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Interbull Centre au carrefour de circulations professionnelles

Assembler, désassembler et réassembler la vache globale

4.1.2. Interbull Centre au carrefour de circulations professionnelles

La première évaluation officielle a eu lieu en 1995 dans le centre fraîchement inauguré. En amont, son premier directeur a été recruté : Georgios Banos, un généticien d’origine grecque ayant travaillé dans l’équipe de Larry Schaeffer à l’Université de Guelph au Canada, qui était donc très familier de l’outil MACE. Employé par SLU, il a fait en sorte que les documents nécessaires au fonctionnement du service d’évaluation soient mis en place pour le début de l’activité de service. Il s’agissait de deux documents principaux qui définissaient la place d’Interbull Centre parmi les autres acteurs.

Le premier, les « Terms of Reference » – le document statutaire d’Interbull en tant que sous-comité d’ICAR – devait être adapté pour une nouvelle entité opérationnelle – le centre de calcul. Il inscrivait donc Interbull Centre et ses missions dans l’organisation interne d’Interbull parmi ses différentes instances techniques, scientifiques, politiques et économiques (Fig. 61).

Fig. 61 L’organigramme d’Interbull. Source : (Interbull 2004)

Interbull est, comme nous l’avons vu auparavant, le sous-comité permanent d’ICAR parmi trois autres sous-comités promouvant le « standard global » pour les industries animales en termes d’identification, de mesures de performances, de contrôle laitier et d’évaluations génétiques. Interbull a un positionnement historique à part dans cette organisation, car c’est le seul sous-comité qui est officiellement mandaté pour fournir un service bien précis aux « usagers » (les membres d’ICAR et organisations associées) : celui de « comparaison internationale » de valeurs génétiques. Ce service est réalisé au nom d’Interbull par son « unité opérationnelle » - Interbull Centre. A ce propos, un accord complémentaire délégant la réalisation du service est signé entre ICAR et SLU.

Le Comité de pilotage d’Interbull (ISC pour Interbull Steering Committee) est l’héritier direct de la communauté épistémique formée dans les années 1970 par quelques jeunes chercheurs. Il est composé de 9 membres délégués par les pays et nommés par le Comité de pilotage d’ICAR (Fig. 62).

Fig. 62 Représentation et délégation des membres du Comité de Pilotage d’Interbull. Source : Terms of Reference (2018)

Depuis la création d’Interbull, le nombre de membres du Comité de Pilotage n’a pas beaucoup évolué. Pourtant le nombre de pays membres a plus que triplé pour passer de 9 à 34. C’est un point de critique qu’Interbull reçoit très régulièrement de la part des pays non- ou plutôt peu représentés. Néanmoins, l’ISC garde un nombre restreint de membres pour faciliter la décision qui se prend traditionnellement à l’unanimité ou, comme aiment à y insister les membres, par « consensus ». Ce n’est pas pour autant le lieu de consensus a priori. C’est une arène fermée, avec des débats stratégiques sur des questions de gouvernance internationale de la sélection bovine. Tous les représentants sont employés et délégués par leurs organismes nationaux de recherche ou d’évaluation génétique. Ils portent donc les intérêts politiques de leurs pays, les intérêts économiques de leurs producteurs et les engagements épistémiques définis aussi bien par ces éléments de contexte national que par leur mise en perspective globale. « Hommes [et femmes] pluriels » (Lahire 2014), les membres du Comité de pilotage se livrent à des débats aussi bien intérieurs (entre leur différentes représentations professionnelles) qu’entre eux. Le Président d’Interbull, au moment de l’enquête représentant aussi l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse au Comité de pilotage, en témoigne :

“I have a role to really bring in wishes and needs of these - in my case - three countries. The other board members have the same duty. My role as a chairman is to facilitate the understanding that ok we all have our specific interests which are important, but also we have a responsibility that Interbull has a good development. So

there are decisions I support that may not be in the best interest of just only the German industry. If I want to look only from the German perspective on it, I would have a different decision. But I have a responsibility to have an overall picture. Sometimes, I have to take also decisions that for Germany are not the best. And that is quite challenging. […] I have a German hat and an Interbull hat. And sometimes I say 'ok, now I take my Interbull hat off and put my German hat on. And another time I have my Austrian, or Swiss hat. That is my main duty, I think, to be able to separate between these things. I always remind my colleagues that they have to do the same.”

(entretien RR)

Un seul membre du Comité, représentant les États-Unis, est délégué par l’industrie de la sélection77. Cette initiative des États-Unis date de 2006. Elle vise à équilibrer la représentation des acteurs au niveau d’Interbull en introduisant directement les acteurs économiques dans l’instance de prise de décisions stratégiques. En effet, en tant qu’utilisatrices finales de services d’évaluation internationale, les entreprises d’insémination artificielle ont été longtemps et délibérément exclues des discussions dont l’initiative revenait aux scientifiques.

“US export semen to 80-85 countries around the world. So from the US perspective, it is very important that we have representation which understands the semen market place and how that is important for exporting and importing countries. Everyone else in the Steering committee has a connection with national evaluation centers. But Interbull has an impact on the bull studs and AI [Artificial Insemination] companies. So Interbull needs somebody who can actually speak what the impact will be on AI companies who actually use information coming from Interbull. Nobody else in SC [Steering Committee] brings a perspective of AI companies. So that is important to have a representative from the industry side. Let's make a comparison. Let's say that you are trying to work with the dairy industry and the only thing you think about is how that impacts the dairy farm and you never think about how that impacts people who drink the milk or eat cheese. So if you are only working with dairy processor on dairy farm you are collecting an important part of the chain, but you are missing another huge part. So I think it's a good analogy with Interbull: if the only people who are sitting on the committee are the evaluation centers representatives, that is similar

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Au moment de l’enquête, le représentant venait d’ABS, la plus grande entreprise de production de semence bovine aux Etats-Unis

to dairy industry dealing only with dairy farmers and milk processors and never with a person who eats food. So the Interbull need is to have a prospective of the end users from AI companies because of the international trade of semen.” (entretien MF)

“It is important to pose good questions and to have right answers. And national evaluation centers don't ask the same questions as industrial stakeholders and they need different answers. And for that we need to have a balance between actors.”

(entretien JM)

Non moins « plurielle », la déléguée des États-Unis représente les intérêts de son pays à travers les intérêts économiques, nationaux et internationaux, des producteurs de la semence bovine. Ceci n’est pas tellement différent des rôles des autres membres du Comité de pilotage dont chacun est censé défendre les intérêts économiques de son industrie nationale. La différence réside dans la position de domination économique des États-Unis que les autres pays en position défensive contrebalancent avec des arguments d’ordre technoscientifique. L’équilibre des forces lors des réunions de l’ISC s’obtient en effet avec un ratio de 1 sur 8 : un représentant des États-Unis comme le principal exportateur contre huit autres membres représentant les pays plutôt importateurs mais avec des ambitions d’exportation, c’est-à-dire les pays actifs sur le marché international.

Mis à part la représentation assurée par les membres du Comité de pilotage, les échanges avec les utilisateurs des services d’Interbull s’effectuent lors des Business Meetings. C’est un espace ouvert une fois par an en marge des congrès internationaux. Toute personne, qu’elle soit représentante d’un pays, d’une entreprise, d’un organisme de recherche ou un éleveur averti, peut venir et poser des questions, exprimer ses besoins ou ses revendications par rapport aux services rendus par Interbull.

Pour affirmer le poids de l’argument technoscientifique, l’activité de l’ISC s’appuie sur deux comités spécifiques – Technique (TC) et Scientifique (SAC). Le SAC est un organe de consultation stratégique composé de quatre scientifiques de haut niveau qui représentent non pas leurs pays, mais le domaine de recherche de la génétique quantitative appliquée aux bovins. Leurs contributions sont peu formelles et les réunions sont organisées surtout à la demande du Comité de pilotage. Le rôle du TC est d’identifier les enjeux techniques importants pour la qualité de service d’Interbull. Les révisions de méthodes, de modèles de calcul, le développement de nouveaux outils sont dans ses compétences. Le Comité Technique est composé de dix représentants d’organismes nationaux d’évaluation, ce sont des

spécialistes techniques et scientifiques de haut niveau qui sont opérationnels dans les calculs d’index génétiques des taureaux dans leurs pays. Le lien avec le Comité de pilotage est assuré par le Président du Comité technique qui fait en même temps partie du Comité de pilotage. Le lien avec Interbull Centre comme unité technique opérationnelle est assuré par son Directeur des services qui siège au Comité technique.

L’Interbull Centre à Uppsala assure quant à lui tout le côté opérationnel d’Interbull : organisation du service, calcul des évaluations internationales en lien avec les centres des pays-membres pour le recueil, le contrôle et la rediffusion des données. Les généticiens (au nombre de cinq au moment de l’enquête) calculent les évaluations internationales à l’aide du modèle MACE et participent au développement des outils de calcul. Les informaticiens (au nombre de trois) assurent le support des infrastructures et des interfaces ad hoc.

Le Directeur d’Interbull Centre est recruté depuis quelques années sur un profil managérial (mais avec une formation scientifique liée au domaine de la sélection animale). Depuis 2008, il a remplacé le profil de scientifique généticien afin qu’Interbull se positionne pleinement en tant qu’organisme de service sr le marché global de l’amélioration génétique bovine.

“When I arrived there, they had 3 directors already, but that was still very much research effort, because the way people were treating analysis was not really service operation. So, what I was told: “we hired you to make a transition between research and service”. So my management skills […] were more important than my academic background only.” (entretien JD)

En dehors des responsabilités liées aux calculs des évaluations internationales, l’équipe d’Interbull Centre est chargée de tous les aspects organisationnels de la vie d’Interbull qui garde son rôle du forum hybride. Les réunions du Comité de pilotage, des Comités technique et scientifique, les congrès, les colloques, les workshops et d’autres évènements sous l’égide d’Interbull sont préparés par les membres de l’équipe du Centre.

Le caractère très international de l’équipe est notable. Au moment de mon séjour à Interbull Centre en 2017, elle était composée d’un allemand, d’une italienne, d’une tunisienne, d’une polonaise, d’un iranien et de quatre suédois (dont trois informaticiens). Il est de coutume également d’y accueillir régulièrement des étudiants, des thésards et des jeunes chercheurs envoyés par des laboratoires de recherche en génétique quantitative et des centres de calcul des différents pays afin que les jeunes spécialistes s’imprègnent des enjeux

internationaux du métier pour lequel ils sont formés78. Cette internationalisation de l’équipe est une volonté affirmée de la part de l’ISC faisant référence à la globalisation de l’activité de sélection et de ses problématiques. Le monde professionnel international de l’évaluation génétique des bovins est après tout très restreint. Les spécialistes rencontrés à Interbull Centre portent en eux des connections qui se croisent souvent. Une des généticiennes du centre a été formée à l’Université de Guelph dans l’équipe du professeur Larry Schaeffer, une autre a travaillé en France à l’INRAE dans l’équipe d’évaluation génétique coordonnée par la représentante de la France au Comité de pilotage, un des anciens directeurs avait réalisé sa thèse en collaboration avec un généticien de l’INRAE membre du Comité Scientifique et a quitté Interbull Centre pour devenir directeur du centre de calcul américain (CDCB). De telles interconnections dans les circulations des spécialistes entre les instances professionnelles nationales et internationales est révélateur du phénomène de globalisation des techniques et des pratiques d’évaluation génétique. Le concept de profession globale développé par Marion Fourcade (2006) aide à comprendre certains mécanismes de globalisation liés notamment aux interactions entre les états et les marchés au-delà des frontières nationales. L’enquête menée au sein d’Interbull Centre ainsi que pendant des évènements connexes (trois congrès et un workshop technique) m’ont permis d’assister à des débats et des confrontations entre les professionnels ayant différents intérêts à défendre ; d’observer le travail de routine pour organiser ces débats et pour appliquer les décisions prises ; de voir des acteurs circuler entre leurs différents rôles et entre les différents lieux de l’action. Au même titre que les circulations marchandes des doses de semence bovine, la dynamique professionnelle des spécialistes d’évaluation génétique participe au processus d’évolution des agencements marchands nationaux vers un assemblage global de la sélection bovine.