• Aucun résultat trouvé

L’emplacement du centre de calcul : un choix ‘calculé’

Assembler, désassembler et réassembler la vache globale

4.1.1. L’emplacement du centre de calcul : un choix ‘calculé’

Le choix de l’emplacement du centre de calcul était une affaire aussi bien technique que politique. Plusieurs pays avaient les compétences nécessaires et se sont portés volontaires pour le faire. Un appel officiel à candidatures. Aux côtés des critères techniques comme l’infrastructure, l’équipement de calcul, la capacité de stockage de données, etc., il y avait un critère de nature plutôt politico-économique : le pays qui allait accueillir le centre de calcul ne devait pas peser lourd dans le commerce international de la génétique Holstein. C’est la Suède qui fut sélectionnée.

« Tous les […] pays d’Europe, une fois qu’ils étaient holsteinisés, avaient des ambitions de vendre sur le marché et faire concurrence aux Américains et Canadiens. Alors, que la Suède, bon, ils avaient de la Holstein, mais ce n’était pas vraiment pour vendre à l’extérieur. » (entretien JCM)

“There was a competition with a number of other countries that applied for having this center. But [Sweden is] a small country that doesn’t have any business together

76

Certains étaient néanmoins familiers avec les idées de Michel Foucault sur le pouvoir contenu dans l’ « ordre » des choses (Foucault 1966)

with lots of countries and [it] could be considered as neutral, I think. It was an important part of the deal.” (entretien JP)

Ces témoignages montrent de nouveau une volonté affirmée des généticiens impliqués dans le projet Interbull de tracer une ligne de démarcation entre la science et le business, entre l’objectivité et la partialité, entre l’‘intérêt général’ et les ‘intérêts privés’, le tout inscrit dans l’opposition entre les ‘cultures’ européenne et américaine.

C’était aussi l’affaire d’une communauté de chercheurs, unie par des convictions politiques et épistémiques communes, par des années de travail côte-à-côte, par des engagements professionnels et par des relations personnelles. Soudés entre eux et intégrés dans des cercles professionnels plus larges, les membres de cette communauté ont tissé un réseau de relations stratégiques dans le monde professionnel delà de la filière de la sélection animale et au-delà des frontières nationales. Avec le soutien de la FAO et de l’organisation syndicale des producteurs européens, le secrétaire permanant d’Interbull, Jan Philipsson, professeur à l’Université d’Agriculture à Uppsala (SLU) en Suède a convaincu le Recteur de son université ainsi que la Fédération suédoise des producteurs laitiers de s’engager sur le financement du Centre de calcul pendant cinq ans, ce qui a donné un argument supplémentaire en faveur de la candidature suédoise pour accueillir Interbll Centre. De plus, l’adresse du secrétariat d’Interbull était déjà à SLU, « tout le monde était content de ne pas devoir la changer » (entretien JCM). Jan Philipsson a joué un rôle de premier plan dans l’affaire du centre de calcul, ce qu’évoquent les protagonistes de l’époque qui le présentent comme celui qui a su fédérer les positions de tout le monde dans un consensus techno-politique :

“It was largely due to the efforts of the secretary of Interbull, at that moment, who was Professor Jan Philipsson. So all countries decided that Uppsala would host the center and the center’s mandate would be to develop a service based on all kinds all technologies that had been developed in Canada, in the Netherlands, in Australia, elsewhere. Combine all that technology into a service that would be made available to all Interbull members.” (entretien GB)

Il ne faut surtout pas oublier l’aspect symbolique des choses même dans cette affaire de calcul.

« La Suède est le pays de la classification et du classement, c’est ce qu’on lui doit : Anders Celsius et la mesure de la température, Carl Von Linné et la première nomenclature botanique, Alfred Nobel et son classement des grands hommes de la planète. Le pouvoir est là, »

écrivait Jean-Claude Flamant (2005), zootechnicien et généticien français, à son retour du congrès Interbull-FEZ qui s’est tenu à Uppsala en 2005. L’esprit de cette ville, scientifique et universitaire par une très ancienne tradition, s’inscrit aussi dans sa devise qui fait une allusion très claire à la culture de l’objectivité : « Grande est la pensée libre – plus grande est la

pensée juste ». Symboliquement, l’outil de calcul qui visait à produire un monde « juste » en

donnant la possibilité de comparer objectivement les valeurs génétiques des taureaux sur le marché international, semblait donc avoir sa place dans ce pays revendiquant les valeurs politiques de neutralité, d’universalisme et de multilatéralisme dans le paysage géopolitique mondial.

L’argument de ‘neutralité’ associé à l’objectivité scientifique resurgit quelques années plus tard en réitérant son importance dans la construction de l’espace commun traversé par des tensions techniques, économiques, politiques et biologiques. Le positionnement ‘neutre’ de la Suède sur le marché mondial de la génétique bovine a été remis en question avec deux évènements liés à l’ancrage européen d’Interbull. Il s’agissait d’une part, de l’entrée de la Suède dans la Communauté Européenne en 1995 et d’autre part, du mandat de Laboratoire européen de référence que la Commission Européenne a accordé en 1996 à Interbull Centre. Ce deuxième évènement s’assortissait d’une allocation des fonds européens (20 000 Euros la première année augmentée les années suivantes). A la fin de 1997, le Président de l’Association Holstein USA a adressé une lettre au Comité de Pilotage d’Interbull en étayant un argument en faveur de la création d’un second centre de calcul aux États-Unis pour symétriser la situation dominée par les Européens.

“As much as we would like to believe that international evaluations should not be political, they are. […] As long as domestic industries are involved for various countries it is impossible to take the political part out of the discussion. From a European point of view Sweden is a neutral country and it probably was for US when Interbull first started because of its small breeding program. Since Sweden joined the European Community, this neutrality has come under severe scrutiny from the outside. Sweden does not stand for Sweden alone anymore but for the European Community as

a whole with all the European breeding programs involved.” (extrait document

archives Interbull)

Relayée par les membres du Comité de pilotage d’Interbull, cette lettre a créé tout un débat au-delà du Comité et de la communauté Interbull stricto sensu au sujet d’un deuxième centre de calcul revendiqué par les États-Unis. Elle est arrivée au moment où il était question d’élargir la gamme de caractères évalués au niveau international aux caractères morphologiques en plus des caractères de production laitière. Interbull Centre devait augmenter ses capacités de traitement de données et recruter donc plus de personnel. Cette ‘fenêtre d’opportunité’ a donc été utilisée par les partenaires américains pour proposer leurs services en la matière. Après moult négociations aussi bien au sein du Comité de pilotage qu’avec des partenaires nationaux, un contrat de trois ans a été finalement signé au début de 1998 entre Interbull et l’USDA pour calculer les évaluations internationales sur les caractères de morphologie. Le contrat arrivé à son terme, toutes les opérations techniques de calcul ont été regroupées à Interbull Centre à Uppsala qui a eu le temps d’adapter ses moyens à la charge de travail envisagé.

Dans cette tension, les jeux de domination politique entre deux ‘clans’ – européen et américain – font apparaître les enjeux de compétition économique à travers l’appropriation du standard de race. Que le calcul de la valeur ‘morphologique’ de la race Holstein (= la conformité au standard) soit fait à l’endroit où le standard a été produit et par les acteurs qui le garantissent, a inévitablement une signification symbolique pour l’Association Holstein USA. Il mérite d’être revendiqué même si cette revendication passe par l’intermédiaire d’arguments ‘objectifs’ comme la neutralité des évaluations, l’optimisation financière de dépenses liées aux calculs, la disponibilité du personnel compétent, etc.