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Vaches et taureaux dans le système industriel. Performances et progrès

Vache durable : l’équilibre socio-bio-technique comme enjeu pour la durabilité de la sélection bovine

1.2. Le capital. De l’animal comme bien au progrès comme marchandise

1.2.3. Vaches et taureaux dans le système industriel. Performances et progrès

« CAPITALISME Vous avez deux vaches. Vous en vendez une et vous achetez un taureau… » (cf. Encadré 1)

La suite varie en fonction des sources, mais l’essentiel y est : pour augmenter le capital productif de la vache, il faut un taureau. Le linguiste Emile Benveniste (1987) parle d’une séparation très nette des notions « mâle » (physique) et « reproducteur » (fonctionnelle) déjà au niveau de la langue indo-européenne. C’est cette seconde notion qui s’est développée en créant des liens linguistiques avec la notion de « richesse ». Le taureau-reproducteur est devenu in fine l’objet principal d’investissement dans l’élevage.

Cette distinction des sens tient toujours. Depuis la doctrine de Bakewell (Angleterre, fin XVIIIe siècle) qui marque le début de la ‘modernité’ dans les productions animales avec le culte de rationalisation industrielle, les zones d’existences respectives des vaches et des taureaux sont bien séparées. Les vaches assurent la fonction de production et les taureaux celle de reproduction du capital. Appartenant au même monde des bovins, les mâles et les femelles ne se voient que très rarement, voire jamais, comme dans les systèmes occidentaux de production laitière où la pratique d’insémination artificielle s’est généralisée.

Jocelyne Porcher, une chercheure à l’INRAE, était parmi les premiers à inclure pleinement les animaux dans ses recherches en sociologie et à intégrer ainsi le champ d’Animal Studies. Elle analyse la place des animaux en société au travers du concept du travail qu’on a traditionnellement appliqué à l’humain (Porcher 2004, 2007 ; Porcher et Schmitt 2010). Dans

les systèmes industriels des ‘productions animales’ (qu’elle distingue par rapport à ‘l’élevage’), l’animal, dit-elle, « n’existe pas : il n’est que machine productive, chose produite ou élément indifférencié du flux qui irrigue le système pour créer du profit. » « À l’instar du concept de travail humain, poursuit-elle, fondé sur une représentation mécanique de la ‘machine humaine’, la construction de la zootechnie comme ‘science de l’exploitation des machines animales’ s’appuie sur les notions d’énergie et de rendement. » Une telle conception industrielle de l’animal est regrettable, d’après elle, notamment parce que « le lien social très particulier élaboré par l’élevage, c’est-à-dire le lien de travail entre humains et animaux, » se perd (Porcher et Schmitt 2010, 236‑38). Sur ce point, elle rejoint André Micoud (2003) qui dans son récit très poétique sur la vache ‘technicisée’ regrette sa disparition de nos paysages pour intégrer les systèmes industriels. Selon l’expression de l’historien Pierre Cornu, la question de ‘l’âme’ dans cette nouvelle conception de l’animal-machine « commence à ressembler singulièrement à ‘l’esprit du capitalisme’» (Cornu 2019).

La notion chère au monde industriel est celle de la performance qui réunit justement les notions d’énergie et de rendement dont parle Jocelyne Porcher. Les ‘machines animales’ n’existent dans les unités de production qu’à travers leurs performances où elles doivent démontrer à chaque instant des résultats exceptionnels. Et comme le pointent plusieurs travaux en différents domaines (Pollock et Williams 2007; Aggeri 2017; Guérard, Langley, et Seidl 2013; Féral 2013; Muniesa et Callon 2008), la performance est performative. Cela veut dire que chacune de ces démonstrations ‘agit’ sur la réalité. Dans le cas des vaches laitières, la performance signifie tout ce que les vaches ont et font en lien avec leur rôle de production : quantité de lait produit, sa qualité, une conformité de la vache à un standard de race vu comme un paramétrage industriel. Notées et mesurées, ces performances sont automatiquement supposées être améliorées à la fois suivante. Cette notion du progrès permanent est le moteur de la croissance économique dans le monde industriel. Dans les productions bovines, c’est là que le taureau rentre en jeu. C’est lui le porteur du progrès dit génétique.

Dans les publications de la revue Holstein International, nous lisons la caractéristique d’un des taureaux:

« La popularité de Bandicoot ne cesse de croître, et s'il confirme ses chiffres en août, elle continuera certainement à croître. C'est ce qu'attend Francesco Veronese

d'Intermizoo26. (...) Les filles de Bandicoot ont une stature supérieure à la moyenne, mais selon Veronese, elles sont bien équilibrées et ont une largeur suffisante à l'avant. Veronese: 'Si vous regardez son profil linéaire, aucun défaut ne peut être trouvé. Beaucoup de taureaux modernes ont des pointes des fesses hautes, des trayons courts ou des pattes droites. Bandicoot n'a aucun de ces problèmes. Il transmet des mamelles adaptées aux robots. Il induit également des vêlages faciles.’ » (Wesseldijk 2019)

Les taureaux-reproducteurs sont sélectionnés en fonction de et pour les performances de leurs filles - les vaches-productrices. Le taureau se trouve ainsi sur le chemin circulaire de la performativité des performances productives des vaches. Et sa performance à lui est d’inséminer le plus de vaches possible en disséminant ainsi le progrès génétique à travers sa descendance.

Les traditions de concours et de ventes aux enchères apparues en Angleterre et diffusées dans le monde, représentaient (et représentent encore dans certains pays, notamment en Afrique du Sud) des lieux de démonstration de performances que ce soit pour les vaches ou pour les taureaux (Fig. 15). C’est là que se joue l’interaction sociale entre les humains et entre ces derniers et les animaux. C’est là que des conventions s’établissent en matière de standards, de critères d’évaluation, de prix et de progrès (Grasseni 2005). Depuis la mise en place des méthodes de qualification des animaux par calcul, ces espace-temps de valuation (Dewey 2011; Antal, Hutter, et Stark 2015), se déplacent vers les centres de calcul où ils se virtualisent et s’élargissent à l’infini. Les calculs n’ont plus vraiment besoin d’un moment dédié, ils peuvent se réaliser n’importe quand tant que les serveurs remplis de données et dotés de haute capacité de traitement sont en marche (Fig. 16). Les concours deviennent des évènements plus rares et plus symboliques que réellement opérationnels dans la construction de la valeur de l’animal dit ‘moderne’ qui disparait du champ visuel de l’évaluateur.

Chez les taureaux, ces concours ont fait naître le phénomène appelé dans le milieu professionnel le ‘star system’, tel un culte des meilleurs taureaux reproducteurs. Ce sont leurs noms qui figurent en haut des palmarès et qui marquent l’histoire de la sélection : Admiral Beatty, Terling Marthus, Jocko Besne, O’Man, Blackstar, etc. Dès le début du XXème siècle au sein de l’Empire Britannique, la pratique des concours prend une envergure mondiale : les taureaux des différentes colonies sont confrontés entre eux en se disputant le droit de participer aux ventes aux enchères les plus prestigieuses en Angleterre. Ainsi, le taureau de race Friesland nommé Terling Marthus (Fig. 17), importé en Angleterre d’Afrique du Sud en 1922 devient champion incontestable du Royaume-Uni en procurant 6% de gènes à toute la race Friesland27 (Wroughton et Van Niekerk 2012).

Fig. 17 Terling Marthus, un taureau champion du Royaume-Uni. Source : (Wroughton et Van Niekerk 2012)

On se soucie peu à l’époque du problème de consanguinité et on vénère les taureaux-champions capables de disséminer très largement leurs gènes. Ce phénomène qui était limité par les difficultés de transport des taureaux vivants et par les espace-temps dédiés aux concours et ventes aux enchères, s’est amplifié avec la mise en place des technologies

27 La race Pie Noire avant la ‘holsteinisation’.

Fig. 16 Un des informaticiens posant devant

le serveur du centre de calcul Interbull, Suède, 2016

Fig. 15 Concours régional de la Holstein en

(insémination artificielle, cryoconservation, méthodes statistiques d’évaluation) qui permettent de déplacer et de dépasser les contraintes temporelles et spatiales du cycle biologique de reproduction.

Les événements qui prennent la place des concours dans la nouvelle configuration numérique de la valuation sont les publications des classements (Fig. 18). Basés sur les index génétiques calculés et reconnus par des institutions nationales ad hoc, ils paraissent à des dates fixes dans l’année et dans des espaces définis au sein des médias professionnels (revues, sites Internet). La mission de publication des valeurs génétiques des taureaux est généralement confiée à une organisation professionnelle, différente ou non de celle chargée des calculs. En France, c’est l’INRAE qui avait jusqu’au novembre 2018 la responsabilité de calculs des index officiels et l’Institut de l’élevage (IDELE) – celle de leur publication.

Fig. 18 Extrait du tableau de classement français, basé sur l’index national ISU (Index de Synthèse UPRA)