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L’interaction génotype-milieu comme concept négociable

Génétique quantitative : calculer la valeur de la vache

2.3. To ‘E’ or not to ‘E’ ? Une difficile prise en compte du milieu (E) dans les calculs de la valeur génétique la valeur génétique

2.3.3. L’interaction génotype-milieu comme concept négociable

Des recherches sur l’effet d’interaction génotype-milieu sont menées par les généticiens depuis plusieurs décennies aussi bien dans le domaine végétal qu’animal. Néanmoins, la production et l’implication des connaissances sur ce sujet varient beaucoup d’une espèce à l’autre en fonction des agencements socio-bio-techniques construits autour de ces espèces.

En amélioration des plantes, le facteur G*E est considéré comme très important et les recherches appliquées ont commencé bien plus tôt que dans le domaine animal. La création variétale implique l’expérimentation dans plusieurs contextes avec une visée de ‘stabilisation du génotype’ (Brancourt-Hulmel, Biarnès-Dumoulin, et Denis 1997). C’est une condition nécessaire à la validation de la variété. Autrement dit, l’objectif de l’étude de l’interaction

génotype-milieu chez les plantes concerne leur meilleure standardisation, conditionnée entre

autre par l’organisation des productions végétales fondée sur la commodification rapide et la commercialisation à grande échelle des ressources génétiques avec le statut de bien privé (Bonneuil et Thomas 2009).

Dans les filières avicole et porcine, le progrès génétique est également produit par des entreprises privées de manière intensive. En revanche, du fait que les systèmes de production sont largement établis dans des milieux artificialisés, standardisés et contrôlés, la question de l’interaction génotype-milieu est très largement évacuée. Au même titre que pour les filières des petits ruminants, elle est surtout traitée par des chercheurs spécialistes de la génétique d’adaptation afin d’étudier des capacités adaptatives (la rusticité) des animaux (N’Dri 2006, projet européen H2020 SMARTER). Pour le moment, la structure pyramidale de la diffusion du progrès génétique (Fig. 51), rend trop compliquée et peu pertinente la prise en compte des effets non-additifs de l’environnement au niveau de ces filières. Ainsi, la question des

interactions entre le génotype et le milieu appliquée aux petits animaux de rente est traitée uniquement dans un milieu très restreint de généticiens quantitatifs spécialisés.

Fig. 51 La structure pyramidale de la production et de la diffusion du progrès génétique dans la filière

porcine.

La prise en compte de l’interaction génotype-milieu par la filière bovine est tout aussi complexe, mais elle reflète une autre problématique. Les agencements bovins conçus au niveau national de la plupart des pays développés, impliquent un nombre important d’éleveurs commerciaux dans la production du progrès génétique. Ces éleveurs ne sont pas seulement les utilisateurs du service d’amélioration génétique, mais aussi ses co-producteurs via le système coopératif national plus ou moins institutionnalisé en fonction des pays. Jusqu’à présent, ce système coopératif impliquait un dispositif de mesure (via notamment le contrôle laitier) déployé dans les élevages commerciaux à grande échelle, comme le montre notamment le schéma type de sélection en bovin laitier en France (Fig. 52).

Fig. 52 Le schéma type de la sélection en bovins laitiers. Source : Allice

En effet, l’enjeu de globalisation du marché de la semence bovine dans les années 1970 a appelé certains pays à défendre la souveraineté de leurs programmes génétiques. L’existence d’un effet non additif de l’environnement sur la valeur génétique s’est traduite en corrélations basses entre les index calculés dans les différents pays qui se sont révélés incomparables entre eux. La conséquence de ce problème de comparabilité des valeurs génétiques pour le marché international était dans l’impossibilité d’établir le classement unique de produits et de définir ainsi leur qualité. La notion d’interaction génotype-milieu a été impliquée dans la résolution de ce problème afin de réguler les circulations des doses de semence sur le marché mondial (cf. chapitre 3). Mais ce n’est que dans les années 2000 que de vrais programmes de recherche sur l’interaction génotype-milieu chez les bovins ont été lancés pour affiner les connaissances et les méthodes de prise en compte de cette composante dans l’évaluation génétique animale. L’implication politique du savoir a donc précédé sa construction scientifique.

Si au sein de l’association génotype-milieu, la notion du ‘génotype’ a une définition scientifique plus ou moins stabilisée, le ‘milieu’ peut avoir une portée sémantique et sémiotique très variée, comme nous l’avons déjà vu précédemment. En fonction des utilisateurs, le milieu (l’environnement, le contexte) peut changer considérablement d’échelle

et être relié aussi bien au système d’alimentation (TMR ou pâturage) ou au système technique de production (robot de traite ou pas, animaux en stabulation ou en mouvement, etc.), qu’à des zones géo-climatiques ou aux États-nations avec leurs caractéristiques socio-bio-techniques respectives (Huquet 2012).

Difficilement calculable et prévisible, l’effet du milieu sur la réponse des animaux à la sélection est sujet à négociation entre d’un côté des acteurs scientifiques qui tiennent à la précision et de l’autre des acteurs industriels qui dans leur souci d’efficacité commerciale privilégient une simplification dans la mesure du possible. Les modélisateurs eux-mêmes reconnaissent la complexité du processus. Comme le rappellent notamment Jean-Baptiste

Denis et Patrick Vincourt (1982, pp. 219‑20), « à chaque facteur sont associées une ou plusieurs variables qui participent à l’’explication’ des interactions. […] Chaque facteur définit par ses composantes une échelle de mesure des composantes de l’autre facteur. Cette dualité peut poser des problèmes d’interprétation. » Il paraît donc logique que « les décisions que [l’expérimentateur] est amené à prendre tendent à reléguer l’existence de ce phénomène au rang des informations mineures. » Rappelons-nous la distinction entre le macro-milieu dont l’effet peut être contrôlé, mesuré et donc pris facilement en compte dans les évaluations génétiques et le micro-milieu dont les effets sont relégués au statut de ‘résiduelle’.

Ainsi, aux États-Unis, un grand pays avec des types d’environnements géo-climatiques très contrastés, les entreprises d’insémination artificielle fonctionnent selon un seul et unique schéma de sélection par race. Des études scientifiques menées pour estimer l’effet de l’interaction génotype-milieu sur les animaux en production dans des différents états/régions du pays ont démontré que cet effet était relativement fort (Tiezzi et al. 2017). Notamment, il a été souligné que l’effet de G*E sur le caractère de production laitière était même plus fort que l’effet du génotype (G) ou du milieu (E) pris de manière additive (souvenons-nous de l’équation où le caractère observé (P) est le résultat des effets du génotype, de l’environnement et de leur interaction : P = G + E + G*E + e). Néanmoins, le système d’évaluation génétique et génomique national ne prend toujours pas en compte ce facteur de variation. Selon les représentants des acteurs économiques interviewés, les principales implications de l’interaction génotype-milieu sont socio-économiques.

« Les différences biologiques ne sont pas si importantes. C’est seulement si vous appliquez les facteurs sociaux et économiques, que cela rend la différence dans les valeurs génétiques significative » (entretien MF and JM).

Pour eux – et, disant cela, ils opposent le système américain au système européen ‘multi-pays’ – il n’y a pas de raison de prendre en compte G*E tant qu’il n’y a pas de différences dans les systèmes d’évaluation et dans les attentes socio-économiques des éleveurs. Ils plaident alors à ce niveau pour l’unité socio-économique de la filière nationale à la différence de la diversité promue traditionnellement par l’Europe. Les tensions entre les visions américaine et européenne d’une part et entre les logiques scientifique et marchande d’autre part participent à la dynamique internationale de la sélection bovine. Nous aurons l’occasion de le constater dans les chapitres suivants, qu’il s’agisse d’Interbull avec sa volonté de régulation du marché globalisé de la semence bovine, d’Eurogenomics dans son positionnement concurrentiel face aux acteurs économiques américains ou des acteurs scientifiques de l’Afrique du Sud qui mettent l’interaction génotype-milieu dans leur agenda de recherche avec l’objectif de faire renaître l’industrie nationale de la sélection bovine face à des pressions des exportateurs de semence.

Conclusion

Alain Desrosières a repris l’expression de l’historien Jean-Claude Perrot pour qualifier l’histoire de la statistique comme une « histoire concrète de l'abstraction » (Desrosières 2010, p. 395). L’abstraction de la vache par des méthodes quantitatives est en effet un processus très concret lorsqu’on se met au travail ethnographique en suivant les généticiens quantitatifs dans leurs missions quotidiennes.

Rappelons-nous les hypothèses de Latour et de Callon juxtaposées dans l’introduction de cette thèse : est-ce que vraiment « l’avènement de la Science a rendu si difficile la saisie des autres modes [d’existence] » (Latour 2012, p. 10) ou si les activités scientifiques de métrologie « font apparaître simultanément, et sans les dissocier, des modes d’existence dont certains sont économiques et d’autres pas » (Callon 2009) ? L’analyse du rôle de la génétique quantitative dans l’agencement bovin permet potentiellement d’approuver ces deux propositions. Les méthodes de quantification élaborées par les généticiens tendent à et sont à même de faire apparaître simultanément l’ensemble des modes d’existence de la vache. Néanmoins, l’affaire d’évaluation génétique, comme nous le rappelle Vincent Ducrocq (Ducrocq 2020), est « le résultat d’un compromis entre prise en compte exhaustive des données disponibles, respect des hypothèses génétiques et statistiques, complexité du modèle et réalisation des calculs dans un temps raisonnable ». Ce compromis s’atteint dans une négociation techno-politique entre différents acteurs pris dans des jeux de pouvoir. La perspective longitudinale adoptée a permis de démontrer que ce que Michelle Murphy (2017) appelle l’économisation de la vie n’a jamais vraiment empêché une manifestation de cette ‘vie’ « anarchique » (Kupiec 2019) dans les instruments de quantification les plus rationalistes.

Nous avons ainsi mis en lumière la double vocation de la génétique quantitative au sein des agencements bovins. D’un côté, les méthodes de l’abstraction quantitative rendent la vache ‘apte’ à la globalisation en tant que marchandise. Sa valeur génétique séparée de l’effet du milieu est transposable à différents contextes spatiaux et temporels, surtout lorsqu’elle accompagne des systèmes de production standardisés. Cette séparation nette fait de la valeur génétique de la vache une valeur d’échange qui convient à l’industrie de la semence dans ses ambitions d’expansion mondiale. De l’autre côté, les généticiens, dans leur quête d’objectivité et de précision scientifique, se trouvent aussi enrôlés en tant qu’avocats de la complexité des organismes vivants et de leur ancrage dans des écosystèmes dans un sens plus large que celui du ‘système économique’. Ils soutiennent ainsi le statut de ‘commodité fictive’ (Stuart et

Gunderson 2018) pour les animaux et se positionnent alors en opposants aux mécanismes standardisants de la globalisation industrielle et marchande ainsi qu’à une domination d’un tel ou tel standard imposé par des intérêts privés qui ne tiennent pas compte de la diversité nécessaire à la sélection durable. La nature biologique de leur objet de recherche et d’évaluation se manifeste dans les chiffres, dans des incohérences des calculs, dans une nécessité de retour permanent à la source de la mesure.

“Biology is infinitely more complicated than the game of Go, and there is nothing to ensure at this stage that these new techniques will be able to predict with a high level of accuracy what phenotype an individual will express in a particular environment, based solely on its genome” (Elsen 2018, 95) .

La question du lien entre l’animal et son milieu est en effet celle qui traverse toute la science biologique d’hérédité depuis ses débuts. C’est celle qui révèle la complexité du vivant et celle qui gêne à ce titre l’industrie et le marché habitués à manipuler les entités inertes.

Nous avons vu dans le présent chapitre le processus de la construction de la valeur génétique de la vache au travers des méthodes statistiques, des modèles mathématiques, des compétences humaines et des infrastructures techniques ad hoc. Nous avons également noté l’importance de l’engagement professionnel du généticien dans ce travail d’évaluation qui se traduit notamment dans sa capacité de faire un bon choix du modèle d’évaluation.

Comme le rappelle Pierre Cornu, historien français des sciences agronomiques, le concept de l’animal-machine, calculable, mécanisable et prédictible si cher à l’industrie animale est loin de décrire toute la réalité de la relation homme-animal depuis le début de la période de l’industrialisation des systèmes de production. Dans son article « L’animal-machine au tribunal de l’histoire » (2019), Pierre Cornu fait appel notamment aux positions de certains scientifiques qui distinguent bien, déjà dans les années 1960, la ‘machine biologique’ de tout autre type des ‘machines’. Il cite notamment l’article de « L’Encyclopédie Française » rédigé en 1962 par Pierre Chouard, professeur de physiologie végétale à la Sorbonne :

« En tant qu’êtres vivants, elles ont quelque chose d’individuel ou de propre à la race ou à la variété, avec une sensibilité particulière aux facteurs du milieu, ce qui nous contraint à les traiter avec une tout autre sorte d’attention que des machines purement mécaniques ou chimiques de l’industrie » (p. 12)

Dans les chapitres suivants, je poursuis l’analyse du travail techno-politique des généticiens promoteur de la prise en compte des facteurs du milieu dans le processus de sélection bovine. Face à la globalisation du marché de la génétique, ce travail se déroule dans les arènes professionnelles aussi bien au niveau national qu’international.

Partie II

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