• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE I PROLÉGOMÈNES À L’ANALYSE DIÉGÉTIQUE

I. 1.5.1.3 Procédés de personnalisation langagière

I.2. Discours rapporté

Le discours rapporté est défini comme un acte d’énonciation produit par un locuteur. Dans le récit, le narrateur est un locuteur primaire. Il relate l’acte d’énonciation d’un personnage qui est un locuteur secondaire. Le discours rapporté se divise traditionnellement en discours direct, discours indirect et discours indirect libre. Nous expliquons ces notions dans la suite de cette sous-partie.

Le terme de discours se rapproche du terme d’énoncé et renvoie à « tout ce qui est dit ou écrit par un locuteur ou un scripteur, réels ou fictifs » (DTL, « discours » : 146). Ainsi, le discours peut s’étendre d’un mot aux répliques d’un dialogue. Il se manifeste à travers des paroles, des écrits, des

45

pensées, des croyances et des opinions50. L’analyse du discours se focalise sur les « mécanismes

discursifs de la situation concrète […] qui parle ? à qui ? dans quelle situation précise ? » (Ibid. : 146- 147). L’analyse du discours s’intéresse également aux facteurs extralinguistiques qui « déterminent et structurent l’acte de parole : l’idéologie, la situation sociale du locuteur et de l’interlocuteur, le contexte historique » (Ibid. : 147).

L’acte de rapporter équivaut à « reproduire intégralement un segment dit ou écrit, mais aussi [à] résumer, reformuler, voire évoquer ou interpréter un discours » (Rosier, 2008 : 3). Le terme de citation s’impose lorsqu’il s’agit d’un discours reproduit à des fins scientifiques, pédagogiques et journalistiques (Ibid. : 3-4). Le terme de représentation de la parole d’autrui s’applique au récit où les formes du discours rapporté permettent de « créer des sociolectes ou des idiolectes et un effet de réel en construisant des styles parlés. Ceux-ci évoquent des caractéristiques linguistiques supposées d’un “parler oral”, qui sonne juste » (Ibid. : 4). Par conséquent, le discours rapporté peut être signalé dans le texte par « les guillemets, les italiques et la modalisation par renvoi explicite au locuteur (“au dire de…”) » (DTL, « discours rapporté » : 147).

Procédons à l’explication de différentes formes de discours, que nous étudions dans notre corpus : direct, indirect et indirect libre. Sachant que notre objet d’analyse est la textualisation des registres et des variétés de langue, nous appuyons les définitions par des exemples d’hétérolinguisme issus de notre corpus. Ceci nous permet de faire une première présentation de la diversité linguistique des romans sélectionnés : Hadassa de Myriam Beaudoin (2006), La Logeuse d’Éric Dupont (2006), Le Fou d’Omar d’Abla Farhoud (2005) et Côte-des-Nègres de Mauricio Segura (1998).

I.2.1. Discours direct et discours indirect

Le discours direct se caractérise principalement par une illusion de l’objectivité, par les signes de ponctuation (les tirets, les deux points et les guillemets) et par les marques de l’oralité (l’interjection et le jargon). Donnons l’exemple d’une réplique de Jeanne Joyal, un des personnages de La Logeuse d’Éric Dupont : « Wow ! Le vent d’ouest ? Qu’est-ce que ça veut dire ça à NDC ? » (LL : 56). Le discours indirect se distingue par une dépendance syntaxique, par la modalité de la proposition principale et par la coordination des temps verbaux. Nous rapportons un exemple recueilli dans La Logeuse : « Quelque chose lui disait qu’elle ne devait sous aucun prétexte partager ce que Gillian venait de lui apprendre avec quiconque » (LL : 102).

50 Laurence Rosier, Le discours rapporté en français, Paris, Éditions Ophrys, coll. « L’essentiel français », 2008,

46

Laurence Rosier expose que le discours direct et le discours indirect se manifestent par la présence de verbes introducteurs, tels que :

• « des verba dicendi (dire, répondre), plus ou moins modalisés (prétendre, insinuer), plus ou moins descripteurs du déroulement énonciatif (poursuivre, conclure), ou de la phonation (soupirer, grogner) et qui décrivent des actes de parole (promettre, féliciter) » (Rosier, 2008 : 56, les italiques viennent de Rosier) ;

• « des verba scribendi et apparentés (écrire, lire, noter) » (Ibid.) ; • « des verba sentendi (se dire) » (Ibid.) ;

• « des verbes de croyance ou d’attitude propositionnelle (croire, trouver) » (Ibid.) ;

• « des verbes-gestes (verbes de mouvement et verbes de mimiques gestiques) qui peuvent fonctionner comme seul introducteur ou en combinatoire (avec un participe présent) » (Ibid. : 57).

Laurence Rosier souligne que les verbes introducteurs mentionnés ci-dessus s’appliquent aussi bien au discours direct qu’au discours indirect ; à l’exception des verbes-gestes qui sont difficilement acceptables en discours indirect. Les verbes introducteurs peuvent « être spécialisés syntaxiquement et/ou sémantiquement » (Ibid.) ; la linguiste rappelle que le verbe faire n’introduit jamais le discours direct. Elle affirme que « plus la modalisation est forte, plus le discours indirect est approprié » (Ibid.).

Le tableau ci-dessous rassemble les exemples du discours direct et du discours indirect en fonction des verbes introducteurs. Nous soulignons les verbes concernés :

47

Tableau II. Exemples du discours direct et du discours indirect

Discours direct Discours indirect

Verba dicendi « […] il m’aurait parlé de ses

médicaments qui l’assomment, […], il m’aurait récité quelques passages de Hamlet qu’il vient de relire pour la énième fois, raconté un épisode de notre enfance au Liban et à Montréal […] » (FO : 84)

« Lalo demande qu’on lui explique ce qui se passe, putamadre » (CDN : 98) « [Gillian] expliqua à Rosa qu’elle finissait la rédaction d’un roman autobiographique […] » (LL : 178)

« Madame, je te promess que je viens demain parce que j’ai un cadeau pour toi […] » (H : 210) Verba scribendi et apparentés « Qu’est-ce que tu dessines,

Hadassa ? » (H : 105)

« […] et avec le bâton à lèvres [Déborah] traça sur la vitre, tout bas, tout petit : I can’t come. D. » (H : 181)

« Je n’écrirai jamais l’histoire de mon frère » (FO : 106)

---

Verba sentendi « - […] qu’est-ce que

j’entends ? – Tears of Israël… Un classique klezmer » (H : 162)

« - Tu vois pas ? - Je vois… sept personnes » (H : 105)

« Mais souviens-toi du nombre de fois que Cléo devait aller au piquet, parce qu’on le surprenait en pleine discussion avec son voisin ou qu’il avait mal fait ses devoirs » (CDN : 66)

Verbes de croyance ou d’attitude propositionnelle

« Même si on croit la connaître, [la folie] est toujours plus imaginative que nous, elle nous devance, elle se renouvelle tout le temps » (FO : 161)

« [Rosa] se prit à penser qu’à cette époque, sa recherche de vent à Montréal aurait été de très courte durée […] » (LL : 173)

Verbes-gestes « M’arrêtant au pupitre de

Gittel […], je posai mon doigt sur sa copie et n’hésitai plus : - Pourquoi tu écris ceci ? » (H : 162)

---

Nous n’avons pas trouvé d’exemple pour les verba scribendi en discours indirect. En effet, notre corpus ne contient pas de tournures telles que « il/elle écrit que », « il/elle note que », etc. Cela nous permet de constater que les narrateurs et les personnages ne sont pas amenés par les écrivains à paraphraser les lettres, les récits et les poèmes intercalés dans les romans.

48

I.2.2. Discours indirect libre

Laurence Rosier signale que le discours indirect libre va de pair avec les termes de reconnaissance et d’interprétation. Selon la linguistique, « [il serait interprétable] en fonction du sens comme paroles rapportées mais non nécessairement selon leur forme » (Rosier, 2008 : 90). Le discours indirect libre se caractérise, entre autres, par « la présence conjointe d’un verbe à l’imparfait et/ou au conditionnel avec une troisième personne » (Ibid.). Ensuite, il se manifeste par l’omission de « [l]’énoncé introducteur des propos cités (ex. “il dit”) » et de signes de ponctuation, tels que les deux points et les guillemets (DTL, « discours indirect libre » : 146). Il se rapprocherait à la fois du discours indirect par l’emploi de la troisième personne et des temps verbaux, et du discours direct par le maintien du lexique, de la syntaxe et des modalités.

Le discours indirect libre « permet au personnage de parler à travers la voix du narrateur, au point que les deux instances paraissent fusionner » (Ibid.). Donnons un exemple recueilli dans La Logeuse : « [Rosa Ost] savait que le don complet de soi n’était plus qu’une question de temps. Mais sous quelle forme et pour soulager quelles souffrances ? » (LL : 38). Ce passage témoigne de la conception du monde de la protagoniste, qui agit conformément à son éducation socialiste et au principe de faire du bien pour l’ensemble de la société.

Dans les années quatre-vingt, Ann Banfield développe une théorie du discours indirect libre et le définit comme « paroles et pensées représentées »51. Selon la théoricienne, c’est « un style sui

generis » parce qu’il se distingue « des formes du discours rapporté (direct et indirect), propres à la langue parlée » (Ibid. : 124). Le point commun entre la focalisation interne et le discours indirect libre serait, en somme, l’accès à la conscience du personnage littéraire. En outre, le narrateur peut utiliser cette polyphonie des voix, pouvant être sa parole ou celle du personnage, en vue de marquer la voix personnelle de ce dernier : « Se sentant un peu réconfortée, Rosa empocha les cent dollars étatsuniens. In God We Trust » (LL : 146). La protagoniste lit l’inscription sur le billet de 100 dollars américain que Gillian lui a donné. Ainsi, le discours indirect libre offrirait au narrateur la possibilité d’exprimer les émotions, les perceptions et les questionnements du personnage.

Le discours indirect libre est repérable dans un récit grâce à des indices linguistiques et extralinguistiques. Les auteurs du Dictionnaire des termes littéraires en signalent quelques-uns :

• les indices contextuels tels que la dimension réflexive de la pensée du personnage et la modalité : « Pour être déjà-là, pense-t-il [Flaco – A.H.T.], [les Bad Boys] ont dû prendre un

49

raccourci, probablement par Lavoie et Plamondon. Ils ne vont tout de même pas venir les attaquer dans l’église ! » (CDN : 202) ;

• l’idiolecte du personnage : « Je vivais sûrement dans le quartier car, oui, madame, hier on t’a aperçue sur le trottoir devant le house de Yehudis » (H : 78) ;

• les combinaisons inhabituelles des prétérits intemporels : « Bien mal acquis ne profite jamais » (LL : 233) ;

• les éléments du langage parlé : les interjections, les questions rhétoriques : « Exiger de l’argent de sa propre famille ! ¡ Santísima Virgen ! » (CDN : 128).

L’analyse de notre corpus révèle que le recours aux registres et aux variétés de langue peut également avoir lieu en discours indirect libre. Nous nous intéressons à ce dernier, parce que « […] dans les paroles et les pensées représentées la troisième personne peut avoir le comportement que la langue parlée réserve normalement à la première personne en tant que lieu de la subjectivité ou du point de vue » (Banfield, 1995 : 152). Ainsi, la textualisation d’une langue ou d’une variété de langue permettrait au narrateur de révéler la trace de la voix du personnage : « Point final. That's it, that's all. Gillian-la-pute lui avait enseigné cette expression que [Rosa] affectionnait parce qu’elle lui permettait de mettre un point final à bien des indécisions » (LL : 109-110). La fusion des instances narratives fait que l’expression de langue anglaise peut être énoncée par le narrateur homodiégétique ou par Rosa Ost.