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CHAPITRE II HÉTÉROLINGUISME LITTÉRAIRE AU QUÉBEC

II.5. Fonctions de l’hétérolinguisme

II.5.3. Effet d’œuvre

La deuxième fonction, l’effet d’œuvre, englobe tous les effets esthétiques dont l’objectif est de souligner l’effort stylistique d’un texte écrit ou le recours à une tradition littéraire. Chantal Richard précise que l’effet d’œuvre se manifeste davantage à l’écrit qu’à l’oral et que ses formes les plus répandues sont l’intertexte cité ou approprié ainsi que la recherche du mot juste. La chercheuse fait alors référence à l’emploi des expressions qui reflètent mieux un sens, à l’intertextualité, aux jeux de mots et aux aspects phonétiques de la langue. Les intitulés et les définitions de toutes les modalités de l’effet d’œuvre sont recueillis dans la thèse de doctorat de Chantal Richard (p. 127-129). Nous les appuyons par les citations issues de notre corpus romanesque.

L’intertexte cité ou approprié est un « intertexte intégré dans le discours du personnage qui reprend les propos cités, mais en les appliquant à un contexte personnel […]. L’intertexte peut aussi être l’indication d’une volonté d’inscrire son œuvre dans un mouvement ou une époque littéraire » (Richard, 2004 : 127). Exemples : Radwan Omar Abou Lkhouloud citant un extrait de Hamlet de

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Shakespeare : « To die, to sleep – No more. To die, to sleep – To sleep, perchance to dream – ay, there’s the rub ; For in that sleep of death what dreams may come » (FO : 24, les italiques sont dans le roman) ; Déborah Zablotski faisant sa prière matinale : « … Que je marche dans Ta loi et que je sois fidèle à Tes commandements. Que je ne sois pas induite en péché ni en tentation ni en mépris […] » (H : 96, les italiques sont dans le roman) ; « On y voit défiler […] des étudiants soûls chantant : “Vive la Canadienne ! Vole, mon cœur voooole ! Vive la Canadienne ! Et ses jolis yeux doux…” » (LL : 260).

L’interdiscours « est à la fois ancrage référentiel et effet de style, par exemple, la citation d’un discours populaire (les slogans, les chansons) » : « Que des émissions qui coûtent la peau des fesses de violence gratuite, d’autos écrabouillées, sky is the limit, american way of life, qui vident la tête si elle est pas déjà vide » (FO : 25-26) ; « Trois filles, toutes vêtues de noir, assises à l’indienne, entourent une radio grinçante : naked woman, naked man, where did you get that nice sun tan, naked woman, naked man » (CDN : 91).

Chantal Richard précise que l’interdiscours peut également comporter un commentaire social, par exemple, au sujet du racisme : « Sauf dans les moments de crise à cause des attaques terroristes ou des ouragans, des tremblements de terre ou autres acts of God qui nous montrent que America is great, Americans are great, God is an American et les Arabes sont des enfants de chienne et des pourris » (FO : 26) ; « La cafétéria se vide peu à peu. Les Bad Boys se lèvent, passent devant les Latinos en les insultant tout bas. Ceux-ci répliquent de manière quasi automatique ¡huevones, maricones de mierda! » (CDN : 146-147).

La recherche du mot juste se caractérise par « une utilisation judicieuse d’un signifiant qui renvoie à un sens ou à un contexte précis soit par son aspect dénotatif ou connotatif. Ce mot est utilisé parce qu’il transmet son message mieux que tout autre » (Richard, 2004 : 127), par exemple : « Monsieur et Madame Bourdeau, de par le patronyme [sic], sont évidemment canadiens-français et… – Québécois ! interjeta Jeanne courroucée » (LL : 168) ; « – Écoute, explique Flaco, “goon” peut être pris comme une insulte, c’est vrai. Mais tout dépend du contexte. – De quoi tu parles, mon gars ! s’indigne CB. Fuck le “contexte” ! T’as voulu dire quoi ? C’est ça qui nous intéresse ! Utilise des mots normaux ! » (CDN : 96).

L’analyse de notre corpus révèle qu’il peut également s’agir de la recherche de la langue juste pour exprimer ses émotions ou pour codifier un message : « Father. My Father. My Father is. My father is dead. La seule phrase qui me vient. La seule qui m’est venue. En arabe ça marchait pas. Bayé mett, bayé mett, ça sonnait comme jungle belle, jinge bell » (FO : 21) ; « CB arrête [Ketcia] d’un

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geste et change de langue : – Minit la !... Quand on parle stratégie, on le fait en créole. Compris, tout le monde ? […] – A p rekòumanse sa a, m ap jete l dewò ! CB rabroue [Richard] […] – A p tou mèm pas lèsse l fè sa nan yon tàpi ! s’emporte Richard. M ap pini l idio ! S’il te plè ! A p lèse mwen vange onè nan Mixon ! » (CDN : 220-221).

Les autres effets stylistiques se manifestent par l’ironie, par la parodie et par l’emphase : « Tu n’as pas eu droit à une démonstration de la méthode tsypiquement québécoise de ramassage des feuilles ? » (LL : 156). Dans un énoncé d’une pensionnaire, la typographie de l’adverbe « tsypiquement » met en relief le mot imitant l’accent québécois de sa logeuse. En outre, la formulation du personnage exprime une dévalorisation des pratiques quotidiennes de Jeanne Joyal.

Concernant les aspects phonétiques de la langue120, nous citons un exemple recueilli dans La

Logeuse, « Not vèri ouèlle… » (LL : 97), étant la transcription phonétique de « not very well ». La diégèse de Hadassa s’étend sur une année scolaire et l’enseignante Alice corrige le français de ses élèves hassidiques : « – Madame Alice, j’ai li déjà trois livres, est-ce que je peux dessiner ? – J’ai LU. Oui, tu peux » (H : 57) ; « – Quand c’est un premier bébé garçon, on achète très beaucoup de gâteaux et on réserve une salle gigantique. – Gigantesque… la corrigeai-je. – Gi-gan-tes-que. […] » (H : 70). Dans la première citation, l’aspect phonétique de la langue est rendu par les lettres en caractère majuscule, dans la deuxième par la coupure graphique.

Remarquons que ce balisage correspond parfaitement à l’identité professionnelle du personnage et au contexte immédiat de l’énoncé. Les lettres majuscules dans « J’ai LU » marquent la forme correcte du participe passé prononcé par l’enseignante ; la coupure graphique met en évidence l’effort de l’écolière pour prononcer correctement l’adjectif « gigantique ». En outre, ce dernier est en rapport avec « gigantic » étant son équivalent en anglais. Une espèce d’interlangue se forme chez elles, qui témoigne d’un avancement dans l’apprentissage de la langue française.

Chantal Richard mentionne encore les jeux de mots entre les langues121. Nous trouvons un

exemple de paronomase bilingue dans La Logeuse : « Une Africaine blonde hors de contrôle piaillait

120 Parmi les aspects phonétiques de la langue, Chantal Richard distingue : 1) la translittération – la transcription

des signifiants L2 en respectant la phonétique, mais en transcrivant par des mots en L1 ; 2) l’allitération – la répétition d’une consonne ; 3) la transcription phonétique ; 4) les onomatopées transcrites avec les phonèmes de L2. « Ces onomatopées transcrites en L2, comme la transcription phonétique d’une langue par les phonèmes d’une autre […] peuvent représenter l’appropriation, voire l’absorption d’une langue par l’autre » (Richard, 2004 : 128-129).

121 Chantal Richard énumère dans sa thèse des exemples de jeux de mots entre les langues tels que : 1) les

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en anglais dans un téléphone portable en agitant l’index droit. Il était question de phoques » (LL : 65). Nous supposons que la Gapésienne, qui vient d’arriver à Montréal, ne connaît pas un juron anglais « fuck ». Le narrateur recourt à une focalisation interne et accentue, ainsi, la naïveté de la jeune femme.