• Aucun résultat trouvé

La holsteinisation comme problème de standard de race

Vache globale

3.1.1. La holsteinisation comme problème de standard de race

En 1974, la FAO lançait un projet expérimental d’envergure qui visait « à comparer de manière objective les populations principales de la Frisonne Pie-Noir » (Jasiorowski et al. 1987). Il était conduit en Pologne. Ce projet intitulé officiellement ‘Testing of ten different strains of Friesian cattle’ et officieusement ‘The Polish Friesian Project’ comptait dix pays partenaires (États-Unis, Canada, Danemark, République Fédérale d’Allemagne, Israël, Pays-Bas, Suède, Royaume Uni, Pologne et Nouvelle Zélande) qui fournissaient les semences. Les financements provenaient de la Pologne et des fonds américains PL 48064. D’après l’analyse d’un des spécialistes, il était stratégique pour les États-Unis de rejoindre le projet lancé par les pays importateurs, car « les Américains étaient sûrs de la primauté de leur génétique et voulaient bien être comparés aux autres pays, c’était sans risque et ils avaient tout à y gagner » (entretien HJ). Ainsi, les dix rameaux constitutifs de l’essai étaient censés être comparés entre eux pendant 10 ans sur des différents caractères génétiques d’intérêt économique : productivité laitière, taux de matière grasse et de protéines, qualité de viande, efficacité alimentaire, santé, reproduction, conformation, etc. Le projet envisageait d’apporter des outils aux pays importateurs des semences pour qu’ils puissent faire leurs choix de la génétique venant de l’extérieur (dite ‘exotique’) en connaissant sa valeur en fonction de leurs besoins de sélection (Jasiorowski et al., 1987).

Le projet portait en lui l’enjeu de compétition entre les différents standards de la race. La race Frisonne Pie-Noir originaire des Pays-Bas où elle avait été créée au XIXe siècle et d’où elle s’est répandue dans de nombreux pays était sur le point de subir des transformations majeurs. Comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, la première vague de globalisation de cette race avait créé des populations divergentes qui ont évolué dans des systèmes nationaux de sélection bien distinctes. Le standard de race a évolué en fonction des contextes de son adoption en confirmant ainsi sa nature profondément sociale ou plutôt socio-économique, car ce sont les objectifs du développement des productions qui dictent en grande partie les schémas d’amélioration des caractères dits ‘d’intérêt économique’. Ces divergences dans l’application du standard de la vache Frisonne Pie-Noir ont été notamment démontrées et expliquées par l’expérience à grande échelle menée par la FAO en Pologne. Une des raisons qui avait justifié le choix du terrain polonais était la proximité génétique entre la population

64 Ce fond dont le nom complet est Public Low 480 a été créé en 1954 comme Agricultural Trade Development

Assistence Act et renommé en 1961 en Food for Peace. Il permettait d’utiliser les réserves alimentaires

américaines pour aider les pays en développement en dédiant une partie spécifiquement aux pays du camp soviétique.

locale Pie-Noir et la race Frisonne originelle créée aux Pays-Bas au siècle précédent. Les porteurs du projet ont donc considéré que, pour une analyse la plus pertinente possible des différences, la population la moins sélectionnée était un bon support à l’insémination par des taureaux des populations qui avaient subi plus de transformations génétiques au cours du siècle (Jasiorowski, Stolzman et Reklewski 1987).

Avec l’affichage d’une comparaison objective des populations entre elles, les porteurs du projet ont exprimé leur volonté de mettre en valeur la diversité de ces populations porteuses de caractères tous importants à préserver pour leur utilisation dans différents contextes : la productivité laitière, le taux de matière grasse et de protéines dans le lait, la valorisation de carcasse, etc. Néanmoins, l’industrialisation de l’agriculture internationale a privilégié sans aucune ambiguïté la poursuite de la sélection fondée essentiellement sur le caractère de production laitière. La population nord-américaine (états-unienne et canadienne) ayant été sélectionnée précisément sur ce caractère pendant plusieurs générations s’est ainsi vue confirmée dans sa position hégémonique sur le marché mondial pour plusieurs décennies à venir65, et la race Frisonne Pie-Noir a donc pris la voie de spécialisation laitière en s’alignant sur le standard américain qui a aussi modifié les caractères morphologiques de la vache notamment au niveau de la mamelle devenue plus apparente.

Déjà en 1964, c’est-à-dire dix ans avant le début de la « comparaison objective » des rameaux de la vache Frisonne Pie-Noir, lorsque la Holstein commençait seulement son chemin vers d’autres pays, la Fédération Mondiale Holstein-Frisonne (WHFF pour World Holstein-Friesian Federation) a été créée à l’initiative de l’Association Holstein USA (HAUSA pour Holstein Association USA). Pour marquer le lien symbolique avec la race Frisonne Pie-Noir, la première réunion de WHFF s’est tenue aux Pays-Bas, la patrie historique de la race. Rappelons-nous que les races bovines sont considérées comme biens communs (Labatut 2009; Allaire, Labatut, et Tesnière 2018) et gérées collectivement par des associations d’éleveurs via les livres généalogiques et d’autres dispositifs et actions sociales qui portent sur la promotion et le maintien du standard de race et sur la protection des intérêts des éleveurs. La création de la WHFF répondait précisément à cette volonté de gestion collective de la race au niveau mondial. Réunissant les associations de race de quarante pays dans le monde, la WHFF a entre autres le rôle d’harmoniser au niveau international les procédures de sélection en conformité avec le ‘nouveau’ standard de la race. Même si son

65 La population israélienne a également fait preuve de ses performances en productivité laitière très comparable à la population nord-américaine, mais Israël, bien que pays d’agriculture intensive très performante, ne pouvait pas prétendre à prendre la place d’exportateur hégémonique de la génétique bovine compte tenu de la petite taille du pays et donc de son cheptel.

nom officiel inclut toujours l’ancienne appellation de race Frisonne, dans les textes de communication et les documents divers disponibles sur le site Internet de la Fédération, la « Frisonne » n’existe plus. Elle est complètement remplacée par la « Holstein ». En plus de sa productivité laitière très largement reconnue, le standard morphologique de la vache Holstein mondiale est celui qui est défini aux États-Unis par l’Association Holstein USA, très puissante politiquement. Plusieurs caractères comme la taille haute, l’angularité, le pis apparent et accroché bien haut, etc. sont défendus par la WHFF comme signes distinctifs de la race et promus auprès des représentants des associations nationales (Compte rendu du workshop 2020).

A l’exemple de la diffusion du premier standard de la race Durham Shorthorn par le portrait de ‘Durham Ox’ (cf. paragraphe 1.4.1. et Fig. 23) en Angleterre, l’idéal de la vache et du taureau Holstein a également sa représentation en peinture (Fig. 54). Ce projet artistique promu aussi bien par l’HAUSA que par la WHFF a vu le jour en 2012 avec son propre blog intitulé « A masterpiece 125 years in the making » 66. On pouvait y suivre l’avancement de la représentation de l’idéal-type de la race Holstein et aussi acheter les reproductions de ces peintures.

Fig. 54 ‘Modern ideal Holstein cow’ (1) et ‘Modern ideal Holstein bull’ (2). Source :

http://www.holsteinusa.com

A peu près en même temps, un concours international a été lancé par la revue en ligne Holstein International. Le jury décerne le titre de ‘Global Cow of the Year’ à la vache la plus « influente » de la sélection Holstein mondiale. Parmi les critères du concours figurent la conformité de la vache au standard de la race Holstein et sa généalogie ascendante et

66http://holsteinmasterpiece.blogspot.com/ (consulté le 18/01/2020)

descendante qui témoigne d’une continuité des performances génétiques exceptionnelles dans sa lignée (Fig. 55).

Fig. 55 Une des vaches Holstein de la sélection néerlandaise d’Eurogenes nominée au concours The Global

Cow of the Year en 2016. Source : www.eurogenes.com

Ce positionnement hégémonique du standard unique (lire : américain) de la race Holstein ne fait pas pour autant l’unanimité. Comme nous l’avons déjà vu, l’index TPITM

dans sa vocation de la valeur universelle de la race est très contesté, surtout parmi les acteurs scientifiques cherchant à promouvoir l’objectivité de l’évaluation multiple.