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Vache durable : l’équilibre socio-bio-technique comme enjeu pour la durabilité de la sélection bovine

1.1.2. Vache ‘hors sol’

A partir du XXème siècle, le passage de l’agriculture à la culture industrielle, régie par la standardisation, la mesure et la prédiction ; le remplacement des pratiques locales par le réseau d’informations impersonnelles ; « des liens locaux entre le paysage, l’animal et les hommes par les institutions et leurs mécanismes de contrôle » (Orland 2003, p. 169) – tout cela (non exhaustivement) a conduit à l’industrialisation de la vache et de son milieu ensemble. L’’animal-machine’ devient un vrai rêve industriel (Cornu 2019). Pour l’Exposition Universelle de 1934 à Chicago, un robot-vache a été conçu traduisant ce rêve en projet concret (Fig. 6). C’était une copie de la vache Holstein américaine, telle une ‘milk-machine’ exemplaire de l’industrialisation extrême du vivant.

Fig. 6 La vache-robot meugle et donne du lait. Source : http://blog.modernmechanix.com

L’animal mis ‘hors sol’ devient partie intégrante des systèmes industriels de l’élevage. La technologie a remplacé le milieu naturel par le milieu industriel afin de maîtriser la production

laitière des vaches en la maintenant au niveau le plus élevé possible et en optimisant les circuits économiques, comme cela peut être illustré par un exemple récent d’une première ferme laitière créée sur l’eau aux Pays-Bas (Fig. 7).

Fig. 7 "Seventy percent of the face of the Earth is water, while the world population is growing and arable

land is limited so we have to look in other ways to produce fresh food next to the citizens, to reduce transport," Minke van Wingerden, a partner at Beladon , told. Extrait de l’article publié sur le site d’information

professionnelle www.dairyherd.com, consulté le 20/07/2019

La volonté d’optimisation réduit la vision du milieu aux modes d’alimentation des animaux (Minery 2016). Ainsi, deux principaux types de systèmes de production sont distingués: (i) la Ration complète en français ou le Total Mixed Ration (TMR) en anglais et (ii) le pâturage intégral18. Dans le premier, les vaches placées en stabulation dans un milieu fermé reçoivent une ration alimentaire standardisée à base des fourrages à haute valeur énergétique (typiquement, l’ensilage de maïs) et des apports élevés en aliments concentrés (typiquement, des tourteaux de protéagineux et des graines de céréales) élaborés pour optimiser, dit schématiquement, la transformation de l’aliment en lait. Dans le second cas, les capacités productives de l’animal sont contraintes par la quantité et la qualité de l’herbe disponible au pâturage qui changent en fonction des saisons et des conditions climatiques. Le premier système dit intensif, tel une usine clé-en-main, gagne du terrain au cours du XXème siècle

18 Il y a également des cas intermédiaires qui combinent le pâturage et la stabulation avec les aliments concentrés. En fonction des conditions climatiques cette mixité peut être appliquée soit toute l’année, soit par saison (le pâturage en été et le TMR en hiver)

dans le monde entier en véhiculant l’idée de la modernité régie par la maîtrise technologique totale de la nature. Le second type de production en pâturage intégral dit extensif est resté pendant longtemps dans les esprits des éleveurs industriels connoté à un mode d’élevage ‘ancien’, ‘préindustriel’ ou ‘sous-développé’. Ces dernières années, on observe un retour au pâturage qui regagne littéralement le terrain car considéré comme plus économique et plus écologique même si ce dernier aspect reste discutable sur le fond. Les systèmes mixtes combinent en différentes proportions en fonction des conditions climatiques la pâture et la stabulation. D’autres systèmes totalement extensifs comme en Nouvelle Zélande ou en Irlande où l’on voit des milliers de vaches pâturer toute l’année sur d’immenses espaces herbagers misent plutôt sur la quantité d’animaux que sur la productivité de chaque animal. Cette approche est très différente du TMR, mais elle n’est pas pour autant moins ‘industrielle’. Les vaches restent certes ‘au sol’, mais ce sol est souvent ‘dénaturé’. Des parcelles tracées permettent de maîtriser la poussée d’herbe et sa consommation par les animaux. Des hautes technologies d’imagerie par satellite permettent une observation de la couverture herbagère à distance pour une prise de décision sur le déplacement du bétail d’une parcelle à l’autre (Fig. 8). L’alimentation en eau des parcelles est souvent artificielle, comme c’est le cas au Kazakhstan qui possède d’immenses terrains disponibles pour les troupeaux, mais où les ressources en eau sont très limitées. Et finalement, la ‘dénaturation’ du sol par le bétail lui-même a un impact écologique fort (Fig. 9). Le cas de la Nouvelle Zélande est souvent cité en la matière. L’élevage presqu’uniquement en pâturage y provoque des pollutions considérables des sols et des eaux par les urines d’animaux.

La vision réductrice de la notion du milieu comme système d’alimentation a participé, comme pour les plantes, à la réduction de la diversité génétique bovine. La diffusion de l’idée que les mêmes animaux peuvent être placés presque n’importe où tant que leur milieu (lire : leur alimentation) est maîtrisé, a été activement soutenue par des connaissances scientifiques et véhiculée par des innovations technologiques produites. De vraies usines clé-en-main de l’élevage bovin se sont implantées presque partout dans le monde à partir de la seconde moitié du siècle dernier. Standardisées, elles incluent généralement un grand ‘hangar’ équipé de dispositifs techniques de stabulation, d’alimentation et de traite, ainsi qu’un certain nombre de vaches sélectionnées de façon à être adaptées pour cet environnement technicisé (Figs. 10 et 11). Les aliments concentrés prêts à composer des rations normalisées (Fig. 12) viennent généralement de l’extérieur étant produits dans des usines aux procédés également standardisés.

(1) (2)

Fig. 8 Le bétail en pâturage parcellisé en Nouvelle Zélande (1) et la technologie d’imagerie par satellite

SPACETM (Satellite Pasture And Cover Evaluation) proposée aux éleveurs pour évaluer à distance l’état de couverture herbagère des parcelles.

Fig. 10 Vaches laitières en stabulation. Une ferme laitière en France.

Fig. 11 Les appareils de traite. Image de gauche : ferme laitière de 150 vaches en France. Image de droite :

ferme laitière de 2000 vaches en Afrique du Sud

Fig. 12 Etiquette sur le sac d’aliments concentrés avec la composition et le mode d’emploi. Ferme laitière en

L’amélioration massive de la productivité individuelle des vaches en un siècle, notamment grâce à ces avancées technologiques, démontre des résultats incroyables et inespérés encore au milieu du siècle dernier. La production laitière moyenne de 2500 litres par vache et par an dans les années 1930 est passée à 9000 ou 10000 litres dans les années 2000 pour les races les plus fortement ‘améliorées’ comme la Holstein. Néanmoins, les coûts, aussi bien économiques qu’écologiques, de la maîtrise de l’environnement pour une meilleure productivité ont été très peu pris en compte. Les conséquences se font ressentir actuellement dans les conditions du changement climatique et de la crise du lait perceptibles au niveau mondial. En Afrique du Sud dans la zone centrale du pays, très aride et peu propice à l’agriculture, les fermes laitières du type TMR se sont installées en masse au cours du siècle précédent. Les sècheresses de plus en plus sévères et à répétition depuis plusieurs années ont provoqué la disparition de plusieurs fermes qui ne pouvaient plus tenir économiquement compte tenu notamment des coûts d’achat des aliments pour les animaux, des investissements de plus en plus lourds dans les pompes à eau et de la baisse des prix du lait sur le marché. André Micoud (2003), sociologue déjà cité, prend la vache « technicisée », « hors sol » et artificiellement nourrie comme point de passage obligé pour son analyse de la crise de la ‘vache folle’ survenue dans les années 1990 et prévient : « le système technique dont la vache constitue un des éléments finit par produire des effets bien au-delà de ce qui était imaginable. »