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La Holstein-Frisonne : la naissance d’une race globale

Vache durable : l’équilibre socio-bio-technique comme enjeu pour la durabilité de la sélection bovine

1.4. La race : un équilibre socio-bio-technique fragile

1.4.3. La Holstein-Frisonne : la naissance d’une race globale

La Holstein est le nom actuel reconnu presque partout dans le monde de la race bovine Pie Noire créée au XIXe siècle au Pays-Bas dans la région de La Frise (Friesland en néerlandais).

essaie depuis longtemps de la maîtriser par des classements, modèles, métriques (Weitzman 1992), de la simplifier mais en acceptant la nécessité de la garder complexe (Stirling 2011).

38 En France, cet encadrement fort est resté effectif jusqu’au 2018 où le Nouveau Règlement zootechnique européen (RZE) a entériné la profonde réorganisation de la sélection animale au profit des acteurs industriels (organismes de sélection ou OS) responsables dorénavant de la totalité du processus d’amélioration allant de la production à la commercialisation en passant par l’évaluation des ressources génétiques.

Considérée aujourd’hui comme race la plus globalisée, elle a connu au cours de son existence deux étapes d’expansion mondiale. La première période se rattache au succès international de la race Frisonne (Friesian, Friesland en fonction de ses différentes appellations en différentes langues) créée elle-même à partir de plusieurs races différentes parmi lesquelles figurait la Durham Shorthorn anglaise. Race rustique, c’est-à-dire adaptable et résiliente, avec un bon équilibre entre production de viande et de lait, la Frisonne est rapidement devenue très populaire et a voyagé dans le monde entier (Vissac 2002): dans des pays voisins en Europe avec des échanges commerciaux de proximité et dans des régions plus éloignées avec les déplacements des populations d’éleveurs néerlandais et de ceux de l’Empire Britannique dans des colonies d’outre-mer. Cette première période était créatrice de populations divergentes qui ont évolué relativement indépendamment dans leurs pays et régions d’accueil sous l’égide des programmes nationaux de sélection. Une étude menée par la FAO dans les années 1970-1980 sur la comparaison entre les populations frisonnes améliorées dans dix pays différents a effectivement noté de fortes particularités locales sur plusieurs caractères (production de lait et de viande, composition du lait, morphologie et physiologie des animaux, etc.). Ces divergences sont à considérer sous le prisme des différents environnements et priorités nationales de sélection (Jasiorowski, Stolzman, et Reklewski 1987). De cette manière, une des branches de la race Frisonne a évolué aux États-Unis dans le contexte du paradigme industriel fordiste. Appelée la Holstein, elle devient au milieu du XXème siècle la première race laitière spécialisée, poussée par la sélection jusqu’au bout de la logique productiviste : telle une ‘milk machine’ qui représente l’idéal industriel de l’animal.

La deuxième étape dans la globalisation de la race est ainsi connue sous le nom de

‘holsteinisation’. Dans la période de l’après-guerre (années 1950-1960), la Holstein

américaine soutenue par le développement de l’insémination artificielle et l’intensification des échanges économiques internationaux, est venue conquérir les différents pays en recherche d’augmentation de leurs productions agroalimentaires (Labatut et Tesnière 2018).

(1) (2)

Fig. 27 Taureaux de race Frisonne européenne avant (1) et après (2) la ‘holsteinisation’.

Source : (Philipsson 2005)

L’alignement sur le standard américain (Fig. 27 (2)) marque, d’après les spécialistes, un tournant a priori irréversible dans le développement de la race Frisonne en faveur de la Holstein. L’ancienne Frisonne (Fig. 27 (1)) « n’existe plus en Europe, […] même pas en cuve [de semence conservée],» - s’indigne un des généticiens français interviewés39. « Les gens, poursuit-il, ne se souciaient pas de la diversité, ils ont tout jeté, ils ont vidé leurs cuves pour faire de la place». Des études conduites au sein d’Interbull (Philipsson 2011), au Canada (Van Doormaal et al. 2005), en France (S. Mattalia et al. 2006), aux Pays-Bas (Van Der Beek et Geertsema 2017), aux États-Unis (VanRaden 2017), pointent l’état critique de la variabilité génétique au sein de la plus grande race bovine, comme dans d’autres races globalisées comme la Jersiaise, la Guernsey, etc. (Fig. 28). Selon le document de la Fédération mondiale de la Holstein-Frisonne (WHFF 2011), « le coefficient moyen de la consanguinité dans les pays leaders de la production Holstein est estimé à 6%, tandis que […] 5% est considéré comme le maximum acceptable. » Selon les sources professionnelles interrogées, actuellement, le chiffre continue à augmenter considérablement. Avec des facilités de circulation des ressources génétiques grâce à l’insémination artificielle couplée à la technologie de cryoconservation, les éleveurs et les sélectionneurs des différents pays développés recourent à ce que l’on appelle ‘un recrutement génétique mondial’, c’est-à-dire à l’utilisation de la génétique provenant des 20 meilleurs reproducteurs internationaux dont la majorité absolue est américaine (Fig. 29). Il a été en effet démontré que le progrès génétique dans le cadre de la sélection globale peut s’accélérer de 17% par rapport à la sélection intra-pays (Lohuis et Dekkers 1998), ce qui donne un bon argument à la globalisation du marché, mais omet certains inconvénients en termes d’effets délétères de la perte de diversité. Les

généticiens mettent en garde les éleveurs et les entreprises de sélection sur « l’importance de garder […] une base génétique large pour la durabilité des programmes génétiques » (Philipsson 2011, p. 6). Sur le graphique présenté en Fig. 30, la progression de la consanguinité au sein de la race Holstein est notable dans les régions du monde où le standard de race pure incite les éleveurs à l’utilisation des mêmes lignées des taureaux-reproducteurs. En revanche, nous observons la baisse du taux de consanguinité en Océanie, région représentée principalement par la Nouvelle Zélande où le croisement est beaucoup utilisé entre deux races : la Holstein et la Jersiaise. Malgré tous ces signaux d’alarme lancés par les scientifiques, la pression du marché sur la production et la circulation des ressources génétiques ne cesse d’augmenter.

Aujourd’hui, environ 75% du commerce international des ressources génétiques (principalement la semence) concerne la race Holstein-Frisonne. Les vaches de cette race sont présentes dans le monde entier (Fig. 31) et l’absorption génétique de la Frisonne par la Holstein est dorénavant processus omniprésent. Cette race qui est devenue un modèle pour le développement des technologies modernes de l'élevage et de la sélection et un véhicule pour leur expansion internationale. Néanmoins, compte tenu d’un taux élevé de la consanguinité, la race Holstein dont la conformité au standard américain constitue une fierté et l’outil marketing principal des grands vendeurs de semence (Fig. 32), est en réalité « une grande race au petit patrimoine génétique » (Sophie Mattalia et Brocard 2007).

Fig. 29 Extrait de présentation de S. Mattalia (IDELE) au sujet des principaux taureaux contributeurs

génétiques de la race Holstein. A côté des noms des taureaux nous voyons le nombre de leurs fils qui à leur tour sont devenus également reproducteurs et continuent donc la dissémination des mêmes gènes.

Fig. 30 Progression du taux de consanguinité chez la race Holstein dans différentes régions du monde.

Fig.31 Distribution mondiale de la population Holstein-Frisonne. Source: (Rischkowsky et Pilling 2007)

Fig. 32 Image extraite du site internet d’une des plus grandes entreprises de semence nord-américaine

Conclusion

« … le livre fonctionnera si le lecteur ressent chaque fois l’impression que chacun des modes est le meilleur, le plus discriminant, le plus important, le plus rationnel de tous. » (Latour 2012, p. 11)

L’effet de mon récit dans le présent chapitre est certainement inverse à celui que Bruno Latour a souhaité pour son livre « Enquête sur les modes d’existence » (2012). On est plutôt censé regretter la réduction du mode d’existence de la vache-milieu au profit de celui du capital qui se voit absorbé par la valeur économique en perdant la valeur sociale. On est censé également réfléchir au rôle de la technoscience qui dans le mode d’existence génétique de la vache transforme la valeur biologique dans le sens holistique de l’animal lié à son milieu en la valeur (bio)logique où la rationalisation est mise au profit du capital économique. Le diagramme initial que j’ai proposé en introduction comme une représentation idéale de l’équilibre de l’agencement bovin, semble ainsi se déséquilibrer en marquant des tensions fortes entre la nature biologique de la vache et sa représentation économique en tant que marchandise. La valeur sociale du vivant dans le sens de son ancrage dans les territoires diminue et le mode d’existence de la vache-milieu laisse sa place aux modes génétiques et capitalistiques exacerbés par la technoscience (Fig. 33).

Fig. 33 Déséquilibre de l’agencement bovin avec un déplacement des valeurs de la vache vers la

technicisation de ces modes d’existence.

Ce déséquilibre est créateur et témoin en même temps des problèmes systémiques constatés sur le terrain. Le désancrage territorial de l’élevage provoque une crise de cette activité sociale ancienne de plusieurs millénaires qui se retrouve dans un besoin de

reterritorialisation, comme de nombreuses autres activités, ce dont témoigne l’analyse de Bruno Latour (2017). Une baisse de confiance des acteurs dans l’organisation collective de la gestion des ressources génétiques pose problème de la durabilité des échanges économiques pour lesquels la confiance des consommateurs est primordiale, surtout lorsqu’il s’agit du marché régi par l’économie des qualités (Karpik 1989; Callon, Méadel, et Rabeharisoa 2000; Beckert et Musselin 2013). Une fois que la confiance est déplacée du travail coopératif de sélection vers les chiffres abstraits (Porter 1995b), la porte s’ouvre en grand à des dérives du marché dit libre. Une perte considérable de la diversité génétique venant d’une rationalisation extrême de la nature biologique de l’animal s’accentue davantage par la transformation des ressources génétiques en marchandise standardisée, multipliable et exportable sans contrainte.

Le constat paraît sans appel : l’industrialisation a causé bien de dégâts dans le monde du vivant social. Pour autant, une ‘désindustrialisation’ de l’élevage paraît utopique, surtout compte tenu de la course à la productivité sans relâche rejointe par des pays en plein essor de leur développement économique. Même en Inde, où la vache est un animal sacré et vénéré, le progrès technique et les objectifs économiques de la production laitière vont dans le sens de la ‘modernisation’ (lire : industrialisation) de l’élevage bovin. Les chercheurs généticiens spécialistes du bovin, acteurs que je suis de près dans ce travail de thèse et qui, ne l’oublions pas, ont participé très activement à la mise en place de l’industrie de la sélection dans les pays occidentaux, voient aujourd’hui, et notamment dans les chiffres qu’ils manipulent, des dégâts du développement industriel sur les populations bovines et plus particulièrement sur la race Holstein : consanguinité croissante, problèmes physiologiques, difficultés d’adaptation à des environnements moins technologisés, etc. Participant dans des instances professionnelles internationales, ils font face également à des tensions politiques accentuées par une compétition économique globalisée. Se sentant « dépassés par les événements » (selon les paroles d’un de ces acteurs), ils essayent de corriger le tir en restant dans le registre rationnel de leur discipline scientifique qui est la génétique quantitative. Comment alors tenir compte de la vie (bios) dans les calculs ? Comment rationaliser la définition même du vivant qui échappe en permanence à la rationalisation (Heams 2019; Kupiec et Sonigo 2003; Kupiec 2019) ? Comment, en utilisant les méthodes de quantification, faire « atterrir » (Latour 2017) la vache pour qu’elle retrouve son existence dans le milieu ? Comment redonner aux éleveurs la confiance en marché et comment revaloriser le travail coopératif?

Dans le chapitre suivant, j’examine le processus de la quantification scientifiquement guidée de la sélection génétique afin de saisir les marges de négociation que cette construction de la valeur chiffrée laisse aux autres modes d’existence de la vache.

Chapitre 2