• Aucun résultat trouvé

Vérité relative

Chapitre VIII. Vérité

1. Vérité relative

1. « A chacun sa vérité »

Pour les traumatismes chirurgicaux, blessure, plaie, saignement extériorisé,… médecins et patients sont en accord sur le caractère urgent du phénomène. L’homme blessé qui saigne est par nature une urgence. L’ajustement portera sur l’estimation des degrés d’urgence dans l’atteinte à l’intégrité physique. En effet, par exemple, une plaie de l’arcade sourcilière au saignement spectaculaire est moins « urgente » qu’une discrète mais profonde plaie de pouce. Mais dans tous les cas, une urgence peut en cacher une autre et tout traumatisme, même léger, tout saignement, même mineur doivent être pris en charge sans délai – ne serait-ce que pour se garder des projections de sang sur le sol, les murs ou les soignants.

Pour les symptômes médicaux on pourrait résumer l’urgence à un « coup » – le stroke des Anglo-Saxons pour qualifier ce que l’on appelle un « accident » dans l’AVC, une « attaque » comme l’attaque cérébrale – ou à une « crise » comme la crise cardiaque, la crise d’épilepsie, la crise de nerf… On aura l’occasion de rencontrer à nouveau la crise en y portant un autre regard238. L’urgence qualifie donc tout phénomène de survenue brutale auquel on n’a pu se préparer, tout phénomène face auquel on n’a pu se défendre. « Un coup de

tonnerre dans un ciel serein ! » pour reprendre une expression qui met en image

la péritonite par perforation d’organe creux. L’urgence est tout phénomène à caractère inconnu ou non reconnu ou au contraire reconnu dans la répétition et là, c’est le caractère répétitif qui fait l’urgence. L’urgence est donc tout ce qui est

subi, subit et inédit.

Même si les médecins accordent régulièrement crédit aux patients sur le caractère urgent des symptômes qui les affectent, on peut tracer une ligne de

238

partage entre l’urgence du médecin et celle du patient. En effet, par exemple, l’AVC qui est une urgence médicale peut ne pas être perçu comme telle par sa victime. Un phénomène non douloureux, quand bien même fut-il invalidant, a plus de risque d’être négligé par son porteur que, par exemple, une douleur thoracique intense véritable signal d’alarme naturelle imposant l’action. Mais plus souvent, le médecin est confronté à une personne qui se présente aux Urgences ou téléphone au Centre 15 avec une idée pas toujours très claire, encore moins distincte souvent, de ce qui l’affecte. « Ça ne va pas ! Je ne me sens pas bien ! » La seule certitude en la circonstance porte sur la présence d’un mal-être en amont de l’avoir symptomatique. Parfois, cette personne peut avoir été conduite aux Urgences par un tiers, un proche comme un membre de la famille, un ami, un voisin ou un représentant d’une institution comme l’officier de police judiciaire (OPJ)… La cause médicale, lorsqu’elle existe, est cachée sous d’autres motivations.

Mais que la personne concernée ou un tiers soit à l’origine de la plainte, tous s’accordent pour dire qu’« il y a urgence ». Ainsi donc, l’existence de l’urgent précède l’essence de l’urgence. De même, derrière chaque appel téléphonique au Centre 15 il y a urgence jusqu’à preuve du contraire, une urgence

a priori que le traitement de l’appel requalifiera en urgence médicale ou non.

L’urgence n’a d’existence que par l’existant ; l’urgence ne peut être un exister sans existant que dans l’expression « il y a urgence », ou « ça urge ». Une essence de l’urgence médicale qui serait le point de ralliement de tous, patients, médecins, payeurs… a de quoi séduire. L’urgence en-soi se déclinerait ensuite dans une multitude d’urgences médicales – les urgences vraies – et le reste ne serait qu’un théâtre d’ombres. Il n’y aurait plus de rivalités dans la définition de l’urgence médicale qui serait une par son essence. L’évaluation de l’orientation des personnes serait aisée : ne se présenteraient aux urgences que les vraies urgences, les SMUR n’interviendraient que sur de vraies urgences…

L’expérience contredit cette interprétation platonicienne de l’urgence car pour définir le caractère urgent d’une situation, il faut l’avoir médicalement appréhendée. Dans la plupart des cas, on ne peut être sûr du caractère non-urgent d’une situation qu’a posteriori. C’est souvent après-coup que l’on peut dire qu’il n’y a pas urgence.

Aux Urgences, on ne peut pas se contenter de bricolage pré-diagnostique ou de travailler sur un « pré-tri » comme on l’entend trop souvent. « Si une

personne se présente aux Urgences pour un mal de tête, il suffit de lui donner un comprimé d’aspirine et la renvoyer à son médecin traitant ! Ça évite de la faire attendre pour rien ! » Ainsi s’indigne un directeur d’hôpital lorsqu’on lui cite les

différents motifs de recours et les raisons de l’« engorgement des urgences ». Mais ce que l’indigné ne sait pas ou souhaite ignorer, c’est que derrière toute céphalée peuvent se cacher une hémorragie sous-arachnoïdienne, une méningo-encéphalite herpétique, un hématome sous-dural… qui ne sont ni des symptômes, ni des concepts, mais des diagnostics positifs dont le traitement est à débuter sans délai sauf à grever le pronostic.

C’est ainsi que les médecins urgentistes envisagent pour chaque cas toutes les hypothèses diagnostiques nécessitant un traitement urgent avant de pouvoir affirmer le caractère d’une situation. En suivant les catégories hégéliennes, on peut mettre un terme à cette dualité des urgences en posant d’emblée toutes les urgences sous forme de représentations, les urgences ressenties, dont certaines ensuite, les urgences vraies, pourront se livrer sous forme de concepts. La fragilité du cordon sanitaire qui entoure les vraies urgences incite à éliminer, à peine exposé, le terme de « concept ».

Car les médecins ne sont pas nécessairement d’accord entre eux sur la vérité des urgences. Par exemple, pour tel spécialiste, tel examen demandé en urgence par le médecin urgentiste peut être différé au lendemain. Ce qui parait urgent à l’un ne l’est pas pour l’autre et ce, parfois, pour des raisons totalement étrangères à la médecine. Le médecin urgentiste est ici dans l’énonciation performative malheureuse c’est-à-dire « interdite ou bien sabotée » pour reprendre l’expression de John Austin239. Il vient d’annoncer à la famille d’un patient qu’il va faire bénéficier ce dernier d’un scanner. Le radiologue peut estimer que l’examen n’apportera aucune contribution thérapeutique immédiate. De retour vers la famille, il lui faudra justifier ce changement de programme. « On a un petit

problème avec l’appareil, mais ne vous inquiétez pas, ça ne change rien, on peut réaliser l’examen plus tard. » Ce que l’on ne dit pas toujours, c’est que parfois,

l’accueil du patient par le spécialiste d’Étage concerné est conditionné par la

239

réalisation préalable d’une imagerie. « D’accord, je veux bien prendre ton patient

dans mon Service mais après qu’il ait eu son scanner. » L’examen urgent n’est

urgent qu’en qualité de clé d’accès au Service spécialisé. « Tu comprends, une

fois dans mes lits, le patient va attendre au moins trois jours avant d’avoir son examen. Aux Urgences, tu peux l’avoir toute de suite plus facilement ! ». La

réalisation d’un scanner, donc son résultat, peut éviter au patient une orientation dans le « mauvais » service. On l’a compris, le Service n’est ni bon ni mauvais, c’est l’orientation qui est mauvaise. Si le médecin receveur peut « rattraper le

coup », « rectifier le tir », on va éviter la « perte de chance ». Il y aurait d’un côté,

le diagnostic des urgences comme un jeu de hasard et, de l’autre, le diagnostic des étages gagnant à tous les coups.

Mais s’il y a bien un point qui fait l’unanimité, c’est que l’urgence, vraie ou ressentie, doit être traitée aux Urgences. « En tout cas, pas dans mon Service,

je n’ai pas assez de personnel ! »