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Vache durable : l’équilibre socio-bio-technique comme enjeu pour la durabilité de la sélection bovine

1.1.3. Le milieu comme contrainte pour le marché

1.1.3. Le milieu comme contrainte pour le marché

Très tôt dans le développement de la sélection bovine industrielle et de son internationalisation, les éleveurs qui font venir le bétail d’autres pays et régions, éprouvent une certaine insatisfaction concernant le résultat, ce dont témoignent les historiens spécialistes du monde agricole. Bertrand Vissac (2002) en s’appuyant sur le travail historique de Nicolas Russel (1986) parle des premières tentatives d’adoption de la race anglaise Durham Shorthorn en France au début du XIX siècle :

« Les animaux de race Durham, appréciés en Angleterre pour leur adiposité, sont insuffisamment laitiers, inaptes au travail et requièrent une alimentation soignée. Ils se révéleront vite non conformes ni aux habitudes alimentaires des Français ni aux capacités d’élevage des paysans français. » (pp.110 et 112)

La promesse faite par les créateurs de cette race concernant la possibilité de reproduction des animaux à l’identique quel que soit le milieu, ne s’est réalisée que partiellement. Si techniquement c’était possible, en pratique elle a rencontré une contrainte du sens plus large du ‘milieu’ qui inclue non seulement l’environnement physique dans lequel les animaux sont élevés mais aussi les pratiques et les traditions culturelles des éleveurs qui varient d’un endroit à un autre.

Aussi pour Barbara Orland (2003), l’historienne de l’élevage dans la région de l’Allemagne du sud et de la Suisse,

« […] l'expérience pratique en matière d'importations a été décevante. Plutôt que de profiter d'une augmentation de la production laitière, les agriculteurs [...] étaient confus et insatisfaits. L'incertitude quant aux mérites respectifs des races renommées de bovins laitiers a clairement montré que l'élevage était un mystère, même pour les fermiers qui réussissaient. Juger les capacités d'un animal sur la seule base de l'ascendance semblait inadéquat pour créer de nouvelles races et avoir une ferme laitière prospère. » (p. 174)

Que ce soit pour des raisons liées à des traditions culturelles dans lesquelles les animaux importés ne s’inscrivaient pas pleinement, ou pour des raisons de productions inférieures par rapport aux attentes de l’acheteur, ces constats révèlent un lien fort et implicite entre l’animal vivant et son milieu qui doit être pris dans le sens large du terme : de l’effet qu’il produit sur la physiologie et donc sur la performance productive de l’animal aux contextes culturel, politique et économique du pays/région qui encadrent les productions agro-alimentaires.

A partir du milieu du XXème siècle, une vague de ‘holsteinisation’ a gagné l’Europe. La première vache spécialisée en production laitière et fortement sélectionnée sur le critère de production et de conformation de la mamelle est arrivée des États-Unis là où le besoin en produits animaux dont le lait était très grand dans les années de l’après-guerre. La vache Holstein a donc été accueillie à bras ouverts dans la perspective d’amélioration des troupeaux dans les pays européens. Le témoignage d’un généticien français sur le début de l’expansion de la Holstein révèle le focus sur quelques caractères particuliers qui correspondent aux priorités du moment:

« La Holstein, quand elle est arrivée, étonnait beaucoup les gens par sa productivité et par son adaptivité aux systèmes de production de l'époque. En particulier, elle valorisait bien l'ensilage de maïs qui était un fourrage qui se développait énormément dans les années 80. Et puis, elle avait une conformation de mamelle extraordinaire, tandis que toutes les races françaises avaient des conformations vraiment très mauvaises. Du coup, elle était vraiment très facile à traire. Les problèmes sont arrivés beaucoup plus tard : la sensibilité aux mammites, la baisse de fertilité… Au moment de l'importation, on n’a vu que des qualités. »

(entretien JCM)

Comme suggère ce témoignage, invisibilisés dans l’immédiat, d’autres critères peuvent se manifester plus tard, en prenant de l’importance économique et en révélant ainsi des défauts des animaux importés.

Même à l’époque dite ‘moderne’ où l’environnement est maîtrisé par des solutions technologiques ad hoc, où des méthodes scientifiques d’évaluation des animaux basées sur le génome sont développées au service du marché de la sélection, la nature biologique des animaux vivants continue à réserver des ‘surprises’ en contredisant la valeur prédite de l’animal commercialisé. Au Kazakhstan, en Russie, en Afrique du Sud, j’ai eu des témoignages sur des cas de mort du cheptel importé, sur des niveaux de production bien en-deçà des promesses faites par les vendeurs, sur une baisse considérable de la fertilité, sur les coûts exorbitants d’entretien des animaux, sur une qualité de lait insatisfaisante, etc.

Mais le commerce international ne s’arrête pas pour autant. Bien au contraire, la globalisation de certaines races comme la Holstein suit son cours. Dans le contexte du marché globalisé dominé par l’esprit néolibéral, le milieu et sa prise en compte dans l’estimation de la valeur génétique des animaux commercialisés devient une matière politique, négociable et sujette au compromis entre les acteurs scientifiques et économiques. Subissant des pressions économiques aussi bien internes qu’externes, certains pays développent des politiques d’importation du bétail sur leurs territoires en se basant sur les calculs savants de la valeur génétique hors contexte. C’était le cas des pays européens dans la seconde moitié du siècle précédent. C’est le cas de nombreux pays actuellement. En 2011 au Kazakhstan, - non sans pression des compagnies canadiennes commercialisant la semence des taureaux-reproducteurs - le programme gouvernemental d’amélioration du cheptel établit comme priorité l’importation de bovins du Canada, la justifiant par des critères purement géo-climatiques de similarité entre les zones de steppes présentes dans les deux pays. L’Inde quant à elle, se base

sur des standards internationaux des pays occidentaux pour définir en 2013 le seuil réglementaire pour l’importation des reproducteurs bovins laitiers à 10 000 litres de lait en valeur productive estimée, ignorant qu’un tel résultat est inatteignable dans des conditions du pays. En Afrique du Sud, les grandes fermes TMR fonctionnant sur le modèle technologique nord-américain continuent à importer de la génétique Holstein des États-Unis malgré le fait que les habitudes alimentaires de la population ont changé. La population majoritairement noire et peu tolérante au lactose privilégie des produits laitiers riches en matière grasse qui ne constitue pas le point fort des vaches Holstein américaines.