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CHAPITRE II HÉTÉROLINGUISME LITTÉRAIRE AU QUÉBEC

II.4. Formes de l’hétérolinguisme

II.4.3. Hétérolinguisme créateur

II.4.3.1. Dimension créatrice des contacts de langues

Le dédoublement identitaire ou l’alter ego est, selon la chercheuse, la plus fréquente manifestation de l’hétérolinguisme créateur. Le narrateur et/ou le personnage littéraire est obligé à s’affirmer dans « son bilinguisme et son biculturalisme » (Ibid.). Charles-François Papineau, héros principal du roman Les Têtes à Papineau de Jacques Godbout, est le meilleur exemple de personnage confronté au dédoublement identitaire à cause de sa pratique langagière104.

Autre exemple, Rosa Ost, protagoniste du roman La Logeuse, est confrontée à la modification de son accent gaspésien105, qui consiste en la prononciation du phonème sourd [k] comme le phonème

sonore [g] : « […] je suis de Notre-Dame-du-Gachalot, juste l’autre gôté du pont gouvert » (LL : 52). Cette modification de la prononciation entraîne chez l’héroïne un processus identitaire, qui ne se solde pas par le dédoublement, mais plutôt par l’union. Chantal Richard soulève, à partir de son corpus romanesque, que la question de l’alter ego dévoilerait une identité anglophone du personnage. Concernant Rosa Ost, qui connaît l’anglais « not veri ouèlle… » (LL : 97) et qui l’utilise dans son milieu professionnel, l’anglais ne dévoile pas une autre identité. Il est davantage considéré comme moyen d’expression de sa colère : « Et voilà ce qui arrive quand une Gaspésienne apprend l’anglais à Montréal avec des putes. […] You bitch ! You cum belchin’ whore ! Fuck you ! » (LL : 287).

104 Nous présentons une analyse des Têtes à Papineau (Paris, Éditions du Seuil, 1981) en qualité d’intertexte

littéraire pour le roman La Logeuse d’Éric Dupont.

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Radwan Omar Abou Lkhouloud, protagoniste du roman Le Fou d’Omar, est atteint d’une maladie mentale. Il provoque le lecteur nord-américain lorsqu’il associe la langue à l’expression du pouvoir : « Les indépendantistes québécois veulent s’identifier à la langue québécoise ou française, c’est selon, les juifs et les islamistes à leur religion et à l’argent, les Américains we are Americans, we are the best. Quand on n’arrive pas à choisir, ni une langue, ni une religion, ni we are Americans, on s’identifie à quoi, à qui, avec qui ? » (FO : 30-31). À cause de sa schizophrénie, le personnage vit un dédoublement identitaire, qui se manifeste, entre autres, à travers sa pratique langagière. En effet, le plurilinguisme est inscrit dans le quotidien de Radwan : il parle en arabe avec son père, en français avec ses sœurs et son frère, et en italien avec un ami. Ses monologues, ses flux de conscience sont souvent parsemés d’expressions québécoises : « Ici, [le père] a viré boutte pour boutte […] » (FO : 30), « Pantoute. Pantoute » (FO : 34). Lorsque l’homme schizophrène regarde la télévision américaine et canadienne, il recourt à la langue anglaise et se pose une multitude de questions sur la valeur de la culture populaire nord-américaine. Précisons que Radwan ne s’identifie aucunement avec le pays voisin lorsqu’il emploie les expressions anglaises. Certes, cette dimension américaine s’invite dans sa pratique langagière ; les États-Unis semblent davantage un objet à parodier et à critiquer.

Selon l’analyse de Chantal Richard, les jeux de langues peuvent servir de moyen pour illustrer « une sensibilité poétique » des romanciers (Richard : 2004, 182). Les narrateurs de La Québécoite et de Volkswagen Blues recourent abondamment aux paronomases bilingues106 et aux

faux-amis pour mettre en évidence la « divergence des sens entre les paronymes hétérolingues » (Ibid. : 183). Les techniques d’écriture de Myriam Beaudoin, d’Abla Farhoud, d’Éric Dupont et de Mauricio Segura témoignent d’une sensibilité poétique aux langues. Par exemple, le protagoniste du Fou d’Omar joue souvent sur l’aspect sémantique et phonétique des mots anglais (melting-pot, a blender) et français (un broyeur, broyer) pour exprimer son attachement à son père défunt :

Ma vie a toujours été inséparable de la vie de mon père. Dans le bonheur et dans le malheur, dans les hauts comme dans les bas. Un vrai melting-pot. Dans le vrai sens. Mêlé, mêlé. My father and I we were living in a blender. Un broyeur de vie. Il a broyé ma vie, j’ai broyé la sienne. (FO : 56)

Les jeux de langues tels que la paronomase bilingue et les faux-amis sont très rare dans notre corpus. Ceci peut être dû au fait que l’objectif de recherche de Chantal Richard reposait sur l’analyse

106 « Les mots paronymes sont des mots quasi-homonymes. Ils présentent donc une certaine ressemblance de

forme écrite et/ou orale, mais sont différents dans le fond ! […] La paronomase est la figure de style qui consiste à rapprocher des paronymes au sein d’une même phrase ».

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de l’hétérolinguisme du point de vue de la capacité créatrice de la langue. Nos objectifs de recherche et nos critères de sélection des romans sont différents de ceux de Chantal Richard, parce que nous décryptons la conception du monde des protagonistes à partir de leur pratique langagière. Pour cette raison, notre attention est centrée sur le milieu socio-culturel et le devenir identitaire de principaux personnages, et non sur les jeux de langues.

L’écriture épicène107 dans La Logeuse cadre avec les jeux de langues. Le narrateur

hétérodiégétique hésite sur la forme au féminin à appliquer et invente deux autres appellations : « Jeanne monta dans sa camionnette, prête à accomplir sa tâche d’inspecteur, d’inspectrice, d’inspecteuse ou d’inspecteure de l’Office québécois de la langue française » (LL : 154). Certes, l’énumération de deux néologismes se rapproche de l’ironie, toutefois, le narrateur reconnaît la visibilité du genre féminin dans la langue française. Précisons que la féminisation des titres et des noms de métiers est une marque du discours social au Québec.

L’une des caractéristiques de l’hétérolinguisme créateur est l’écriture aux limites de la lisibilité. Nous nous appuierons sur les résultats des travaux de Chantal Richard (pages 184-188). La lisibilité du texte hétérolingue est perturbée, entre autres, par les emprunts lexicaux, par les alternances interphrastiques et intraphrastiques, par les variations régionales de langue et par l’oralité (Richard, 2004 : 185). La chercheuse affirme que la lisibilité est sacrifiée jusqu’à ce que le sens soit perdu et donne l’exemple de l’écriture de Jean Babineau dans Bloupe : « Faire l’a-l’a-l’a-l’a-l’a-mour. Passé simple plus-que-parfait. Passé-complet. Avec P.P. La lettre que j’ai écrite. Écrit. La lettre écrite »108 ;

« C’é pas facile lorsqu’i faut qu’tu essayes d’t’façonner un visage avec des hosties carrés et/ou des mots comme des ballounes qui bostent. Anyways » (Ibid. : 127). En effet, l’écriture hétérolingue créatrice met en exergue « une prise de conscience fondamentale de l’entrelacement des langues et de leurs rôles sociaux [dans le] discours québécois » (Richard, 2004 : 185).

107 L’écriture épicène consiste à donner de la visibilité au genre féminin. Son objectif est la promotion de

l’égalité entre homme et femme dans les textes. Il existe des règles grammaticales et graphiques pour rendre compte du fait que le communiqué s’adresse aussi bien aux femmes qu’aux hommes.

Consulté dans https://www.ge.ch/egalite/doc/image-societe/redaction-epicene.pdf et dans http://bdl.oqlf.gouv.qc.ca/bdl/gabarit_bdl.asp?id=3912, le 11 avril 2016.

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