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CHAPITRE I PROLÉGOMÈNES À L’ANALYSE DIÉGÉTIQUE

I.1. Diégèse

I.1.3. Hiérarchie des personnages

Dans cette sous-partie, nous nous intéresserons aux méthodes concrètes qui favorisent l’établissement d’une hiérarchie entre les personnages, parce que « la mise en avant de l’un d’entre eux (souvent dès la première page) aide à débrouiller les histoires »30. En effet, nous nous focaliserons

sur deux théories permettant d’analyser le personnage romanesque au niveau de la diégèse : les procédés de différenciation du héros selon Philippe Hamon et les procédés de singularisation du héros selon Boris Tomachevski. Grâce à ces théories, nous pourrons représenter graphiquement la hiérarchie des personnages et sans équivoque. Nous développerons l’importance des personnages dans la lisibilité d’une œuvre littéraire.

Nous tenons à préciser que nous ne nous servons pas de modèle actantiel d’Algirdas J. Greimas, parce que nous n’étudions pas des épreuves auxquelles sont confrontés les personnages. Nous faisons l’hypothèse que les œuvres romanesques sélectionnées seraient une transposition originale de la société montréalaise dans sa diversité culturelle et linguistique. Pour cette raison, le modèle actantiel s’avère insuffisant pour pouvoir analyser la relation entre la pratique langagière et la conception du monde chez des personnages principaux. Renoncer au modèle actantiel nous permet de privilégier le schéma graphique de l’énonciation, qui est notre création personnelle. Adapté à nos

30 Françoise Rullier-Theuret, Approche du roman, Paris, Éditions Hachette, coll. « Ancrages », 2001, p. 77.

Nous nous servons de deux ouvrages de cette auteure, qui sont publiés la même année. La référence à l’Approche du roman sera transcrite de la manière suivante : Rullier-Theuret, 2001a : n° page.

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objectifs de recherche, il représente une vue d’ensemble sur les rapports entre les personnages dans un roman donné.

I.1.3.1. Procédés de différenciation du héros selon Philippe Hamon

Philippe Hamon réserve aux personnages un rôle « de premier plan dans l’enchaînement, la combinaison et la construction du sens des actions considérées » (Glaudes, Reuter, 1998 : 42). Les personnages se distinguent, entre autres, par leurs qualités morales et psychologiques valorisées par la culture, par la fréquence de leur apparition dans la diégèse et par leur fonction31. Par conséquent, le

lecteur pourrait décrypter le héros principal et les personnages secondaires en les comparant les uns avec les autres. Pour cette raison, Philippe Hamon soulève l’importance du personnage dans la lisibilité d’un texte par le lecteur. La lisibilité du texte, au sein d’une société, à une époque donnée, dépend de la « coïncidence entre le héros et un espace moral valorisé »32 (les italiques viennent

d’Hamon). Cela veut dire que le monde représenté dans le roman et le héros devraient répondre aux mœurs de l’époque à laquelle le texte est publié : « Le héros est donc un élément important de la lisibilité d’un récit, et son identification ne doit pas faire de doute pour le lecteur » (Hamon, 1982 : 152). Par ailleurs, le héros « hiérarchise le système interne des valeurs de tous les personnages du récit, et organise l’espace idéologique du récit, il l’embraye sur l’extratextuel culturel commun à l’auteur et au lecteur, et par là constitue un facteur important de désambiguïsation » (Ibid. : 153, les italiques viennent d’Hamon).

Philippe Hamon affirme que les critères de différenciation du héros sont propres à un genre littéraire donné et reposent sur des procédés essentiellement stylistiques. Ces procédés sont « tactiques (antéposition du complément d’objet direct), quantitatifs (répétition du nom propre), graphiques (nom propre souligné), morphologiques (c’est… que/lui-même) ou prosodiques (accent d’insistance, hauteur, intensité) » (Hamon, 1972 : 89). Ainsi, pour désigner le héros à part entière parmi les autres personnages et pour le faire indépendamment de l’époque à laquelle le texte est publié, Philippe

31 Philippe Hamon, « Un discours contraint », dans Gérard Genette, Tzvetan Todorov (dir.), Littérature et réalité,

Paris, Éditions du Seuil, coll. « Essais », 1982 [1973], p. 152-153.

32 Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », Littérature, n° 1972, p. 90.

Consulté dans : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1972_num_6_2_1957, le 25 septembre 2014.

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Hamon établit cinq « constantes générales »33 (Ibid. : 90), que nous nommons procédés de

différenciation dans la suite du travail :

• une qualification différentielle – ce sont le nom ou le surnom du personnage, ses traits de caractère, sa psychologie, ses qualités morales ou psychologiques valorisées par la culture, son apparence physique et les marques sur son corps, ses relations familiales, s’il est un être humain ou non anthropomorphe ;

• une distribution différentielle – le nombre et la durée des apparitions dans les moments marquants de la diégèse déterminent le choix du personnage principal et des personnages secondaires. Les personnages secondaires agissent comme « support » (Hamon, 1972 : 90) et apparaissent en fonction de ce qui arrive aux personnages principaux aux moments marquants de la diégèse ;

• une autonomie différentielle – il s’agit des personnages qui n’apparaissent jamais seuls mais accompagnés « d’un ou de plusieurs autres personnages, en groupes fixes à implication bilatérale (P1→P2 et P2→P1), alors que le héros apparaît seul, ou conjoint avec n’importe quel

autre personnage » (Hamon, 1972 : 91-92) ; nous comprenons par implication bilatérale la quantité des relations qu’un protagoniste entretient avec d’autres personnages ;

• une fonctionnalité différentielle – le héros joue une fonction valorisée par la société de l’époque. En outre, les actions du protagoniste constituent une référence pour l’ensemble de la diégèse. Les fonctions incarnées par les autres personnages sont opposées à celle du héros. Le tableau ci-dessous résume le paramètre de fonctionnalité différentielle (Ibid. : 92, les italiques viennent d’Hamon) :

33 Notons que ces « constantes générales » se rapprochent du raisonnement de Vladimir Propp sur les fonctions

du héros (Morphologie du conte populaire russe, 1970) et du modèle actantiel d’Algirdas Greimas (Sémantique

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Tableau I. Fonctionnalité différentielle des personnages d’après Philippe Hamon

Fonctions incarnées par le héros Fonctions incarnées par les autres personnages

Personnage médiateur (résout les

contradictions) Personnage non médiateur

Constitué par un faire

Constitué par un dire (personnages simplement cités), ou par un être (personnages simplement décrits) Victorieux de l’opposant En échec devant l’opposant Sujet réel et glorifié Non-sujet (ou sujet virtuel) Reçoit des informations (savoir) Ne reçoit pas d’informations Réceptionne des adjuvants (pouvoir) Ne réceptionne pas d’adjuvants Participe à un contrat initial (vouloir) qui a

sa résolution à la fin du récit Ne participe pas à un contrat initial Liquide le manque initial Ne liquide pas le manque initial

Le procédé de fonctionnalité différentielle nous amène à faire la distinction entre l’« apparition » du personnage dans la diégèse et son « intervention ». Lorsque le personnage littéraire est évoqué par le narrateur, il apparaît dans la diégèse d’une manière passive. Dans Hadassa de Myriam Beaudoin, les écolières hassidiques apparaissent dans la partie relatée par le narrateur hétérodiégétique, mais elles ne dialoguent pas avec leur enseignante : « Les dix-neuf coupes au carré déambulaient deux par deux sur le trottoir, elles s’immobilisèrent derrière la maîtresse, penchèrent la tête, et quelques élèves déposèrent un pied sur la rue pour voir mieux l’homme goy, pas kascher, qui s’est arrêté à côté de Madame » (H : 130). Dans cet exemple, il s’agit d’un personnage constitué par un dire car il n’est que cité (Hamon, 1972 : 92, les italiques viennent d’Hamon). Lorsque le personnage intervient, au contraire, il prend la parole en discours direct ou en discours indirect. Citons un exemple recueilli dans Hadassa, les conversations d’Alice avec les parents d’élèves dans la partie relatée par la narratrice autodiégétique : « Je suis très fière de Libby, pour les tests de mathématiques, repris-je […], je vois qu’elle étudie très fort… » (H : 157). Selon le contexte d’énonciation, il peut s’agir du personnage constitué par un faire, qui se trouve au cœur d’une situation et qui poursuit son but en recherchant les moyens pour l’atteindre, ou d’un personnage constitué par un être dont le nom et la qualification sont décrits par le narrateur (Hamon, 1972 : 92, les italiques viennent d’Hamon) ;

• une prédésignation conventionnelle – il s’agit des actions et de la manière d’être du héros. Celui-ci constitue un élément de prévisibilité, qui satisfait les attentes du lecteur. Le lecteur peut facilement prévoir le devenir d’un tel personnage. Le héros est conçu conformément à un

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genre littéraire et possède certains attributs évidents ; son comportement et sa manière de s’exprimer en témoignent.

Les procédés de qualification, de distribution, d’autonomie, de fonctionnalité différentielles et de prédésignation conventionnelle sont précis, opératoires et attentifs à la complexité du texte. Ils mettent l’accent sur « les rapports du faire aux qualifications d’être, au genre et à la narration, soulignant de la sorte que la construction du personnage met en jeu toutes les dimensions constitutives du récit » (Ibid. : 52). En outre, les procédés de différenciation mettent en évidence le fait que le héros a la possibilité de jouer entre l’être et le paraître (Hamon, 1972 : 93, les italiques viennent de l’auteur). Ils nous servent de moyen pour hiérarchiser les personnages dans les quatre romans de notre corpus, c’est-à-dire pour distinguer un héros à part entière, le plus important personnage secondaire et les autres personnages secondaires. En outre, les procédés de différenciation de Philippe Hamon nous permettent de recueillir les éléments qui sont facilement transposables sur le schéma graphique de l’énonciation. Par exemple, l’emplacement des personnages sur le schéma correspond à la distribution différentielle, le nombre et l’épaisseur des flèches à l’autonomie différentielle.