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La race comme un standard industriel : des marques de fabrique vivantes

Vache durable : l’équilibre socio-bio-technique comme enjeu pour la durabilité de la sélection bovine

1.4. La race : un équilibre socio-bio-technique fragile

1.4.1. La race comme un standard industriel : des marques de fabrique vivantes

1.4.1. La race comme un standard industriel : des marques de fabrique vivantes

A la fin du XVIII siècle, Robert Bakewell, en tête d’un groupe d’éleveurs anglais, met en place un recueil de règles méthodologiques de sélection (breeding). Cette doctrine qui encore aujourd’hui dans le monde professionnel et académique de l’élevage porte le nom de Bakewell fixe la race (breed) comme unité structurelle principale et normalise la pratique de la reproduction contrôlée ‘en circuit fermé’, c’est-à-dire entre les animaux apparentés avec un ‘pool’ restreint de taureaux reproducteurs. A ces débuts, les premiers sélectionneurs ne prêtent pas d’attention aux risques de consanguinité qui est au contraire considérée comme vertueuse dans l’objectif de fixer durablement certains caractères utiles à l’homme dans ses activités. Ces règles permettent la création des races comme ‘marques de fabrique’ définies avant tout par un modèle morphologique (Vissac 2002). A partir de ce moment, l’éleveur-sélectionneur impose à son troupeau d’un côté une conformité persistante à certains standards de race et de l’autre côté une amélioration de performances productives d’une génération à l’autre. Ce ‘progrès’ devient un objet de commerce et l’animal porteur de ressources génétiques accélère le pas sur son chemin de la marchandisation non plus seulement comme producteur d’alimentation ou fournisseur de service à l’homme, mais comme re-producteur et multiplicateur du capital.

La diffusion des premiers standards de race était visuelle. Les tournées que les sélectionneurs effectuaient avec leurs bêtes dans le pays et à l’étranger ont trouvé rapidement le soutien des peintres et des imprimeurs. Michael Quinn (1993) raconte ainsi une histoire du fameux ‘Durham Ox’ (Fig. 23), le représentant exemplaire de la race Durham Short-Horn créée par les frères Collins contemporains de Robert Bakewell en Angleterre. En 1802, le bœuf corpulent dont le vrai nom était Ketton, a été exposé à Londres où, visité par les représentants de l’élite agricole britannique, il s’est forgé la réputation de l’‘excellence bovine’. Son portrait imprimé a été acheté par plus 2000 éleveurs d’Angleterre et d’Ecosse.

Cette ‘campagne publicitaire’ a contribué grandement à l’établissement du standard de la race Durham dans tout le pays et autour.

Fig. 23 Le portrait de ‘Durham Ox’ peint par John Boultbee (1753–1812). Source : (Quinn 1993)

La sélection en race pure devient rapidement le paradigme principal en élevage au même titre que les lignées pures en productions végétales (Bonneuil 2016), intégrant le concept de ‘lignées pures’ (‘pure lines’) proposé en 1903 par un biologiste danois Wilhelm Johannsen (1857–1927). L’apparition de ce concept biologique correspond au moment historique où l’agriculture s’engage sur le chemin de l’industrialisation et donc de la standardisation des organismes vivants.

L’institutionnalisation des races animales vient au cours du XIXe siècle avec la création des livres généalogiques (herdbooks ou studbooks) et des associations d’éleveurs (breeding

societies) responsables de la continuité des enregistrements des évènements de reproduction et

de la conformité des animaux au standard de la race. Ce standard, défini par une concertation sociale est inscrit dans le livre généalogique et décrit les principaux caractères d’importance (morphologiques au début) : taille et forme des cornes, taille de l’animal, couleur et motif de la robe etc. Mais « normaliser les livres généalogiques n’était pas facile, » rappelle Barbara Orland (2003). « Au début les éleveurs refusaient souvent de partager l’information sur la généalogie de leurs animaux vendus, car ils avaient peur de révéler un secret commercial. » (p. 178) Cette histoire de méfiance dans le partage des informations confidentielles suit le cours d’évolution de l’organisation coopérative de la sélection vers le niveau international, comme nous le verrons dans la suite des événements avec la montée en technicité des informations : les phénotypes, ensuite les génotypes.

En commençant par l’Angleterre, les associations de races s’organisent progressivement au niveau national (généralement une seule association par race et par pays) et prennent même

un poids politique (Vissac 2002). Cette politisation des organisations d’éleveurs crée des rivalités et contribue à un essor plus important de certaines races sur le territoire national et à l’international.

En deuxième moitié du XXe siècle dans les pays industrialisés, une compétition entre les standards fait disparaitre ou réduit les effectifs de nombreuses races locales au profit des races plus productives dont la promesse d’un rendement économique plus rapide est propice à leur expansion dans le monde capitaliste. Tel est notamment le cas de la Holstein, la première race spécialisée en production laitière qui sert de support à mon analyse de la globalisation du vivant. Elle a ouvert le chemin à la spécialisation industrielle des races bovines : laitières d’un côté et allaitantes de l’autre. Fortement sélectionnées sur le caractère de productivité de lait, les vaches deviennent de vraies ‘milk machines’ au paramétrage morphologique standardisé. Depuis la mécanisation de la traite, la taille de l’animal, le positionnement et la forme de la mamelle, la forme et la hauteur des membres arrière, etc. – tout devient critère de conformation à la machine à traire. Celles qui sont devenues ‘spécialistes’ de la production laitière prennent une forme morphologique particulière : grandes, angulaires, elles ont le pis apparent et accroché bien haut (Fig. 24). Les vaches allaitantes, quant à elles, continuent à être corpulentes et rondes avec un instinct maternel valorisé (Fig. 25).

Fig. 24 Vaches de race Brown Swiss présentées sur le site internet d’une des plus grandes entreprises de

semence nord-américaine World Wide Sires (WWS). Source : http://wwsires.com/ consulté le 17/11/2018

Une telle standardisation des races pose problème. Les vaches laitières sont les premières concernées. Nous le verrons plus loin avec l’exemple de la race Holstein qui devient une source de tensions sociales non seulement de par sa place dominante parmi d’autres races bovines, menaçant ainsi leur existence, mais également parce qu’elle-même devient menacée par le problème de croissement rapide de consanguinité36.