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Définition du nouveau concept et raison de sa formation

CHAPITRE II HÉTÉROLINGUISME LITTÉRAIRE AU QUÉBEC

II.1. Concept d’hétérolinguisme

II.1.1. Définition du nouveau concept et raison de sa formation

Dans les années 1990, Rainier Grutman a mené des travaux sur l’hétérolinguisme dans le but d’« étudier la pluralité langagière […] dans ce qu’elle a d’institutionnel et [d’] éliminer son côté anecdotique »(Grutman, 1997 : 19). Son intention était de démontrer que la cohabitation des langues a ses traditions dans la littérature québécoise et qu’elles jouent un rôle dans « la constitution d’une “littérature nationale55” » (Ibid. : 22). En effet, le chercheur décrit l’hétérolinguisme comme « la

présence dans un texte d’idiomes étrangers, sous quelque forme que ce soit, aussi bien que de variétés

54 Rainier Grutman, « Traduire l’hétérolinguisme : questions conceptuelles et (con)textuelles », dans Marie-

Annick Montout (dir.), Autour d’Olive Senior : hétérolinguisme et traduction, Angers, Presses de l’Université d’Angers, 2012, p. 49-81.

55 Rainier Grutman précise au sujet de la littérature nationale qu’elle « est un système littéraire qui fonctionne

explicitement selon des normes relevant d’une idéologie nationaliste. À cause du caractère relativement récent de ce type d’idéologie, ne saurait être dit “national” qu’un système apparu depuis le XIXe siècle, ou encore une

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(sociales, régionales ou chronologiques) de la langue principale » (Ibid. : 37, les italiques viennent de Grutman).

Dès lors, le nouveau terme a été adopté dans trois domaines de recherche : l’analyse des littératures francophones d’Amérique (Lise Gauvin, Tanya MacNeil, Chantal Richard, John Kristian Sanaker, Catherine Leclerc), les études postcoloniales de langue française (Laté Lawson-Hellu, Jean- Marc Moura) et la traduction (Sherry Simon, Reine Meylaerts, Myriam Suchet, Brian Bear).

II.1.1.1. Différence par rapport aux termes de bilinguisme, de plurilinguisme et de

diglossie

La première raison pour laquelle Rainier Grutman a exposé le concept d’hétérolinguisme est la différence de celui-ci par rapport aux termes de bilinguisme et de plurilinguisme. Tout d’abord, « le terme [de] bilinguisme est chargé de lourdes connotations au Canada alors qu’hétérolinguisme est plus neutre et a l’avantage de désigner à la fois des œuvres influencées principalement par la dichotomie français-anglais et celles qui sont ouvertes à une multitude de langues et/ou registres de langues »56.

Autrement dit, le terme hétéro- met en valeur l’altérité, à la différence de bi- et de pluri-, qui font penser à la quantité (Ibid. : 10). Rainier Grutman affirme que le bilinguisme décrit « un rapport individuel aux langues » de la part des auteurs (Grutman, 1997 : 37) et « qu’il se prête mal à une description objective des alternances et interférences entre des systèmes linguistiques » (Grutman, 2012 : 51). Le terme de bilinguisme ne peut pas être utilisé dans un cadre scientifique parce qu’il « ne permet guère de rendre compte du mélange (pidginisation, créolisation) » (Ibid.).

Ensuite, Rainier Grutman explique que le concept d’hétérolinguisme fait place à l’hybridité parce qu’il « évoque l’hétérogénéité, la variété, la diversité, alors que d’autres termes mettent davantage l’accent sur l’aspect quantitatif, cumulatif : bilinguisme et diglossie, multi- ou plurilinguisme et polyglossie » (Ibid. : 52). À la différence de la diglossie classique, le concept d’hétérolinguisme permet de décrire un événement discursif complexe d’un locuteur bilingue sans avoir à isoler « deux variétés d’une même langue », à savoir un idiome savant et un idiome familier57.

Si le bilinguisme concerne la pratique langagière d’un individu, la diglossie, elle, est le fait de

56 Chantal Richard, L’hétérolinguisme littéraire dans le roman francophone en Amérique du Nord à la fin du XXe

siècle, Thèse de doctorat, Université de Moncton, 2014, p. 10.

Consulté dans http://search.proquest.com/docview/305038603?accountid=12543, le 1 octobre 2012.

57 Rainier Grutman, « Diglossie littéraire », dans Michel Beniamino, Lise Gauvin (dir.), Vocabulaire des études

francophones. Les concepts de base, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, coll. « Francophonies », 2005,

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communautés tout entières (Ibid. : 60). De plus, le terme d’hétérolinguisme s’avère plus significatif que ceux de bilinguisme et de diglossie parce que « dans une configuration hétérolingue, la “différence” n’est pas toujours une entité commode, facile à identifier et à assigner, mais l’indice d’une diversité plus fondamentale » (Grutman, 2012 : 52).

Pour illustrer cette diversité, Rainier Grutman évoque « une force centrifuge débouchant sur la diversification et une force centripète cherchant à organiser le chaos, à le normaliser, à le transformer en cosmos uniforme et gérable » (Ibid.). En effet, la force centripète intervient en deuxième lieu et son rôle consiste en la correction de la force centrifuge. Si nous décomposons la définition de l’hétérolinguisme, nous observons que la force centrifuge correspond à « la présence dans un texte d’idiomes étrangers, sous quelques formes que ce soit », tandis que la force centripète désigne l’organisation « de variétés (sociales, régionales ou chronologiques) de la langue principale » (Grutman, 1997 : 37). Ces idiomes étrangers dont il est question, ce sont « des variétés diatopiques (les dialectes), diastratiques (les sociolectes), diaphasiques (les registres) et diachroniques (les états de langues) » (Grutman, 2012 : 52).

Le chercheur appuie son explication par l’emploi de deux expressions latines, « ex uno plures », voulant dire « de l’un, plusieurs » (notre traduction58) et « e pluribus unum », « de plusieurs,

un »59. Rainier Grutman estime que la première expression incarne l’idée de l’hétérolinguisme parce

qu’elle traduit la faculté d’un texte littéraire de refléter la pluralité des discours qu’il comporte. Ainsi, l’analyse hétérolinguistique permet d’étudier les rapports entre les variétés diatopiques, diastratiques, diaphasiques et diachroniques. Sa valeur ajoutée consiste en la faculté d’analyser une littérature plurilingue dans un contexte sociolinguistique et de décrire l’usage d’une langue ou d’un registre spécifiques.

II.1.1.2. Textualisation des langues et des variétés de langue dans un texte littéraire

La deuxième raison pour laquelle Rainier Grutman a élaboré le concept d’hétérolinguisme est la manière dont les langues et les variétés de langue sont « mise[s] en texte », à l’instar d’une « mise en scène » (Grutman, 2012 : 52). Le chercheur soulève, ainsi, la question de la lisibilité du texte

58 Consulté dans http://www.lexilogos.com/latin_dictionnaire.htm, le 6 février 2016.

http://www.lexilogos.com/latin/gaffiot.php?q=ex http://www.lexilogos.com/latin/gaffiot.php?q=unus http://www.lexilogos.com/latin/gaffiot.php?q=plures

59 « E pluribus unum » est la devise des États-Unis instaurée par le premier Great Seal committee en 1776. Le

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littéraire : comment ne pas « contredire nos habitudes de lecture (et de traduction) lesquelles font l’impasse sur les rapports complexes que les textes littéraires entretiennent avec le monde extra- textuel » (Ibid.) :

Si le texte est un espace où les langues peuvent se côtoyer, se croiser et se faire écho, elles le font selon des modalités qui ne s’expliquent pas entièrement par les conditions dans lesquelles ces mêmes langues circulent dans la société (sans rien dire de la possibilité de créer des langues artificielles que seule offre la fiction). (Ibid.)

Entre autres, une analyse hétérolinguistique s’intéresse à la relation entre le statut des personnages littéraires et les langues et variétés de langue auxquelles ils recourent. Par exemple, dans l’œuvre romanesque d’Honoré de Balzac, l’accent étranger d’un personnage secondaire est textualisé dans le but de le caricaturer. Ce personnage imite un accent régional ou un idiolecte, ce qui a pour fonction de refléter son milieu social, « pendant que le héros continue à discourir dans un langage plus rationnel, transparent, neutre, en un mot : classique » (Ibid. : 53)60. Un autre moyen de mettre en texte

des dialogues plurilingues est leur réduction ou l’omission de la traduction. Dès lors, « l’hétérolinguisme acquiert une importance plus qualitative que quantitative » (Ibid.). La langue principale, voire tutélaire, peut intégrer les idiomes étrangers et transmettre ou pas au lecteur leur signification : « une langue domine le texte, axe central autour duquel gravitent les autres langues » (Ibid.). Il en découle la question de la cohérence : « cela va du modeste échantillonnage lexical aux citations non traduites d’auteurs étrangers et aux dialogues en parlers imaginaires » (Ibid. : 54). Cet emprunt peut aussi bien se limiter à quelques expressions qu’occuper des paragraphes, voire des pages entières. Rainier Grutman estime que le choix d’une langue ou d’une variété de langue pour la textualisation de cet emprunt dépend « des façons dont [il] fait signe et écho aux autres langues convoquées dans l’œuvre » (Ibid.). Pour cette raison, le chercheur renvoie à son article sur les motivations de l’hétérolinguisme, à savoir réaliste, compositionnelle et esthétique61. Nous présentons

60 Rainier Grutman puise dans Roland Barthes, « La division des langages », dans Le bruissement de la langue,

Paris, Éditions du Seuil, 1984, p. 114-115.

Nous rapportons la phrase de Barthes : « Le roman, dès qu’il est devenu réaliste, a fatalement rencontré sur son chemin la copie des langages collectifs ; mais en général l’imitation des langages de groupe (des langages socioprofessionnels) a été déléguée par nos romanciers à des personnages secondaires, à des comparses, chargés de “fixer” le réalisme social, cependant que le héros continue de parler un langage intemporel, dont la

“transparence” et la neutralité sont censées s’accorder à l’universalité psychologique de l’âme humaine ».

61 Rainier Grutman, « Les motivations de l’hétérolinguisme : réalisme, composition, esthétique », dans Furio

Brugnolo, Vincenzo Orioles (dir.), Eteroglossia e plurilinguismo letterario, 2002, vol. 2, Plurilinguismo e

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l’article de Rainier Grutman « Les motivations de l’hétérolinguisme : réalisme, composition, esthétique » dans la sous-partie II.2. « Motivations de l’hétérolinguisme ».

II.1.2. Source de l’hétérolinguisme dans le plurilinguisme romanesque