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Vache durable : l’équilibre socio-bio-technique comme enjeu pour la durabilité de la sélection bovine

1.2. Le capital. De l’animal comme bien au progrès comme marchandise

1.2.1. Une tautologie (presque) disparue

1.2. Le capital. De l’animal comme bien au progrès comme marchandise

Le mode d’existence de la vache en tant que capital évolue avec le glissement de sens du mot ‘capital’ lui-même, ce dont témoignent de nombreuses traces linguistiques. La monétisation du capital et la quantification de la production bovine vont de pair dans le processus d’économisation (dans le sens que donne à ce mot Michelle Murphy (2017)19

) de la vache. L’application de la culture productiviste à l’agriculture et notamment à l’élevage valorise la croissance économique qui devient un impératif mesurable et ses indicateurs chiffrés rétroagissent sur l’animal qui devient de fait l’objet de la politique du progrès. L’amélioration des animaux se constitue déjà en XIXe siècle en marché à part avec l’activité des premiers sélectionneurs anglais et la diffusion progressive de cette activité dans d’autres pays. Elle prend la forme du marché du ‘progrès’ qu’on appellera plus tard ‘génétique’. En attendant, la connaissance sur les mécanismes d’hérédité progresse et les éleveurs anglais contemporains de Darwin et de sa théorie d’évolution par sélection naturelle appliquent certaines de ses découvertes à la sélection artificielle. « Une poule n’est que le moyen pour un œuf de faire un meilleur œuf, » comme l’a formulé Siddhartaha Mukherjee (2017, p. 83) pour décrire l’état d’esprit du moment dans son livre sur l’histoire de la génétique « Il était une fois le gène ».

1.2.1. Une tautologie (presque) disparue

L’étymologie des différents termes de l’élevage dans de nombreuses langues témoignent du lien important entre les animaux et la richesse. La notion du « capital mobilier », de la « fortune qui marche » est apparue très tôt dans la société pastorale indo-européenne en

laissant des traces linguistiques pour ainsi dire très parlantes (Benveniste 1987). ‘Cattle’ en anglais et ‘cheptel’ en français ont la même origine que le mot ‘capital’. Au Moyen Age, les mots modernes ‘cheptel’ et ‘capital’ sont encore réunis dans le mot de l’ancien français

‘chatel’ ou ‘chetel’ signifiant « bien, patrimoine ». Dans les langues slaves le mot ‘skot’

(« bétail ») a également une signification originelle d’ « argent, fortune ». Le terme anglais

‘livestock’ est aussi très illustratif. Apparu au XVI siècle, il prend une signification littérale

cumulée de ses deux composantes ‘live’ et ‘stock’: « réserve, dépôt, épargne du vivant pour usage et profit ».

Le lien intrinsèque entre le bétail et le capital est lié à la capacité des animaux à rendre différents services à l’homme : comme objets et instruments de rituels religieux, comme force de travail (tractation, transport, labour etc.), comme source de matière première pour la fabrication de différents objets (vêtements, chaussures, mobilier, récipients etc.) et bien sûr comme source de denrées alimentaires (lait, viande et leurs dérivés). Mais encore plus important est l’aptitude des animaux à se reproduire. Le capital peut croitre, s’auto-proliférer et son propriétaire peut ainsi s’enrichir.

Disparues avec l’industrialisation, certaines formes de capitalisation revisitées par le paradigme de la société post-industrielle dont l’économie est dématérialisée par les technologies d’information (voir par exemple, Cohen 2006), reviennent aujourd’hui dans le monde des bovins. Notamment, l’idée d’une capitalisation distanciée, qui date du Moyen Age lorsque le capital et le bétail ne faisaient qu’un, soutient qu’il n’est pas toujours obligatoire d’être agriculteur, éleveur ou sélectionneur de bovins pour tirer profit du capital-cheptel. On peut investir dans un troupeau que d’autres professionnels gèrent et en recevoir des dividendes. Similaire à l’investissement en immobilier, l’investissement en cheptel se place certes à la marge du monde de la finance parmi des investissements qui se disent ‘originaux’. On peut donc acheter des vaches qui sont ensuite gérées par une société qui en fait son métier (par exemple, Association Française d’Investissement en Cheptel en France). Elle les loue à des agriculteurs et le bénéfice est partagé à trois. D’ailleurs, « le rendement n’est pas comptabilisé en euros mais en têtes de bétail ! », rapporte le site la-loi-pinel.com20. En revanche, « les investisseurs ne voient pas leurs vaches: ce sont des actions, on ne sait pas où elles sont,» témoigne un des adhérents à cette forme de financiarisation du cheptel.21

20

https://www.la-loi-pinel.com/actualites/investir-cheptel/, consulté le 10/12/2018. La loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 dite Loi Pinel a pour objectif de soutenir une offre commerciale et artisanale diversifiée sur le territoire français en favorisant le développement des très petites entreprises.

21

http://www.lefigaro.fr/placement/2014/03/01/05006-20140301ARTFIG00081-investir-dans-une-vache-est-devenu-un-placement-juteux.php, consulté le 10/12/2018

Ces investissements virtuels en cheptel peuvent aussi avoir des objectifs de causes ‘morales’. Une plateforme sud-africaine Livestock Wealth22

, se spécialise en ‘crowdfarming’

et se positionne comme outil moderne au soutien de l’élevage traditionnel africain par investissement commun en « walking banks […] just like it has always been in Africa, » selon les paroles de Ntuthuko Shezi, fondateur et président de cette entreprise.

Par ailleurs, le géant mondial de produits laitiers, le Groupe Danone, via sa sous-marque de produits biologiques ‘Les 2 vaches’ qui a « le souci du bétail » propose de parrainer des vaches pour qu’elles aient une vie meilleure. Ici, la contribution et la rétribution ne sont pas financières, mais morales et informationnelles. Le contribuant avec son ‘investissement’ pour le bien-être animal partage ses données personnelles et celles de ces amis (en fonction de la formule choisie) en échange d’une lettre publicitaire et d’une possibilité d’être tiré au sort pour visiter la ferme avec ses vaches filleules23.

Si l’on croit l’exposition organisée par The British Museum à Londres en 2011, les États ont également recommencé depuis peu à faire figurer l’image des bovins sur des supports monétaires. Cette représentation disparue depuis l’époque du Moyen Age revient dans les devises nationales rendant de nouveau hommage à la valeur capitalistique de la vache et du taureau (Fig 13).

Fig. 13 Les représentations du bétail sur les supports monétaires à différentes époques par différents États.

(1) Une pièce d’argent, Grèce Antique, 500-480 avant JC. (2) Aureus d’or, Empire Romain sous l’Empereur Vespasian, Ier siècle. (3) Une pièce de cuivre, Empire Romain sous l’Empereur Julian, Ive siècle. (4) Une pièce d’or, Inde sous Empereur Jahangir, XVII siècle. (5) Le spécimen de billet de 500 francs mis en circulation au Cameroun au milieu du XXe siècle. (6) Une pièce de 5 penses, Irlande, 2000. (7) Une pièce d’un euro, Lettonie,

2016. (8) Le billet de 100 rands, Afrique du Sud, 1999. 22 https://www.livestockwealth.com (consulté le 30/04/2019) 23https://www.les2vaches.com/parrainage-des-vaches (consulté le 30/04/2019) (1) (3) (4) (5) (6) (7) (2) (8)

Source : le catalogue d’exposition « Cattle », The British Museum Press, 2011 (sauf la 7, photographiée par l’auteur)

Pour autant, le retour de l’honorable ‘vache-capital’ en société est dur (est-il réellement possible ?). De nouveau, les traces linguistiques en témoignent. Les expressions « cash cow », « milk cow », « vache à lait » désignent un profit facile et s’utilisent plutôt dans un sens péjoratif. Le mot désignant la vache en différentes langues a pris bien des sens négatifs faisant référence à son caractère bête et méchant (« to cow », « c’est vache ») ou à l’apparence d’un animal corpulent et maladroit (il s’utilise notamment pour caractériser une grosse femme). Les paysans-éleveurs sont vus comme des ‘ploucs’ si leurs fermes ne sont pas des usines à la pointe de la technologie moderne24.

Une référence symbolique de la vache comme capital est utilisée également comme moyen simpliste pour expliquer aux étudiants en économie le mécanisme des échanges rudimentaires pré-monétaires (troc). Ce sont ces cours d’introduction en théorie économique (Economics 101) qui donnent l’inspiration à la fameuse série d’anaphores ‘vous avez deux vaches…’ pour éclairer avec humour et sarcasme tous les ‘-ismes’ des régimes politiques et économiques dans le monde. La vache y représente un capital qui est ‘géré’ différemment en fonction des régimes (Encadré 1)

ANARCHIE Vous avez deux vaches. Soit vous les vendez au juste prix, soit vos voisins tentent de vous tuer pour s’en emparer.

BUREAUCRATIE Vous avez deux vaches. D’abord, le gouvernement établit comment vous devez les nourrir et les traire. Puis il vous paie pour ne pas les traire. Après quoi, il les prend toutes les deux, en tue une, trait l’autre et jette le lait. Finalement, il vous oblige à remplir des formulaires pour déclarer les vaches manquantes.

CAPITALISME Vous avez deux vaches. Vous en vendez une et achetez un taureau.

COMMUNISME Vous avez deux vaches. Vos voisins vous aident à vous en occuper et vous vous partagez le lait.

COMMUNISME RUSSE Vous avez deux vaches. Vous devez vous en occuper, mais le gouvernement prend tout le lait.

DÉMOCRATIE PURE Vous avez deux vaches. Vos voisins décident qui prend le lait.

24

http://www.porelia.com/elles-nous-prennent-pour-des-ploucs (consulté le 30/04/2019). Cette tendance est en train de s’inverser notamment en France, mais persiste à plein d’autres endroits dans le monde.

DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE Vous avez deux vaches. Vos voisins nomment quelqu’un pour décider qui prend le lait.

DÉMOCRATIE AMÉRICAINE Le gouvernement promet de vous donner deux vaches si vous votez pour lui. Après les élections, le président fait l’objet d’une procédure d’impeachment pour avoir spéculé sur les obligations bovines. La presse rebaptise le scandale “Cowgate”.

DÉMOCRATIE ANGLAISE Vous avez deux vaches. Vous les nourrissez à la cervelle de mouton et elles deviennent folles. Le gouvernement ne fait rien.

DÉMOCRATIE DE SINGAPOUR Vous avez deux vaches. Le gouvernement vous inflige une amende pour détention non autorisée de bétail en appartement.

DICTATURE Vous avez deux vaches. Le gouvernement les prend toutes les deux et vous fait fusiller.

FASCISME Vous avez deux vaches. Le gouvernement les prend toutes les deux, vous emploie pour vous en occuper et vous vend le lait.

FÉMINISME Vous avez deux vaches. Elles se marient et adoptent un veau.

FÉODALISME Vous avez deux vaches. Le seigneur s’arroge une partie du lait.

POLITIQUEMENT CORRECT Vous êtes en rapport (le concept de “propriété” est symbole d’un passé phallocentrique, va-t-en-guerre et intolérant) avec deux bovins d’âge différent (mais néanmoins précieux pour la société) et de genre non spécifié.

RÉGIME MILITAIRE Vous avez deux vaches. Le gouvernement les prend toutes les deux et vous enrôle dans l’armée.

Encadré 1. Source : Courrier International, 16/08/2012

Ce que la vache perd avec l’industrialisation de l’élevage est son lien social, comme le fait remarquer André Micoud (2003). Une vache technicisée, quantifiée et virtualisée n’est plus connectée à son territoire. Son lait est racheté par des entreprises de transformation qui l’introduisent dans les chaines de distribution globale. L’économie, devenue notre environnement collectif à tous (Murphy 2017), domine dorénavant le mode d’existence de la vache également. Le glissement de sens du mot ‘capital’ de « la fortune vivante » vers « le bien marchand » a accompagné le changement du statut de l’animal vers son rôle au pire de

machine et au mieux d’ouvrier ou de ‘collaborateur’ de l’éleveur dans l’activité de production (Porcher et Schmitt 2010).

1.2.2. Lait de vache… vache de ferme…25 L’’enfermement’ des productions laitières Aliment dont l’on ne sait plus la réelle valeur nutritive pour l’homme, tant la science et nos croyances divergent au sujet de ses effets sur la santé humaine, le lait occupe néanmoins une place importante dans nos régimes alimentaires depuis des siècles. Autoconsommé au sein des petites exploitations vivrières traditionnelles ou bien commercialisé par des industries multinationales, le lait reste un produit, c’est-à-dire détourné de sa raison naturelle vers une raison humaine (Vatin 1996).

La production laitière devient une activité agro-alimentaire à part entière en même temps que la vache change de statut sociétal en passant de l’animal dit domestique à l’animal dit de ferme. Le mot ferme dans le sens d’exploitation agricole, comme son étymologie l’indique, porte une unité sémantique qui me parait importante de rappeler. Il s’agit d’exploitation économique de la terre et de ses ressources qui est séparée du sens de propriété. Une ferme est une convention socio-économique à valeur juridique entre le propriétaire et l’exploitant. Le ‘fermier’ (à la différence du paysan) devient professionnel et doit payer un loyer au propriétaire terrien. Même si avec le temps, le sens du mot ‘ferme’ s’élargit et les agriculteurs/éleveurs peuvent aussi être propriétaires de leurs terres, l’activité de production de lait devient une activité économique non plus pour satisfaire les besoins alimentaires de l’éleveur, mais pour dégager un revenu de l’activité de production. Les animaux ainsi ‘enfermés’ deviennent une partie intégrante du système de production laitière dont la technicisation accompagne son expansion mondiale.

Même si toutes les cultures du monde n’ont pas les mêmes modes de perception ni de consommation des produits laitiers, le lait devient un ‘produit global’ notamment avec la politique du développement aussi bien coloniale que post-coloniale (Napoleone, Corniaux, et Leclerc 2015; Pinaud 2016). D’une part grâce à des technologies de transformation et d’autre part à la politique de quantification aussi bien des besoins alimentaires humains que des caractéristiques nutritionnelles du produit, le ‘lait du développement’ prend sa place dans les débats sur la mondialisation et ses effets positifs et négatifs. La politique coloniale aux XIXème et XXème siècles a largement contribué à l’expansion de la culture alimentaire occidentale des produits laitiers au niveau mondial (Vatin 1996). La politique de la sécurité

alimentaire mondiale à la fin du XXe - début XXIe siècle en a pris la suite dans la promotion de l’importance de productions laitières dans le monde au nom de la réduction de la pauvreté (Pinaud 2016). Comme nous le rappellent Purseigle, Nguyen et Blanc (2017, p. 13), « durant la deuxième moitié du XXe siècle, l’essor du capitalisme agricole est intimement lié à la consécration d’un modèle universel, celui de l’agriculture productiviste adossée à une industrie alimentaire en plein développement technologique et promue par des politiques de modernisation des structures. Sous la pression d’un puissant mouvement de fond, les exploitations paysannes doivent s’approprier des avantages technologiques de l’industrie et de l’économie du marché.» Les traditions de l’élevage évoluent en laissant de plus en plus de place à la culture de compétition jouée dans et par des fermes industrialisées hautement technologiques dont les systèmes de production deviennent de plus en plus standardisés, y compris les animaux ‘hors sol’ qui en sont partie intégrante, pour répondre à la demande elle-même standardisée : augmenter la production. Purseigle, Nguyen et Blanc (2017) mettent en lumière l’émergence et l’expansion rapide d’un modèle relativement nouveau dans la production agricole – celui de ferme-firme. Même si les petites et moyennes exploitations agricoles familiales restent prédominantes au niveau mondial et se révèlent d’une incroyable diversité, une agriculture de firme s’installe dans le paysage agraire à partir de la fin du XXe – début du XXIe siècle non seulement dans les pays dits développés mais également dans ceux qui jusqu’à récemment étaient considérés comme des fiefs de l’agriculture de subsistance. Ce modèle porté par « les mécanismes d’abstraction du capital, de financiarisation et de délégation » (Hervieu 2017, p. 9) participe à la globalisation marchande des productions agricoles. Dans les productions animales, les cours du lait, au même titre que d’autres matières soumises à la financiarisation font partie de l’actualité économique mondiale et sont suivis attentivement non seulement par des économistes et des traders, mais aussi par un bon nombre d’éleveurs laitiers des différents pays pour affiner leurs stratégies de conduite de troupeaux et d’investissements financiers et technologiques.

Même si le paradigme ‘développementaliste’ est critiqué depuis déjà un certain temps (Rist 1996), les ‘besoins’ de technologisation, d’accroissement et d’accélération des productions restent toujours bien présents dans les discours et les actions des politiques agricoles. Les statistiques et les estimations sur l’activité du secteur laitier sont abondantes (exemple : Fig. 14). Globalement tous s’accordent sur la poursuite de la croissance.

« Dans les secteurs de la viande et des produits laitiers, la croissance de la production devrait reposer à la fois sur l'augmentation de la taille des troupeaux et sur une

production par tête plus élevée. » (Perspectives agricoles de l’OCDE et de la FAO

2017‑2026, p. 18)

Fig. 14 Source : International Dairy Federation, Annual Report 2018-2019