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Génétique quantitative : calculer la valeur de la vache

2.1. Faut-il de la biologie pour quantifier le vivant ?

2.2.4. Une révolution peu controversée

Quand je commençais ma thèse, en 2016, un sociologue néerlandais, Boelie Elzen, chercheur en innovations des systèmes (cf. notamment Geels, Elzen, et Green 2004; Elzen et al. 2017, etc.) a été invité par notre laboratoire pour présenter ses travaux. Lors d’une brève discussion dans laquelle je lui ai fait part de mes interrogations sur la rupture technologique que la génomique a apporté dans la sélection animale, il m’a dit notamment que le caractère ‘révolutionnaire’ ou ‘incrémental’ d’une innovation donnée peut être évalué une dizaine d’années après sa mise en place. Sans en faire une loi, j’ai pensé : « pour la sélection génomique bovine c’est bientôt, on verra bien. » A ce moment-là, le mot ‘révolution’ était partout dans les discours et les publications des acteurs que je commençais à suivre en France, dans d’autres pays et sur le terrain inter- et transnational. Les pays ayant adopté la génomique dans leurs programmes de sélection s’en vantaient, les pays qui ne l’avaient pas fait pour des raisons diverses qu’on creusera plus loin, ne cessaient d’en rêver. L’enthousiasme ambiant au sujet de la rupture apportée par la génomique dans le monde de la sélection bovine, ne laissait pas vraiment de place au doute : si les acteurs en sont convaincus, il ne reste qu’à adopter leur point de vue.

En 2018 (juste dix ans après que la sélection génomique soit devenue opérationnelle) Jean-Michel Elsen, un ancien généticien de l’INRAE à la retraite qui a participé très activement à la mise en œuvre de la sélection génomique en France, publiait un petit article dans lequel il posait justement et explicitement la question de la finalité des méthodes génomiques de sélection : « Genomic selection—the final step or another step in an endless race? » (Elsen 2018). Sans remettre en doute le caractère transformatif de la sélection génomique, il s’interrogeait sur la fuite en avant technologique dans l’approche de la complexité du vivant. Je n’ai jusqu’à présent vu aucun autre acteur exprimer de doutes sur le caractère positivement révolutionnaire de la sélection génomique dans les arènes privées ou publiques. Le papier de Jean-Michel Elsen n’a d’ailleurs pas eu grand retentissement au sein de la communauté, mais il a confirmé ce que j’ai entendu et lu entre les lignes au cours des trois années de mon travail de terrain. En constatant les divers ‘échecs’ ou promesses non tenues, les promoteurs de la génomique (généticiens et industriels) n’exprimaient pas vraiment de déception, mais identifiaient de nouveaux défis à relever. Ils répondaient ainsi parfaitement à la proposition de Pierre-Benoît Joly (2015), selon laquelle « un régime de promesses technoscientifiques prend en compte le décalage systématique entre les anticipations et les réalisations, intègre les inévitables déceptions que provoque un tel décalage » (p. 37).

Une des promesses majeures faite dès l’annonce de l’innovation en 2001 (Meuwissen, Hayes, et Goddard 2001) et réitérée jusqu’à sa réalisation pratique en 2009, était l’arrêt du testage sur descendance : moins de mesures, la fin des contrôles de performances pour les entreprises de sélection et des évaluations génétiques pour les centres de calcul. En 2011, la thèse de Clotilde Patry (2011) mettait en garde contre une telle démarche dans la perspective des échanges sur le marché globalisé de la sélection :

« Les évaluations génomiques apportent une information précoce et suffisamment précise pour choisir les jeunes taureaux dans les schémas de sélection des bovins laitiers, incitant à remplacer le long processus de testage sur descendance par une étape de sélection génomique. […] Cependant, toutes les informations ayant servi à la sélection ne sont plus incluses dans l’analyse et l’estimation des valeurs génétiques peut être incorrecte. […] La diversité des pratiques à l’échelle mondiale et l’interaction des possibles sources de biais dans les évaluations internationales rendent sa propagation incontrôlable et fortement dommageable. Il est donc nécessaire et urgent d’adapter les évaluations génétiques classiques pour prendre en compte l’information génomique et ses pratiques associées. » (Patry 2011, résumé)

Il est difficile maintenant de faire marche arrière et de réimposer le testage sur descendance des taureaux aux acteurs de l’insémination artificielle. Néanmoins, la crédibilité de la sélection génomique risque d’être compromise dans les années à venir si les biais dans l’évaluation ne sont pas pris en compte. Les généticiens quantitatifs se mettent donc à la recherche de nouvelles solutions techniques et développent ce qu’on appelle l’évaluation SingleStep, autrement dit ‘deux-en-un’, qui combine les évaluations génétiques et génomiques pour corriger le biais de présélection engendré par les seules évaluations génomiques.

Une autre promesse non réalisée concerne le contrôle de la consanguinité. Malgré la fin annoncée du ‘star system’ et de l’hégémonie des gènes de quelques taureaux-champions, la sélection génomique n’a fait qu’accentuer la ‘crise de consanguinité’, du moins dans la race Holstein (Van Der Beek et Geertsema 2017; Paul M VanRaden 2017). Le rapprochement des générations accélère la réduction de la variabilité génétique et nécessite de ce fait une gestion bien plus rigoureuse des schémas de sélection (Colleau et al. 2015). Or cet effort n’a pas été consenti par l’industrie de la sélection prise dans l’étau de la compétition économique à une échelle de plus en plus globale.

Une promesse en revanche a été amplement tenue par le nouveau paradigme génomique : le raccourcissement de l’intervalle de génération. Au point que certains spécialistes parlent du rapprochement des stratégies d’amélioration animale et végétale (Hickey 2019), pendant que d’autres, notamment les industriels, ne voient pas de liens entre le raccourcissement de l’intervalle de génération et le rapprochement du modèle végétal de sélection (entretien JYD). Ce rapprochement se traduit également dans des transformations organisationnelles du paysage de la sélection bovine (Labatut et al. 2014; Tesnière 2017). Parmi ces changements majeurs, la tendance à une concentration de la production des ressources génétiques entre les mains de quelques grandes entreprises. Il reste à savoir si ce rapprochement est vraiment une bonne chose, sachant que le modèle de la sélection végétale, exemple parfait de la commodification extrême du vivant et de sa commercialisation à grande échelle par quelques multinationales, est massivement critiqué quant à ses impacts sociaux et environnementaux (Bonneuil et Thomas 2009; Cornilleau et Joly 2014).

Jean-Michel Elsen exprime d’ailleurs dans son article interrogatif une crainte, à mon avis tout à fait légitime :

“It seems likely that the use of omics in the human food production setting will create the same societal disapproval as GMOs and pesticides.” (p. 96)

A ce titre, l’auteur appelle à une collaboration plus étroite avec les sciences sociales pour garder ouverte la fenêtre d’opportunités de la sélection génomique et « regagner la confiance des consommateurs » (idem).

La façon de faire de la science a également été complètement transformée en très peu de temps en suivant la prédiction qu’avait faite Walter Gilbert en 1991. La virtualisation et la globalisation allant de pair, il est devenu difficile de cantonner les généticiens au travail d’amélioration génétique au niveau national.

« Le métier de chercheur dans les derniers 10-15 ans a complètement changé. On est

complètement sorti de la paillasse. Maintenant, c'est sur ordinateur et puis on clique sur un bouton pour qu'un échantillon soit séquencé quelque part dans le monde. C'est une drôle de révolution quand même. » (entretien AE)

Bien que la mondialisation de la génomique comme science ouvre de nouveaux champs du possible à la connaissance du vivant, un renforcement des inégalités est observé dans son

application. Sur le plan international, le fossé se creuse entre d’un côté les pays hégémoniques qui possèdent des moyens scientifiques, techniques et financiers pour assurer l’’efficacité’ de leur système de sélection ; et de l’autre, ceux qui, n’ayant pas ces moyens, se retrouvent en situation de dépendance économique des importations de la génétique bovine en provenance des premiers (cf. chapitre 4). Un des problèmes majeurs posé par cette circulation non-équitable des ressources génétiques est celui de l’ancrage de la valeur des animaux dans différents milieux de production. Mais elle interroge beaucoup plus la science de la génétique que les industriels de la semence.

2.3. To ‘E’ or not to ‘E’ ? Une difficile prise en compte du milieu (E) dans les calculs de