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CHAPITRE II HÉTÉROLINGUISME LITTÉRAIRE AU QUÉBEC

II.3. Cadre sociolinguistique de l’hétérolinguisme

II.3.2. Nomenclature sociolinguistique sur la grille d’analyse

II.3.2.4. Variable de balisage

Chantal Richard paramètre dans la grille d’analyse la variable de balisage qui rassemble les termes sociolinguistiques et typographiques. L’encadré rose contient les modalités telles que l’alternance fluide, l’alternance balisée, les italiques, les majuscules, les guillemets, la coupure graphique, l’hésitation, la répétition, la traduction, la redondance bilingue, la reformulation paraphrastique, la glose (ou l’explication) et le commentaire métalinguistique. La chercheuse s’intéresse par la suite au lien entre l’alternance et le contexte immédiat de l’énoncé dans le but de dégager les champs sémantiques et associatifs.

Conformément au propos de Chantal Richard, « [l]e balisage sert à signaler un élément étranger, à le faire ressortir » (Richard, 2004 : 123). Procédons à l’explication de la différence entre l’alternance fluide et l’alternance balisée. Selon Shana Poplack, « [l’]alternance typique n’est ni précédée ni suivie de pause ni d’hésitation, elle n’est pas une traduction ni une répétition de ce qui la précède dans l’énoncé, et plus important encore, aucun effet rhétorique n’est obtenu par une alternance donnée » (Poplack, 1988 : 25). Ceci indique que « [le] locuteur n’y attire pas l’attention, et son auditeur n’est donc pas obligé de reconnaître l’alternance ni de la ratifier » (Ibid.).

Les deux exemples qui suivent sont tirés de l’article de Shana Poplack, « Conséquences linguistiques du contact des langues : un modèle d’analyse variationniste » (1988). Nous respectons leur typographie originale. La linguiste a recueilli l’échantillonnage auprès des membres de la communauté des Portoricains de New York. Les séquences en espagnol sont marquées en gras et en italique : « So you todavía haven’t decided lo que vas a hacer next week. ‘Alors tu n’as pas encore décidé ce que tu vas faire la semaine prochaine’ » (Ibid. : 25) ; « Si tu eres puertorriqueño, your father’s a Puerto Rican, you should at least de vez en cuando, you know, hablar español. ‘Si tu es portoricain, ton père est portoricain, tu devrais au moins de temps à autre, tu sais, parler espagnol’ » (Ibid.).

Nous donnons ci-dessous les exemples de l’alternance fluide entre le français et l’anglais issus de deux romans de notre corpus d’analyse : Hadassa de Myriam Beaudoin (2006) et Côte-des-Nègres de Mauricio Segura (1998). Nous rapportons les répliques en discours direct qui remplissent les critères de l’alternance fluide, formulés supra par Shana Poplack : « J’aime le way ça turn quand tu marches. […] Il est très grand et a des cheveux yellow. Si tu vas dans son magasin, tu vas savoir right away que c’est mon père » (H : 120) ; « […] je suis sûr qu’on peut discuter, qu’on peut s’entendre sur un deal » (CDN : 132) ; « Je lui ai dit : je vous le jure, m’sieu, c’était la première fois que je prenais

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une puff de ma vie » (CDN : 185). Remarquons que les alternances entre le français et l’anglais s’effectuent d’une manière spontanée, « sans heurt ni transition » (Poplack, 1988 : 25).

Selon Shana Poplack, si le recours à une autre langue est signalisé de quelconque manière, l’alternance est balisée. Elle constate que « l’alternance attei[nt] son but discursif [lorsqu’elle est] saillante, […] signalisée ou balisée (“flagged”) dans le discours pour qu’elle ne passe pas inaperçue » (Ibid. : 26). Par ailleurs, la linguiste observe que « le débit de parole est interrompu à la frontière de l’alternance, ce qui rend superflue une condition syntaxique de grammaticalité » (Ibid.). Elle affirme que le locuteur « attire l’attention sur l’alternance au moyen de diverses stratégies discursives » (Ibid. : 25-26). Les quatre exemples qui suivent sont tirés de l’article de Shana Poplack ; nous respectons leur typographie originale :

• la recherche du “mot juste” : « Il dit, “je veux pas avoir des dishpan hands [‘mains gercées par l’eau de vaisselle’]” » (Ibid. : 26). Rappelons que la recherche du mot juste se caractérise par l’emploi des expressions qui reflètent le mieux un sens ;

• le commentaire métalinguistique : « Je m’adresse en français, pis s’il dit “I’m sorry” [‘comment ?’], ben là je recommence en anglais » (Ibid.). Le commentaire métalinguistique permet au locuteur d’expliquer les facteurs du changement de langue ;

• l’identification de l’appartenance linguistique du syntagme en l’encadrant d’expressions comme excuse mon anglais : « Mais je te gage par exemple que… excuse mon anglais, mais les odds [‘chances’] sont là » (Ibid.). Le locuteur formule sa phrase en français, mais pour donner un exemple, il s’excuse d’avoir recouru à l’anglais ;

• la répétition ou la traduction : « Je suis un peu trop anglicisé, anglifié, anglicized [‘anglicisé’] » (Ibid.). Le locuteur hésite sur l’emploi d’un mot, crée un néologisme pour finalement dire le mot en anglais.

Nous analyserons la pratique langagière des personnages littéraires dont les répliques sont conçues par les écrivains. Ces derniers recourent surtout aux stratégies typographiques pour attirer l’attention du lecteur sur l’alternance.

Nous nous intéresserons à l’aspect purement graphique de l’alternance. À cet effet, Chantal Richard observe que le changement de code linguistique peut être signalé à l’aide des italiques, des majuscules, des guillemets, de la coupure graphique, de l’hésitation et de la répétition.

Généralement, les mots en langue étrangère doivent être inscrits en italique. Le recours à l’anglais des écolières hassidiques dans Hadassa et des adolescents dans Côte-des-Nègres est toujours balisé en italique : « C’était babyish, m’avait signalé Hadassa […] » (H : 203) ; « […] je trouve ça pas

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mal wise » (CDN : 35) ; « Elles sont magnifiques ! [les billes en porcelaine ‒ A.H.T.] s’est exalté Akira. Check celle-là ! » (CDN : 49) ; « Passe-moi-le ou y’a plus de deal ! » (CDN : 257).

Lorsqu’un mot anglais est écrit en caractère régulier, il est considéré comme un emprunt intégré dans l’usage du français au Québec (Loubier, 2011 : 45) : « J’avoue que c’était pas une idée niaiseuse de me voler pendant le speech de Barbeau » (CDN : 35, nous soulignons) ; « […] depuis qu’on est au Canada, explique CB, mon père a essayé toutes sortes de business » (CDN : 113, nous soulignons). Certes, les mots anglais inscrits en caractère régulier causent un problème de repérage, mais ils véhiculent également une information sur leur intégration à la langue française.

Le narrateur hétérodiégétique dans La Logeuse paraphrase une publicité pour des collants italiens : « CAMMINA… CAMMINA… CAMMINA… CHI CALZA CORTINA. […] Celle qui porte les collants Cortina, marchera, marchera » (LL : 149). En outre, il relate que Rosa Ost se promène à côté de la « LUNETTERIE NEW LOOK » (LL : 148) ; les lettres majuscules signalent le nom propre d’un produit et l’enseigne commerciale.

Dans Hadassa, les majuscules permettent de signaliser l’émotion du personnage et la modulation de sa voix. Dans l’exemple rapporté ci-dessous, il s’agit d’une mère qui est venue à la rencontre des parents à l’école : « En un instant, Mme Rosenberg rougit, s’énerva et haussa le ton : - You HAVE to let her go whenever she asks. The doctor said she had problems. You HAVE to let her go, répéta-t-elle, agacée » (H : 157).

Les guillemets permettent à la narratrice de Hadassa d’insérer une séquence en langue étrangère prononcée en discours direct : « Les filles […] s’alignèrent, j’attendis le silence, et avant que la cloche ne sonne, je les étonnai en lançant : “Git Shabbes !” » (H : 46) ; « Le micro-ondes sonnait toutes les cinq minutes, les “comme-moi” s’y rendaient chacun leur tour, “Sorry can I pass, Sorry my meal is ready”, les perruques déplaçaient leur poids d’une jambe sur l’autre […] » (H : 118). L’institutrice Alice recourt à une expression yiddish devant les écolières hassidiques et à l’anglais devant les enseignantes juives de l’école.

Chantal Richard qualifie de coupure graphique les tirets encadrant la séquence en langue seconde. Les tirets, qui précèdent et suivent la séquence en langue seconde, joueraient, ainsi, le même rôle que les parenthèses92. L’exemple suivant93 est recueilli dans Volkswagen Blues de Jacques Poulin

92 Consulté dans http://www.la-ponctuation.com/tirets.html, le 14 novembre 2016.

93 Chantal Richard ne mentionne pas d’exemple illustrant la coupure graphique. Nous avons consulté

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(1984) : « [Jack et la Grande Sauterelle] avaient obtenu deux chambres distinctes, l’une au deuxième (l’étage des female quests) et l’autre au quatrième (l’étage des male quests), au lieu de partager une chambre à deux lits au troisième étage, où logeaient les gens mariés » (VB : 68). Toutefois, l’analyse de notre corpus révèle que la coupure graphique encadrant une séquence en langue seconde est absente.

L’hésitation et la répétition de l’élément en langue seconde peuvent être signalisées aussi bien à l’oral qu’à l’écrit. Dans Côte-des-Nègres de Mauricio Segura, l’hésitation de Lalo est signalée par les points de suspension : « Chez Zellers, je crois, répond Lalo. Écoute-moi, CB… amigo haitiano… je suis sûr qu’on peut discuter […] » (CDN : 132). L’adolescent latino-américain recourt à l’espagnol devant Cléo Bastide, Haïtien et chef de la bande Bad Boys. L’expression de l’amitié n’est qu’un stratagème pour se sauver du bizutage.

La répétition ouvre « Le livre de Radwan Omar Abou Lkhouloud » dans Le Fou d’Omar : « Father. My Father. My father is. My father is dead. […] My father is dead and I’m dead loss » (FO : 21). L’homme schizophrène découvre que son père est décédé dans son sommeil. Radwan Omar est parfaitement trilingue et cette mort provoque chez lui une avalanche linguistique. D’une part, le choix d’exprimer sa première réaction en anglais relève du besoin de comprendre la situation. D’autre part, le protagoniste justifie son choix par une raison phonétique : « En arabe ça marchait pas. Bayé mètt, bayé bett, ça sonnait comme jingle bell, jingle bell » (Ibid.). Remarquons que la répétition du mot « father » produit un effet de gradation ; plus la phrase est développée, plus elle est chargée de sens. Ceci amène Radwan Omar à affirmer que le décès du père est pour lui une perte insurmontable : « Mon père est mort et je suis mort de perte » (notre traduction de « My father is dead and I’m dead loss »).

En outre, Chantal Richard constate que des séquences en langue seconde peuvent être en rapport avec le contexte immédiat de l’énoncé de la langue principale. Elle intègre dans la variable de balisage les phénomènes du contact de langues tels que la traduction, la redondance bilingue, la reformulation paraphrastique et la glose (ou l’explication). Richard formule les définitions de ces modalités et les appuie par les citations issues de son corpus romanesque. Précisons que la redondance bilingue et la glose sont présentes dans le nôtre.

La redondance bilingue se caractérise par la juxtaposition des séquences en langue seconde et en langue principale. Évidemment, l’élément en L2 équivaut à celui en L1 : « The Grapes of Wrath à

citons correspondent aux alternances numéros 15 et 16 sur la liste des alternances recueillies par Richard dans

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PBS, les beaux yeux de Henry Fonda pleins de raisins de la colère » (FO : 25). La redondance bilingue consiste en l’usage de la traduction littérale du titre d’un film. Dans l’exemple suivant, Radwan Omar fait alterner l’anglais, le français et l’arabe dans le but de mettre en évidence que certains mots relèvent de valeurs universelles, comme la famille, la langue et l’identité : « À l’âge de la mort, y a pas grand-chose qui reste debout. Que tu sois Ben Laden ou Bush ou Duranceau, comme mon frère se fait appeler, ça change rien, tu balbuties daddy, mommy, papa, maman, bayé, immé » (FO : 31). L’exemple suivant diffère du précédent. D’une part, Radwan Omar répète le mot « père » dans quatre langues et deux registres (non marqué et familier) ; d’autre part, les mots ne sont pas séparés par des virgules : « D’habitude, c’est papa father daddy padre bayé abouna baba qui faisait le café » (FO : 173). Cette énumération indique que tous ces lexèmes ne se réfèrent qu’à son père à lui : Omar Khaled Abou Lkhouloud. Le contexte immédiat de l’énoncé est centré sur la vie familiale du protagoniste, tandis que dans l’exemple précédent, il s’agit du contexte global de l’énonciation gravitant autour du lien entre la langue et l’identité. En somme, l’interprétation résiderait dans la présence et/ou l’absence du signe de ponctuation, et dans le contexte d’énonciation.

Les trois citations rapportées ci-dessus ne renvoient pas à la traduction selon la définition de Richard. Elle qualifie de traduction les séquences en langue seconde signalées par l’auteur, par le narrateur ou par un personnage en tant que traduction. L’exemple est recueilli dans sa thèse de doctorat : « “on va en avoir une torrieuse” (ça veut dire a hell of a storm) »94 (Richard, 2004 : 124).

Chantal Richard formule la définition suivante pour la glose : « l’alternance sert à expliquer un élément de [la langue principale] sans paraphraser ou l’alternance en [langue seconde] est expliquée en [langue principale] » (Richard, 2004 : 124). Dans Hadassa de Myriam Beaudoin, le narrateur hétérodiégétique recourt aux termes yiddish relatifs à la culture juive. Grâce à ces termes, la description des préparations pour le shabbat est plus vraisemblable : « […] la jeune épouse et d’autres femmes avaient […] rejoint à l’étage l’ezres noshin, la tribune qui leur était réservée » (H : 148) ; « La zogerke, une des rares femmes à comprendre l’hébreu […] » (H : 149) ; « [Déborah Zablotski] avait […] préparé la sholent, les fèves noires et les œufs […] » (H : 150) ; « Chez elle, la jeune femme […] goûta le kugel, ce pudding de pâtes brunes sucrées et garnies de raisins secs et de cannelle » (H : 151).

La reformulation paraphrastique désigne un « élément en L2 reformulé autrement, mais en paraphrasant un élément en L1 ou l’élément en L2 est suivi d’une telle reformulation en L1 » (Richard, 2004 : 124). Étant donné que la reformulation paraphrastique est absente dans notre corpus,

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nous rapportons un extrait de La Québécoite de Régine Robin (1983) : « Le schizo – le dingue – le psychotique, le border line – l’irrécupérable semeur de merde […] » (Q : 50).

Le dernier balisage que Chantal Richard distingue dans son corpus est le commentaire métalinguistique, « qui porte sur [l’]alternance ou sur le phénomène du contact de langues » (Richard, 2004 : 124). Dans La Logeuse d’Éric Dupont, la première intervention de Jeanne Joyal dans la diégèse : « Moué, c’est Jeanne Joyal. Embarquez, on gèle » (LL : 52), est accompagnée d’un commentaire métalinguistique du narrateur hétérodiégétique : « Jeanne Joyal prononçait un “moué” profond et grave en se frappant la poitrine de l’index droit, comme si elle eût craint que l’on se méprît sur l’identité du locuteur. Ce “moué” résonnait dans l’air comme un beuglement désespéré, un ordre, une menace » (LL : 52). D’un côté, le narrateur hétérodiégétique souligne l’habitude de Jeanne de renforcer sa prise de parole par le gestuel. De l’autre, il établit un lien direct entre le geste du locuteur et la confirmation de son identité.

Dans le cadre de cette sous-partie, nous avons présenté les quatre variables qui ont permis à Chantal Richard de décrire les formes de l’hétérolinguisme ; rappelons que ces variables sont la langue seconde, l’intégration de la langue seconde dans la phrase, les niveaux discursifs et le balisage. Grâce à l’usage de la grille d’analyse, Richard est parvenue à distinguer les caractéristiques importantes du roman hétérolingue des années 1980 et 1990 au Canada francophone. Il ne fait aucun doute que notre intérêt scientifique pour l’hétérolinguisme s’inscrit dans la lignée des travaux effectués par Chantal Richard. La nomenclature sociolinguistique et les termes typographiques favorisent un examen des formes et des fonctions de l’hétérolinguisme dans notre corpus romanesque.