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Source de l’hétérolinguisme dans le plurilinguisme romanesque de Mikhaïl Bakhtine

CHAPITRE II HÉTÉROLINGUISME LITTÉRAIRE AU QUÉBEC

II.1. Concept d’hétérolinguisme

II.1.2. Source de l’hétérolinguisme dans le plurilinguisme romanesque de Mikhaïl Bakhtine

II.1.2.1. Concept de plurilinguisme romanesque et tripartition de Tzvetan Todorov

L’ouvrage Esthétique et théorie du roman de Mikhaïl Bakhtine (1895-1975) s’avère un point de départ pour les recherches sur l’hétérolinguisme. Précisons d’emblée que le savant soviétique défend l’idée selon laquelle « les genres en prose – et notamment [le] roman – [possèdent] une plus grande capacité d’absorption linguistique [en raison de] leur manque de prestige en comparaison avec la poésie, nettement plus réticente à mêler les styles et encore moins les langues » (Grutman, 2002 : 330).

Dans le chapitre « Du discours romanesque » de l’Esthétique et théorie du roman, Bakhtine expose une définition du roman : « Le roman pris comme tout, c’est un phénomène pluristylistique, plurilingual, plurivocal. […] Le roman c’est la diversité sociale de langages, parfois de langues et de voix individuelles, diversité littérairement organisée »62. Le plurilinguisme romanesque selon Bakhtine

se caractérise par la représentation dans le roman du

langage national [qui] se stratifie en dialectes sociaux, en maniérismes d’un groupe, en jargons professionnels, langages des genres, parler des générations, des âges, des écoles, des autorités, cercles et modes passagères, en langages des journées (voire des heures) sociales, politiques (chaque jour possède sa devise, son vocabulaire, ses accents) ; chaque langage doit se stratifier intérieurement à tout moment de son existence historique. Grâce à ce plurilinguisme et à la plurivocalité qui en est issue, le roman orchestre tous ses thèmes, tout son univers signifiant, représenté et exprimé. Le discours de l’auteur et des narrateurs, les genres intercalaires, les paroles des personnages, ne sont que les unités compositionnelles de bases, qui permettent au plurilinguisme de pénétrer dans le roman. (Ibid. : 88-89)

En résumé, Bakhtine affirme que le plurilinguisme romanesque se manifeste à travers « les discours des narrateurs fictifs, les paroles des personnages et les genres intercalaires »63. Le

62 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1975 [1978], trad. Daria

Olivier, p. 87-88.

63 Isabelle Simoes Marques. « Autour de la question du plurilinguisme littéraire », Les Cahiers du Groupe de

recherche et d’études sur les littératures et cultures de l'espace francophone, La textualisation des langues dans les écritures francophones, n°2, 2011, p. 231.

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plurilinguisme romanesque de Bakhtine se distingue par la dimension socio-historique. L’adjectif « social » désigne, en effet, « la manière personnelle [du] personnage de s’exprimer » (Ibid. : 230). Dans ce contexte précis, « [l]e langage […] est une manifestation d’une position sociale et non pas d’un contexte particulier » (Ibid.) :

la stratification du langage en genres, professions, société (au sens étroit), visions du monde, orientations, individualité, et son plurilinguisme social (dialectes) en pénétrant le roman s’y ordonne de façon spéciale, y devient un système littéraire original qui orchestre le thème intentionnel de l’auteur. (Bakhtine, 1978 : 119)

En outre, Mikhaïl Bakhtine favorise l’insertion dans le roman de « toutes les voix socio- idéologiques de l’époque, autrement dit, [de] tous les langages tant soit peu importants de leur temps : le roman doit être le microcosme du plurilinguisme » (Bakhtine, 1978 : 223). Le savant soviétique ne considère pas le roman comme un genre, mais comme « une (ou deux) propriété(s) du discours, dont l’occurrence ne peut être limitée à un moment unique de l’histoire »64. Bakhtine « accorde une

attention particulière au caractère dialogique de ce “plurilinguisme” » (Grutman, 2012 : 54) :

Pareil à des miroirs braqués réciproquement, chacun des langages du plurilinguisme reflète à sa manière une parcelle, un petit coin du monde, et contraint à deviner et à capter au-delà des reflets mutuels, un monde plus vaste, à plans et perspectives plus divers que cela n’avait été possible pour un langage unique, un seul miroir… (Bakhtine, 1978 : 226)

Il ne fait aucun doute que le plurilinguisme romanesque est un concept complexe, qui amène des chercheurs à l’étudier et à concevoir d’autres notions apparentées, par exemple l’hétérologie par Tzvetan Todorov et l’hétérolinguisme par Rainier Grutman. Ce dernier soutient que « la reprise non critique [d’une théorie de la forme romanesque] peut conduire à de fâcheuses erreurs d’interprétation » (Grutman, 1997 : 41). L’ambiguïté du terme de plurilinguisme romanesque, fait que Todorov convoque un néologisme russe разноречие, raznorechie, que Bakhtine a créé dans le but de « désigner cette diversité irréductible des types discursifs » (Todorov, 1981 : 89). Todorov, lui, traduit le néologisme par trois termes : l’hétérologie (raznoriechie) ou la diversité des registres sociaux, l’hétéroglossie (raznojazychie) ou diversité des langues naturelles et l’hétérophonie (raznogolosie) ou diversité des voix individuelles (Ibid.). Il remarque que l’importance de l’hétérologie réside dans la différence et non dans la pluralité (Ibid. : 88-89).

64 Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine le principe dialogique, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1981,

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Tzvetan Todorov rappelle que Mikhaïl Bakhtine compare l’hétérologie à la force centrifuge. Ainsi, le roman se caractérise par la diversité des registres sociaux, des langues naturelles et des voix individuelles : « l’hétérologie est solidaire de la représentation du langage, trait constitutif du roman » (Ibid. : 91). Si nous considérions le roman dans sa cohérence, il semblerait qu’une relation s’installe entre les termes « ex uno plures », « de l’un, plusieurs » et l’hétérologie, parce que le caractère dialogique se manifeste précisément à travers la diversité des registres sociaux, des langues naturelles et des voix individuelles. Dès lors, nous recourons au terme de l’hétérologie au lieu de celui de plurilinguisme romanesque pour mettre en évidence la diversification.

La présence des langues et des variétés de langue en littérature fait que le concept d’hétérolinguisme renouvelle les travaux sur l’hétérologie. Nous mettons l’accent sur sa relation avec l’hétérolinguisme dans la suite de la présente sous-partie (point II.1.2.3. « Relation entre разноречие, raznorechie, de M. Bakhtine et l’hétérolinguisme de R. Grutman »).

II.1.2.2. Réception de Bakhtine en Occident

Rainier Grutman prend ses distances avec la traduction française de l’ouvrage Esthétique et théorie du roman faite par Daria Olivier, et convoque les travaux de Karine Zbinden65. Le chercheur

opte pour la transcription originale du mot russe разноречие (Ibid. : 55) et pour la translitération des titres russes de Bakhtine : « “Slovo v romanie”, Voprossy Literatury i Estetiki » (Ibid. : 54). Cela lui permet de mettre en exergue le fait que le chapitre « “Raznorechie v romane” […] porte […] sur la stratification interne des langues et sur la polysémie sociale qui en résulte » (Ibid.). Daria Olivier a traduit “Raznorechie v romane” comme « Le plurilinguisme dans le roman » (Grutman, 2012 : 54). Karine Zbinden affirme que la traduction des concepts de raznojazychie et raznorechie « est un sujet des plus épineux : la terminologie française employée dans les essais sur le roman est particulièrement insatisfaisante » (Zbinden, 2003 : 342).

La tripartition entre les idiomes établie par Tzvetan Todorov est conforme à l’interprétation du mot russe raznorechie (разноречие), qui signifie « la stratification interne d’un langage donné » (Zbinden, 2003 : 342) et non pas « l’hétérogénéité des langues naturelles » (dans la traduction de Daria Olivier). La citation de Bakhtine que nous avons rapportée plus haut devrait donc être lue comme ceci : « dans le roman, doivent être représentées toutes les voix socio-idéologiques de l’époque,

65 Karine Zbinden, « Mikhaïl Bakhtine et le Formalisme russe : une reconsidération de la théorie du discours

romanesque », dans Patrick Sériot (dir.), Cahiers de l’institut de linguistique et des sciences du langage, Le

Discours sur la langue en URSS à l’époque stalinienne (épistémologie, philosophie, idéologie), Lausanne, n° 14,

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autrement dit, tous les langages tant soit peu importants de leur temps : le roman doit être le microcosme de l’hétérologie » (Zbinden, 2003 : 348). Précisons que le terme d’hétérologie, raznorechie, est employé par Karine Zbinden avec le sens proposé par Tzvetan Todorov, la diversité des registres sociaux et des niveaux de langue, et qu’elle suit dans ses travaux la tripartition de Todorov car elle lui semble « la moins insatisfaisante » (Ibid. : 342). Dans la suite de notre travail de doctorat, nous adoptons le choix terminologique de Rainier Grutman et de Tzvetan Todorov.

Rainier Grutman convoque également la traduction américaine du même ouvrage de Mikhaïl Bakhtine : The Dialogic Imagination. Four Essays66. Caryl Emerson et Michael Holquist, traducteurs

américains de l’ouvrage, ont promu « le néologisme heteroglossia » dans le but d’« éviter le vocabulaire courant, qui ne saurait rendre compte de l’inventivité lexicale et sémantique de Bakhtine. […] Ils s’en servent toutefois pour rendre tantôt raznorechie (l’hétérologie de Todorov), tantôt raznojazychie (l’hétéroglossie de Todorov), ce qui respecterait le flou artistique régnant dans l’original russe » (Grutman, 2012 : 55). Les traducteurs américains précisent que la différence entre razno- (hétéro-) et mnogo- (poly-) correspond à celle entre le type et la qualité, mais les deux qualificatifs sont souvent utilisés simultanément : « The distinction between razno- (hétéro-) and mnogo- (poly-) is the difference between type and quality, but the two attributes are often used together » (Grutman, 2012 : 55).

II.1.2.3. Relation entre разноречие, raznorechie, de M. Bakhtine et l’hétérolinguisme

de R. Grutman

Lorsque Tzvetan Todorov distingue разноречие, raznorechie, en l’hétérologie (diversité des registres sociaux, des niveaux de langue), en l’hétéroglossie (diversité des langues naturelles) et en l’hétérophonie (diversité des voix individuelles), il favorise une meilleure compréhension du concept de plurilinguisme romanesque de Mikhaïl Bakhtine en Occident. Rainier Grutman observe que le terme de raznojazychie, l’hétéroglossie dans la tripartition de Todorov, est absent dans la traduction de l’Esthétique et théorie du roman. Signifierait-il « la propriété centrifuge du discours qu’il désigne en anglais ou la “diversité des langues naturelles” dont parle Todorov ? » (Grutman, 2012 : 56). À la lumière de ses questionnements, Grutman indique que le concept d’hétérolinguisme coïncide avec la perspective fonctionnelle de Mikhaïl Bakhtine, qui « parle […] du fonctionnement réciproque des différents langages » (Ibid.). Précisons que le savant soviétique s’intéresse aux « multiples résonances des voix sociales et [à] leurs diverses liaisons et corrélations, toujours plus ou moins dialogisées »

66 Mikhaïl M. Bakhtin, The dialogic imagination. Four essays, Texas, University of Texas Press, 1981, Caryl

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(Bakhtine, 1978 : 89). Ainsi, la perspective fonctionnelle de l’hétérologie gravite autour du dialogisme, de « la polyphonie du langage et de ses usages, surtout romanesques »67. Rainier Grutman progresse

l’étude sur разноречие, raznorechie, lorsqu’il propose de « double[r] l’approche mimétique traditionnelle (la sociologie des contenus) d’une analyse davantage soucieuse de marquer le fonctionnement connotatif de la littérature » (Grutman, 1997 : 43). La fonction de l’hétérolinguisme peut être étudiée selon « la connotation contextuelle à laquelle Roland Barthes réservait le nom d’“effet de réel” » (Ibid. : 43, les italiques viennent de Grutman) et selon la connotation intertextuelle que Rainier Grutman qualifie d’« effet d’œuvre » (Ibid.). Nous expliquons la notion de connotation et ces deux effets dans le point II.5. « Fonctions de l’hétérolinguisme ».

Rainier Grutman signale que la divergence principale entre les concepts d’hétérolinguisme et de разноречие, raznorechie de Mikhaïl Bakhtine réside dans l’intérêt porté à la forme des différentes langues. En effet, l’hétérolinguisme met l’accent sur la forme de cette « coprésence des langues et variétés de langue dans les textes littéraires » (Grutman, 2012 : 57), parce qu’« [u]n même élément formel peut rayonner de plusieurs manières dans un texte » (Ibid. : 56). Le chercheur explique que sa méthodologie consiste, dans un premier temps, à étudier « la présence de la variation linguistique dans le texte » (Ibid.) et dans un second temps, à s’interroger sur « ses modalités, ses motivations et ses effets » (Ibid.). Dans le but d’illustrer cette nouvelle perspective, Rainier Grutman énumère des exemples variés issus de la littérature francophone d’Europe et d’Amérique du Nord. Le chercheur s’intéresse, à la fois, à la manière dont la langue anglaise, « élément formel » (Ibid.), résonne dans un texte littéraire francophone et à la fonction de « vecteurs identitaires » (Ibid.) que certaines variétés de langue peuvent jouer dans une communauté culturelle donnée :

Un même élément formel peut rayonner de plusieurs manières dans un texte (soit les fonctions divergentes de l’anglais dans les épigraphes choisies par Stendhal pour Le Rouge et le Noir, dans un certain nombre de polars français habillés à l’anglo-saxonne, dans la bande dessinée Blake et Mortimer du Belge Edgar P. Jacobs, ou dans le poème Speak White de la Québécoise Michèle Lalonde), tandis que des éléments morphologiquement très dissemblables peuvent avoir des effets semblables et même convergents dans un texte (ainsi, dans le roman québécois du XIXe siècle, le français régional et le latin se complétaient comme vecteurs identitaires).

(Ibid., nous soulignons)

Au bout du compte, le concept de Rainier Grutman complète celui de разноречие, raznorechie, parce qu’il se focalise aussi bien sur la fonction que sur la forme du recours aux langues et aux variétés de langue en littérature. Dans la perspective de Grutman, une analyse hétérolinguistique

67 Robert Dion, « Dialogisme », dans Michel Beniamino, Lise Gauvin (dir.), Vocabulaire des études

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s’applique à tout genre littéraire, « même s’il va de soi que chaque genre a ses contraintes et ses possibilités particulières » (Ibid.). Le chercheur prend ses distances avec le genre romanesque, privilégié par Mikhaïl Bakhtine, et souligne que l’hétérolinguisme de nombreux poèmes européens mérite d’être étudié, par exemple : « des jongleries bi- ou plurilingues des troubadours au magnifique Waste Land de T.S. Eliot, en passant par les tombeaux polyglottes de la Renaissance et les nombreuses expériences linguistiques de l’ère baroque ou des avant-gardes de l’entre-deux-guerres… » (Ibid.).