haugen », dans Histoire Épistémologie Langage, tome 32, fascicule 2, numéro thématique

Sciences du langage et psychologie à la charnière des 19e et 20e siècles, 2010, p. 151-166.

Consulté dans http://www.persee.fr/doc/hel_0750-8069_2010_num_32_2_3192, le 14 avril 2016.

130 Étienne de Montety, préface dans Jean Maillet, 100 anglicismes à ne plus jamais utiliser ! C’est tellement

mieux en français, Paris, Le Figaro littéraire, 2016, p. 5.

131 Rainier Grutman, « Le bilinguisme littéraire comme relation intersystémique », dans Canadian Review of

Comparative Literature/Revue Canadienne de Littérature Comparée, vol. 17, n° 3 et 4, septembre-décembre

1990, p. 199.

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qu’elle se compose de « variétés diatopiques (les dialectes), diastratiques (les sociolectes), diaphasiques (les registres) et diachroniques (les états de langue) » (Ibid.). Les variétés régionales, sociales et chronologiques en tant que phénomènes langagiers sont étudiées au sein de la société. Par contre, les variétés diaphasiques sont des variations situationnelles ; c’est le locuteur qui hésite sur le style ou le registre de langue à employer dans une situation de communication donnée132. Henri

Gobard souhaite « circonscrire clairement non seulement les diverses fonctions du langage mais leurs rapports réciproques ainsi que leur genèse » (Ibid. : 31, les italiques viennent de Gobard). Pour cette raison, il conçoit une analyse tétraglossique qui, « dans une perspective macro-sociolinguistique, [permet de distinguer] pour une aire culturelle donnée, quatre types de langage, quelque que soit la langue utilisée » : vernaculaire, véhiculaire, référentiaire et mythique (Ibid. : 34). D’une part, l’analyse tétraglossique systématise la circulation des langues et des variétés de langue dans le temps et l’espace pour une communauté culturelle donnée. D’autre part, elle répond à la fois aux critères linguistiques, sociologiques, historiques, ethniques et culturels :

• le langage vernaculaire – c’est un langage local, parlé spontanément au sein d’une communauté ; il peut être considéré comme langue maternelle (ou langue natale). Le langage vernaculaire est « le droit imprescriptible des ethnies, le droit de naissance linguistique, la marque indélébile de l’appartenance » (Ibid. : 34) ;

• le langage véhiculaire – c’est un langage national ou régional et il est appris par nécessité ; il est destiné à la communication à l’échelle des villes, au sein d’une société. Henri Gobard avertit que le langage véhiculaire « se veut universel et tend à détruire les langages vernaculaires quelles que soient leurs proximités sociolinguistiques ou leur parenté génétique » (Ibid. : 36) ;

• le langage référentiaire (se rapportant à la référence et non au référent) – c’est un langage relatif aux traditions culturelles, orales ou écrites : proverbes, dictons, littérature, rhétorique ; le langage référentiaire garantit « la continuité des valeurs par une référence systématique aux œuvres du passé » (Ibid. : 34) ;

132 Liliane Vosghanian, Approche linguistique, sociolinguistique et interactionnelle d’un cas de bidialectalisme :

arménien occidental et arménien oriental, thèse de doctorat soutenue le 19 octobre 2007 à l’Université Lumière

Lyon 2.

Consulté dans http://theses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2007/vosghanian_l, le 13 avril 2016.

La définition des variations diaphasiques est recueillie dans le point 2.3. « La variation (socio)linguistique » étant dans le chapitre 3 « Approche sociolinguistique ».

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• le langage mythique – c’est un langage qui « fonctionne comme ultime recours, magie verbale dont on comprend l’incompréhensibilité comme preuve irréfutable du sacré » (Ibid. : 34) ; le langage mythique relève de l’éternité.

Henri Gobard prend en compte le fait que la langue de communication est riche en variétés régionales (diatopiques), sociales (diastratiques) et chronologiques (diachroniques), et il conçoit, ainsi, leur organisation spatio-temporelle :

Tableau VIII. Une répartition spatio-temporelle de la tétraglossie d’Henri Gobard133

ESPACE TEMPS LANGUE

VERNACULAIRE ici maintenant maternelle

VÉHICULAIRE partout plus tard urbaine

RÉFÉRENTIAIRE là-bas jadis nationale

MYTHIQUE au-delà toujours sacrée

Grâce à l’analyse tétraglossique, Henri Gobard parvient à éviter l’« opposition entre une langue haute et une langue basse, [entre] une langue majeure et une langue mineure, [entre] une langue de pouvoir et une langue de peuple »134. Si cette classification semble universelle, c’est parce que les

chercheurs peuvent l’appliquer à l’étude de chaque « aire culturelle donnée » (Ibid. : 34), indépendamment de l’époque et de la langue utilisée. Ceci indique que la tétraglossie peut être établie dans une analyse synchronique (du point de vue de l’espace) et dans une analyse diachronique (du point de vue du temps) :

133 Le tableau de la répartition spatio-temporelle de la tétraglossie est recueilli dans l’ouvrage d’Henri Gobard,

op. cit., p. 37.

122

Tableau IX. Tétraglossie appliquée à l’analyse synchronique et à l’analyse diachronique135

ESPACE/synchronie TEMPS/diachronie

VILLAGE VILLE COSMOS CIEL

LANGAGES L. maternelle

vernaculaire

L. véhiculaire L. référentiaire L. mythique

MOYEN-ÂGE » Latin Grec Hébreu

PARIS XVIIIe » Français Latin Grec

LONDRES XXe » Anglais Français

Gréco-latin

Latin Chinois

Pour conclure au sujet de la tétraglossie, nous rappelons qu’elle s’inscrit dans la lignée des recherches sociolinguistiques menées dans les années 1970 en France (Ibid. : 5)136 et aux États-Unis

(Charles A. Ferguson, Joshua A. Fishman, John J. Gumperz). Le travail sur « cette quadripartition exhaustive » va de pair avec le « besoin de distinguer entre multilinguisme (bilinguisme, tri- ou quadrilinguisme) en tant que phénomènes individuels par opposition à la diglossie sociale (J. Fishman) et à la tétraglossie, fait de civilisation » (Ibid. : 39). Notons que c’est sur cet aspect civilisationnel que la théorie de Gobard coïncide avec la Weltanschauung.