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Lait de vache… vache de ferme… ferme ta boîte 42 : mettre la mesure de la vache dans une ‘boîte noire’

Génétique quantitative : calculer la valeur de la vache

2.1. Faut-il de la biologie pour quantifier le vivant ?

2.1.2. Lait de vache… vache de ferme… ferme ta boîte 42 : mettre la mesure de la vache dans une ‘boîte noire’

« La quantification se décompose en deux moments : convenir et mesurer. Le premier, souvent méconnu des utilisateurs, est au moins aussi important que le second. » (Desrosières 2014, 39)

Alain Desrosières, le sociologue de la statistique et statisticien lui-même, distingue les processus de quantification et de mesure. Il emploie le mot quantifier dans le sens large, générique et non-normatif d’« exprimer et faire exister sous une forme numérique ce qui, auparavant, était exprimé par des mots et non par des nombres. » Mesurer suppose, en revanche, que quelque chose préexiste déjà sous forme mesurable avec une métrique établie. D’où l’intérêt de prêter attention à la ‘fabrication’ de ces choses mesurables et de leurs métriques qui nécessite des « conventions d’équivalence préalables, impliquant des comparaisons, des négociations, des compromis, des traductions, des inscriptions, des codages, des procédures codifiées et réplicables conduisant à la mise en nombre. » (Desrosières 2014, p. 38)

Il est exact que l’étape d’établissement de telles conventions est très peu prise en compte par beaucoup d’acteurs de la sélection bovine. Ce n’est pas qu’elle soit méconnue d’eux, mais enfermée dans une ‘boîte noire’, elle leur paraît tellement aller de soi qu’ils y accordent beaucoup moins d’importance qu’au résultat des calculs. Les vaches étant ‘enfermées’ dans des systèmes industriels de production (cf. paragraphe 1.2.2. du chapitre précédent), la mesure de leurs performances l’est aussi. A l’étape de calcul des valeurs génétiques, externalisée dans des centres de calcul spécialisés, la vache arrive déjà sous forme de chiffres, d’informations codées et stockées dans des bases de données d’où elles sont extraites avec des logiques propres aux modélisateurs.

La quantification, comme le souligne Porter (1995), crée de l’impersonnalité, ou peut-on dire dans le cas des bovins de ‘l’invacheté’. La vache devient un objet virtuel, une série de formules et de chiffres, similaires à ceux utilisés pour d’autres objets soumis à la mesure statistique. On y retrouve des moyennes, des corrélations, des variances, des indices de fiabilité, etc. Les chercheurs dont une grande partie me confiait lors des entretiens avoir rêvé

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Extrait de la chanson d’enfant « Trois petits chats » inspirée du jeu des ‘queues’. Fait suite à la séquence cité dans le paragraphe 1.2.2. du chapitre précédent

de travailler en contact avec les animaux en tant que vétérinaires ou éleveurs, se retrouvent in

fine derrière leurs écrans d’ordinateurs à manipuler des modèles mathématiques.

C’est là qu’on peut faire une distinction entre les acteurs de la génétique quantitative qui ont une vision plutôt globale du processus de quantification du vivant à partir de la mesure en amont des calculs et ceux pour qui compte uniquement le résultat final de la mesure intégrable dans les modèles. Ces derniers, les purs mathématiciens, ne s’intéressent pas a priori à l’‘animalité’ de leur objet de calcul. Les premiers, en revanche, voient dans le processus de mesure une étape cruciale de la quantification des animaux, où s’exprime une complexité non seulement de l’objet biologique mesuré, mais aussi du système tout entier qui comprend également les intérêts des éleveurs et ceux des marchés nationaux et internationaux. L’objectif des méthodes de la génétique quantitative étant le même : prédire de la manière la plus universelle possible les valeurs génétiques des animaux impliqués dans la production – les nuances sont dans la prise en compte de l’amont et de l’aval du processus de calcul lui-même. Les acteurs que je mets en avant dans cette thèse sont justement les généticiens qui ont développé une compréhension holistique de la quantification. Sans leur donner l’exclusivité absolue, je prête particulièrement attention à leurs compétences d’ouverture des ‘boîtes noires’ des systèmes de sélection bovine lorsqu’ils déploient leurs actions dans des différentes arènes de la sélection bovine face aux enjeux de globalisation.

‘Enfermé’ dans les boîtes noires des systèmes industriels, l’animal de ferme était pendant très longtemps absent des travaux sociologiques. Depuis quelques années, il vient de plus en plus interroger les chercheurs en sciences humaines et sociales, à partir de son rôle dans l’anthropocène dans lequel il coexiste avec l’homme et à la construction duquel il participe depuis des millénaires (Porcher 2004; 2007; Porcher et Schmitt 2010; Despret 2016; Doré et Michalon 2017; Pearson 2017; Novek 2005). Certains de ces travaux ont même formé, comme je l’ai mentionné dans l’introduction, un champ d’études à part au sein des SHS : Animal Studies (Kalof 2017). L’historien Chris Pearson (2017) montre comment les animaux, tels que les chevaux, ont façonné la société et son développement tout au long de l’histoire. Sans être « politiques » dans leurs actes, comme peuvent l’être les humains, les animaux ont une capacité de défier le paradigme d’anthropocentrisme. Jocelyne Porcher développe dans ses travaux une analyse de la collaboration au travail entre les éleveurs et les animaux. Que ce soit dans des systèmes ‘de production’ ou ‘d’élevage’ (qu’elle distingue pour souligner deux visions différentes de l’activité humaine impliquant l’animal), les vaches laitières ou les porcs sont, comme montrent ses enquêtes de terrain, des parties prenantes des processus interrelationnels de travail à la ferme. Antoine Doré et Jérôme Michalon (2017) ont également

mis en lumière le lien organisationnel entre l’homme et l’animal au sein des agencements qu’ils appellent ‘anthrozootechniques’. Adel Selmi et Pierre-Benoît Joly (2014 ; cf. également Selmi, Joly et Ramondet 2014) analysent au travers des agencements socio-bio-techniques la production de connaissances au sein des sciences zootechniques et génétiques. Ils montrent que la façon de connaitre les animaux dépend entre autres de leurs ontologies propres.

Donc, comme à la ferme « les vaches font des choses, en prenant des décisions et des initiatives, en facilitant ou en compliquant le travail des éleveurs » (Porcher et Schmitt 2010), elles participent également et inévitablement à leur propre métrologie aux côtés des acteurs humains. A l’exemple de la production des coquilles Saint-Jacques dans la baie de St Brieuc analysée par Michel Callon (1986) dans son travail fondateur de la sociologie de la traduction, les productions animales sont un résultat de négociations et de renégociations permanentes entre les acteurs humains et non-humains (notamment les animaux) pour le fonctionnement du réseau de la sélection. Il s’agit notamment d’établir des chaînes de traduction entre la vache en tant qu’animal et le besoin de l’homme d’avoir telle ou telle quantité de lait de telle ou telle qualité. Cette chaîne passe par la création de la valeur économique de la vache et donc par une aptitude de la vache à produire, certes, mais aussi à être mesurée. C’est parce que la vache peut vêler qu’on peut mesurer sur une échelle de 1 à 5la facilité de vêlage. Parce que la vache donne du lait qu’on mesure sa quantité en nombre de litres, de kilogrammes, de livres par jour, par mois, par an, etc. Et parce qu’elle mange et transforme les aliments en nutriments contenus dans son lait (en premier lieu pour son veau) qu’on peut aussi mesurer sa teneur en matière grasse et en protéines.

On appelle tout cela (et bien d’autres choses que ‘font’ les vaches) les performances. Ce mot qui relève de la culture industrielle a remplacé plus ou moins le mot phénotype dans la caractérisation des traits observés relatifs à l’intérêt économique des animaux. La quantification du phénotype de l’animal passe par la mesure de ses performances. Alain Desrosières (2014) nous rappelle l’ubiquité de cette procédure dans le monde régi par la culture industrielle. Il souligne son effet pervers sur les acteurs qui se focalisent sur les résultats numériques (indicateurs ou index) et oublient l’importance de l’action en elle-même. D’où l’intérêt d’évoquer de manière plus explicite l’autre dimension de la quantification : la convention socio-bio-technique qui accompagne les actes de mesure. L’animal comme organisme vivant qui tend à échapper à la rationalisation, impose la réouverture des boîtes noires de la mesure à chaque fois qu’on estime qu’elles sont fermées de façon irréversible, à chaque fois qu’il y a un ‘conflit’ entre l’index numérique calculé (valeur génétique estimée) et la réalité observable (phénotype ou performance). Une réouverture des boîtes noires de la

mesure a notamment été nécessaire avec l’internationalisation de la sélection bovine, dont je parle dans le chapitre suivant, afin de rendre comparables les valeurs génétiques d’animaux issus des différents pays. Il faut bien prendre un aperçu des processus métrologiques pour mieux comprendre les enjeux de la globalisation auquel font face les agencements bovins nationaux et qui mènent à leur reconfiguration.

2.1.3. Comment mesure-t-on la vache ? L’ouverture de la boîte noire de la métrologie