• Aucun résultat trouvé

L’institutionnalisation du problème de comparabilité des index génétiques au niveau international. niveau international

Vache globale

3.1.3. L’institutionnalisation du problème de comparabilité des index génétiques au niveau international. niveau international

Comme le décrit Jan Philipsson, un des protagonistes de la communauté épistémique, dans sa publication dédiée au trentième anniversaire d’Interbull (2005), le professeur Gravert a réussi à obtenir le soutien de la Fédération Internationale du Lait qui avait le statut d’une autorité internationale pour asseoir le problème de comparabilité des valeurs génétiques sur un socle politique mondialement reconnu. De nouveaux représentants des pays non-européens tels que l’Australie, la Nouvelle Zélande, le Canada et même des États-Unis ont également demandé à être intégrés dans le groupe de travail en apportant leurs visions du problème. Selon les témoignages des acteurs impliqués, les divergences d’intérêts entre les exportateurs (les États-Unis et le Canada) et les importateurs (tous les autres pays) a été reléguée au second plan, car l’objectif du travail était avant tout technique et scientifique. Tout supplément d’information, surtout venant des leaders mondiaux en termes de taille de population et d’activité commerciale, était le bienvenu. Néanmoins le leadership restait chez les représentants des pays importateurs européens. Les scientifiques envoyés par les industriels des pays exportateurs ont adopté au début une posture d’observateurs plutôt passifs. « Mais tant qu’ils fournissaient les informations qu’on leur demandait, tout le monde était content » - témoigne un des protagonistes de l’époque (entretien JCM). Il n’y avait donc pas à ces débuts de conflits d’intérêt majeurs dans la communauté de chercheurs œuvrant à la construction d’une objectivité technoscientifique pour la sélection bovine mondialisée.

Le groupe a commencé à organiser des séminaires annuels en impliquant des professionnels des centres nationaux d’évaluation. La communauté s’est élargie non seulement en termes d’espace mondial couvert, mais également professionnellement en devenant un forum international hybride qui, d’une part, œuvrait à la production de la connaissance globale sur l’animal de rente en utilisant les compétences des scientifiques et des professionnels et qui, d’autre part, avait plus de prises pour faire évoluer les systèmes nationaux de sélection bovine en fonction des connaissances produites. Ce « forum international de discussions professionnelles » comme l’a appelé Philipsson (2005) est rapidement devenu un « succès ». Les acteurs soulignent une importante participation à ces séminaires :

« C’étaient des échanges [de spécialistes] qui étaient en train de faire évoluer leurs méthodes. Çà servait à les faire converger. Et surtout, pour ceux qui faisaient évoluer

leurs méthodes c’était très utile de venir là et de discuter avec ceux qui avaient des problèmes analogues. Ils échangeaient entre eux, il y avait ces communications, c’était un succès fantastique ! » (entretien JCM)

“I would notice the steadily increasing attendance and appreciation for the meetings, where both scientists and industry people reported about developments to be applied internationally.” (entretien JP)

Bien que le groupe fût dépourvu de pouvoir décisionnel officiel et direct, il ne faut pas sous-estimer son impact sur la structuration de l’espace international des circulations de la génétique. En témoigne la publication en 1981 des listes de références croisées des taureaux utilisés dans les différents pays qui, en systématisant l’utilisation des informations internationales, a pu contribuer à la résolution du problème d’identités multiples des taureaux. Les intérêts commerciaux des vrais propriétaires des taureaux dont la semence était utilisée à l’étranger, ont pu ainsi être préservés.

Finalement, en 1983 les trois figures scientifiques à la tête des trois organismes internationaux du secteur des productions animales, Patrick Cunningham de la FEZ, Hans-Otto Gravert de la FIL et Arne Roos d’ICAR, ont décidé de renforcer la légitimité de ce groupe en lui donnant leur soutien et en l’officialisant en tant que comité conjoint sous le nom d’Interbull. Des représentants par pays ou zone géographique ont été nommés pour former un Comité de pilotage (Steering Committee) de sept membres-fondateurs (leur nombre n’a presque pas changé depuis bien que le nombre de pays impliqués ait presque triplé pour passer de 12 dans les années 1980 à 34 dans les années 2000). Les représentants se sont répartis les zones de cette manière :

1) France et Belgique

2) Allemagne, Autriche et Suisse 3) Pays-Bas et Royaume-Uni

4) Pays nordiques (Danemark, Suède et Finlande) 5) Irlande

6) Canada 7) États-Unis

Plus tard, trois autres représentants se sont ajoutés à la liste : pour la zone de l’Europe du Sud (Italie, Espagne et Portugal), pour la zone de l’Europe de l’Est (Pologne, Slovénie, Slovaquie, République Tchèque) et pour la zone d’Océanie (Australie et Nouvelle Zélande).

Le poste de Secrétaire permanent a été créé et c’est Jan Philipsson, un chercheur-généticien de l’Université Agricole d’Uppsala en Suède qui l’a occupé pendant plus de vingt ans. Avec lui, Interbull a eu une adresse officielle en Suède.

Il a été également décidé de publier un Bulletin annuel pour y présenter les résultats des réunions. Ces dernières se sont d’ailleurs multipliées face à la pression des industries nationales des pays importateurs pour trouver des solutions méthodologiques permettant enfin de comparer les index des animaux et établir des classements fiables.

En 1988, la question de l’autonomie administrative et financière d’Interbull a été portée à l’attention des partenaires impliqués. L’ICAR, dont le cœur de métier était la standardisation des processus techniques et organisationnels dans les productions animales (contrôle laitier, identification) a proposé d’accueillir Interbull en son sein en tant que sous-comité permanent69 - une entité autonome dans sa prise de décisions stratégiques avec son propre organe de pilotage. Alors à la tête du Département des productions animales (Animal Productions Division) de la FAO, Patrick Cunningham, considéré dorénavant comme le ‘père’ d’Interbull, a obtenu le support politique et financier de cette organisation internationale de renom dans le domaine du savoir et du développement agricoles. Ce soutien était conditionné à l’objectif de développer un service d’évaluation génétique répondant au besoin de comparaison ‘objective’ des valeurs des taureaux entre les pays. L’autonomie financière d’Interbull serait ainsi assurée par les cotisations des pays adhérant à ce service.

Ces avancées institutionnelles ont procuré un statut officiel à la problématique de comparabilité des valeurs génétiques dans l’espace du commerce international de la génétique bovine. Les évolutions des méthodes d’évaluation étaient en même temps discutées et débattues dans les forums de discussion organisés en moyenne deux fois par an.

3.1.4. La construction de l’Europe comme « fenêtre d’opportunité politique » pour promouvoir la diversité des valeurs génétiques.

« C’était une initiative européenne contre l’invasion américaine. » (entretien JCM)

“We were Europeans, all of us.” (entretien JP)

69 ICAR a trois autres sous-comités techniques qui développent leurs activités de standardisation, de préconisation et de certification des outils et des pratiques dans l’identification animale, dans le contrôle de performance et dans le contrôle laitier dans le monde entier.

Aucun des acteurs interviewés lors de mes investigations de terrain n’a évoqué explicitement le lien entre l’activité du groupe de travail et le projet de la communauté européenne qui, en pleine construction à cette époque-là (à partir des années 1950), prenait de plus en plus de poids politique. Les scientifiques ont souvent une relation assez ambiguë avec la politique. Tout en inscrivant leurs recherches dans les agendas politiques, ils ont du mal à admettre leurs engagements et mettent en avant le souci d’objectivité impartiale. Néanmoins, le fait que les ‘pionniers’ de l’initiatives internationale devenue Interbull s’identifient en tant qu’Européens en s’opposant aux Américains en dit beaucoup sur leur culture commune portée par l’idée de la diversité dans la conception de l’espace européen.

Mis à l’agenda européen depuis la déclaration de Schumann de 1950, le concept de diversité équilibre celui d’unité. Selon la CVCE70

, qui se réfère à Carlo Curti Gialdino, politiste italien spécialiste des symboles européens, la devise européenne « Unis dans la diversité » (In varietate concordia) officiellement adoptée en 2000 représente le résultat d’une longue construction historique. Elle était utilisée depuis le milieu du siècle précédent pour évoquer les caractéristiques particulières de l’idée de l’Europe. L’historien Jean-Baptiste Duroselle (1917-1994) s’en servait déjà dans ce sens au milieu des années 1960, en faisant observer qu’elle « suppose, d’une part, la division de l’Europe en États indépendants […] et, d’autre part, la reconnaissance par ces États du fait qu’ils ont des intérêts généraux communs ». La tension entre l’unité et la diversité a toujours accompagné la construction de l’Europe communautaire, surtout dans son opposition au ‘nouveau monde’ américain. En 1993, un des rapports de la Commission européenne dit « Rapport De Clercq » proposait la devise In uno

plures, afin de symboliser l’unité dans la diversité par opposition à la devise américaine E pluribus unum. La stratégie identitaire européenne est donc affichée comme distincte de celle

des États-Unis, les deux se référant à des conceptions différentes du regroupement.

Ce que Kingdon (2014) appelle une « fenêtre d’opportunité politique » (policy window) est une occasion conjoncturelle pour faire avancer des idées, pour lancer un projet, pour mettre telle ou telle question à l’agenda politique. Dans la seconde moitié du XXe siècle, en pleine construction de l’Europe communautaire, l’idée de l’unité dans la diversité ouvrait une telle fenêtre. Les vaches communautaires, dont les « vaches de la République »71 française étaient des exemples parfaits, pouvaient porter cette idée. Les généticiens ont donc saisi cette opportunité pour défendre les intérêts des éleveurs et sélectionneurs de leurs pays respectifs

70 CVCE est une infrastructure de recherche de l’Université du Luxembourg qui donne accès à des documents et publications sur le processus de la construction européenne.

en créant un lien avec une cause plus générique de la diversité des systèmes de production, des traditions culturelles et alimentaires et aussi de la diversité génétique inter- et intra-raciale des animaux liée à la diversité des milieux. Ils se sont engagés dans le travail commun au sein de leur communauté épistémique pour trouver un moyen de continuer à faire coexister les différents agencements nationaux de la sélection bovine. A l’intérieur du même standard de race, on pouvait ainsi imaginer une diversité de valeurs qui reflètent celle des milieux dans lesquels ce standard est appliqué. Cela apparaissait d’autant plus nécessaire aux généticiens qu’il s’agissait de populations d’organismes biologiques dont la survie à terme était garantie par la variabilité génétique. Comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, en génétique, cet enjeu est considéré comme crucial pour la pérennité de la sélection.

Nous verrons tout le long de l’histoire d’Interbull devenu deux décennies plus tard une institution internationale, que les valeurs identitaires européennes sont toujours bien présentes, ce que confirment entre autre des financements conséquents de la part de l’Union Européenne. Comme me l’a confié en 2016 un scientifique australien, expert international en génétique quantitative,

“Interbull is still mainly dominated by all these old European countries that all have their own genetic evaluation system and they want to talk to each other and compare.”

(entretien MG)

Les déplacements du curseur des priorités politiques entre la ‘diversité’ et l’‘unité’ sont d’ailleurs corrélés aux logiques en compétition dans la sélection bovine européenne : logique scientifique et logique marchande. C’est par les scientifiques que la pluralité des valeurs génétiques des races globalisées a été maintenue malgré les tendances globalisantes du marché de la génétique bovine. Mais plus tard, la même conjoncture de l’Union Européenne aura ouvert une autre fenêtre d’opportunité politique aux producteurs de la semence bovine réunis dans le consortium Eurogenomics pour promouvoir l’‘unité’ (plutôt que la ‘diversité’) dans l’évaluation génétique bovine (cf. chapitre 4).

3.2. La commensuration des index génétiques. Préserver la diversité par la