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CHAPITRE I PROLÉGOMÈNES À L’ANALYSE DIÉGÉTIQUE

I.1. Diégèse

I.1.1. Temps de la diégèse

Gérard Genette emprunte les termes de temps du récit et temps de l’histoire à un théoricien allemand Gunther Müller pour pouvoir analyser le rythme (d’une partie) d’un récit (DTL, « temps du récit/ temps de l’histoire » : 471). Le temps du récit ou de la narration (Erzählzeit) est celui qu’il faut au lecteur pour lire un extrait de récit. Par conséquent, son synonyme est « temps de lecture » (Ibid.).

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Le temps de l’histoire (erzählte Zeit) ou temps raconté, diégétique désigne la durée de l’histoire fictive (Ibid.).

La dualité temporelle est caractéristique du récit oral, par exemple pour la récitation épique et la narration dramatique. Elle est moins pertinente pour d’autres formes d’expression narrative comme le roman-photo ou la bande dessinée, parce qu’elle nécessite un regard global et synchronique. Gérard Genette compare le temps du récit au temps qu’il faut pour parcourir ou traverser une route ou un champ (Genette, 1972 : 78, les italiques viennent de l’auteur). Le livre est un produit conçu dans le temps et dans l’espace, il nécessite du temps pour le « consommer » : « Le texte narratif, comme tout autre texte, n’a pas d’autre temporalité que celle qu’il emprunte, métonymiquement, à sa propre lecture » (Ibid.). Le temps du récit (Erzählzeit) est « un faux temps qui vaut pour un vrai », c’est un pseudo-temps (Ibid.).

I.1.1.1. Ordre du récit

Gérard Genette expose dans « Discours du récit » que la relation entre le temps du récit (Erzählzeit) et le temps de l’histoire (erzählte Zeit) peut être analysée selon trois axes : l’ordre, la durée et la fréquence (Genette, 1972 : 78). Étudier l’ordre temporel du récit exige de mettre en rapport « l’ordre temporel de succession des événements dans la diégèse et l’ordre pseudo-temporel de leur disposition dans le récit » (Ibid.). En d’autres termes, l’ordre désigne « la chronologie du récit [qui] n’est pas obligatoirement parallèle à celle de l’histoire » (DTL, « temps » : 471). Le procédé où le narrateur peut anticiper sur certaines parties de l’histoire est la prolepse ; le procédé où le narrateur peut renvoyer à des événements antérieurs ‒ l’analepse.

Par exemple, le temps de la diégèse dans La Logeuse d’Éric Dupont s’étend du mois d’août 2000 jusqu’au début du mois de janvier 2001. Lorsque le narrateur hétérodiégétique relate une imminente carrière d’écrivain pour l’une des amies de Rosa Ost, c’est la prolepse : « Les réponses ne se firent pas attendre trop longtemps. En janvier 2001, un éditeur français important accepta de publier tel que le manuscrit de Gillian […] Elle put tranquillement rentrer à New York où elle s’acheta un magnifique loft dans le Lower Manhattan avec vue sur l’East River » (LL : 181-183). L’analepse a lieu lorsqu’une partie de jeux de Scrabble se solde par la formation du mot « G-A-T-E-A-U » (LL : 29) et le narrateur évoque les événements d’il y a onze ans : « Le jour des neuf ans de sa fille, Thérèse avait invité tous les enfants de la classe de Rosa à une fête d’anniversaire qu’elle avait mis des semaines à préparer. […] Des vingt-quatre petits invités, aucun ne se présenta à la fête, et l’énorme gâteau doré en forme de marteau et de faucille narguait les trois femmes debout autour de la table magnifiquement décorée » (LL : 29).

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I.1.1.2. Durée du récit

Les auteurs du Dictionnaire des termes littéraires expliquent que « le rythme (ou la vitesse) d’un récit dépend de la relation entre la durée de celui-ci et celle de l’histoire » (DTL, « temps » : 471). Étant donné qu’« un événement peut être rapidement résumé, voire omis, alors qu’un autre est décrit de façon circonstanciée » (Ibid.), Genette distingue « les quatre mouvements narratifs » : le sommaire, la pause descriptive, l’ellipse et la scène (Genette, 1972 : 129).

Le sommaire a lieu lorsque « le temps du récit est plus court que celui de l’histoire » (DTL, « temps du récit/ temps de l’histoire » : 471-472), par exemple : « Pendant les heures qui suivirent, Rosa passa de l’état de villageoise oisive à celui de travailleuse active » (LL : 69).

La pause a lieu lorsqu’« au temps du récit ne correspond aucun temps de l’histoire » (DTL, « temps du récit/ temps de l’histoire » : 472). Par exemple, dans La Logeuse, le narrateur attire l’attention du lecteur sur une apparence physique de Rosa Ost à la sortie de son village natal. La description occupe une page entière et n’avance pas le temps de l’histoire : « Rosa faisait une figure de bonne sœur parmi ces outrages à la sobriété. Vêtue pour son voyage d’une robe couleur lilas à la mode de 1912, elle se trouva au milieu de jupettes de cuir, de talons aiguilles provocants et de maquillages bariolés » (LL : 49-50).

L’ellipse a lieu lorsque « le récit fait silence sur une durée donnée de la fiction, opérant un véritable “saut” dans le temps de l’histoire » (DTL, « temps du récit/ temps de l’histoire » : 471). Nous rapportons un exemple recueilli dans La Logeuse : « Les jours passèrent. […] Au cours des dernières semaines, son histoire personnelle avait connu une accélération fulgurante » (LL : 109).

La scène a lieu lorsque « le temps du récit coïncide avec celui de l’histoire » (DTL, « temps du récit/ temps de l’histoire » : 472). Selon Gérard Genette, il s’agit de « scènes typiques, ou exemplaires, où l’action […] s’efface presque complètement ou profit de la caractérisation psychologique et sociale » (Genette, 1972 : 143, les italiques viennent de l’auteur). Nous recueillons l’exemple de la scène dans La Logeuse où le dialogue entre les danseuses russes, Ludmilla Ilinichna Vladimirova et Tatiana Andréïevna Bakoulina, occupe trois pages (p. 129-131). Elles discutent sur l’art de prédire l’avenir depuis le fond de la tasse et évoquent quelques événements de leur passé à Saint-Pétersbourg. Cette scène montre certains traits de leur psychologie, la préoccupation de Ludmilla pour le bien-être des autres et l’autorité de Tatiana à l’égard de Ludmilla.

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I.1.1.3. Fréquence du récit

Gérard Genette affirme que la fréquence est l’un des aspects essentiels de la temporalité narrative. Ce sont « les relations de fréquence (ou plus simplement de répétition) entre récit et diégèse » (Genette, 1972 : 145).

Lorsqu’un événement est relaté par le narrateur autant de fois qu’il s’est produit, c’est le récit singulatif. Genette précise que « [l]e singulatif se définit donc, non par le nombre des occurrences de part et d’autre, mais par égalité de ce nombre » (Genette, 1972 : 146). Lorsqu’un événement s’est produit plusieurs fois, mais qu’il est relaté par le narrateur une fois, c’est le récit itératif : « une seule émission narrative assume ensemble plusieurs occurrences du même événement » (Ibid. : 148). Lorsque c’est un événement unique, mais qu’il est relaté par le narrateur plusieurs fois, c’est le récit répétitif : « les récurrences de l’énoncé ne répondent à aucune récurrence d’événements » (Ibid. : 147). Ce dernier type de fréquence narrative, le récit répétitif, est présent dans Le Fou d’Omar d’Abla Farhoud. La mort du père et la maladie mentale du fils aîné constituent un leitmotiv des témoignages de quatre personnages. Le roman offre quatre visions distinctes sur la même famille libanaise. Ainsi, le lecteur obtient quatre perspectives étant l’une indépendante de l’autre. Les personnages restent séparés jusqu’à la dernière scène ; l’unique dialogue dans le roman rassemble les frères Abou Lkhouloud et le voisin québécois sur la dépouille du père défunt.

Les auteurs du Dictionnaire des termes littéraires souligne que « [l]e roman du XXe siècle, en

particulier, a expérimenté avec l’ordre, la durée et la fréquence, ce qui traduit une expérience du temps non plus uniquement linéaire, mais souvent aussi circulaire » (DTL, « temps », p. 471). Cette remarque nous amène à décrire brièvement le temps de la diégèse de Côtes-des-Nègres et du Fou d’Omar28.

Hadassa de Myriam Beaudoin (2006) et Côte-des-Nègres de Mauricio Segura (1998) possèdent de nombreux points communs : la diégèse se limitant à une année scolaire, des jeunes personnages provenant de différentes communautés culturelles, et une double temporalité. Du point de vue de la composition, ces deux romans se caractérisent par l’alternance du narrateur homodiégétique et du narrateur hétérodiégétique. Nous constatons que dans Hadassa deux histoires se déroulent dans le même temps diégétique (année scolaire 2004/2005), mais dans des espaces différents (Outremont et le Mile End). Tandis que dans Côte-des-Nègres, l’espace diégétique est commun, le quartier Côte-des- Neiges, mais l’alternance du narrateur homodiégétique et du narrateur hétérodiégétique serait, selon

28 Le temps de la diégèse dans Hadassa et La Logeuse est analysé en détail dans les troisième et quatrième

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nous, l’un des procédés marquant une double temporalité. Celle-ci est principalement due à l’âge des personnages principaux, parce que les narrateurs relatent l’amitié entre deux enfants se transformant en une rivalité sans merci lorsqu’ils grandissent et deviennent des adolescents. L’évocation des titres des séries télévisées nord-américaines comme Friends et Les Héritiers du rêve indique que la diégèse est située dans les années quatre-vingt-dix.

Rappelons que Le Fou d’Omar d’Abla Farhoud transpose quatre visions distinctes sur la même famille libanaise installée depuis plus que vingt ans au nord de l’île de Montréal, dans la municipalité de Pointe-aux-Trembles. Nous constatons tout d’abord que la diégèse dure un jour environ, parce qu’aux dires de Radwan, « [u]n musulman doit être enterré dans les vingt-quatre heures » (FO : 29). Étant donné que son père est mort une « nuit du mois Safar, en l’an de grâce 1423 de l’Hégire » (FO : 43), la diégèse a lieu le mois d’avril 200229. Ainsi, une double temporalité

diégétique indique deux espaces, l’Occident et l’Orient. Le décès du chef de la famille provoque de nombreuses analepses. Les plus récurrentes sont la mort de la sœur Soraya dans un incendie à la maison familiale de Montréal et l’attentat du 11 septembre 2001 à New York.