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L’acte silencieux et l’acte de parole

Chapitre IV. L’acte sans geste

2. L’acte silencieux et l’acte de parole

Pour bien saisir cette différence radicale entre l’acte et le non-acte, cette transcendance de l’acte, il faudrait pouvoir imaginer une expérience de pensée, un

puzzle case dont sont friands certains philosophes anglo-saxons et que l’on aura

l’occasion de rencontrer lors de la troisième partie, où l’acte médical s’actualiserait sans action, sans geste. Une expérience de pensée imaginerait une situation où le médecin exercerait son art sans faire le moindre geste en apparence envers la personne soignée. Un médecin immobile, silencieux et… invisible représenterait la forme la plus achevée de l’expérience. Une telle expérience est en réalité l’essence même de la thérapie par la psychanalyse. Le psychanalyste, selon l’image d’Epinal bien connue, est assis derrière l’analysant allongé sur le divan. Il écoute. Sa seule présence suffit à faire acte médical si le psychanalyste est médecin. La rencontre de deux inconscients donne acte.

En dehors de la psychanalyse, la consultation médicale se constitue essentiellement, ou tout au moins dans un premier temps, autour du dialogue entre deux personnes, l’un médecin et l’autre patient. Aucun geste n’est réalisé. C’est au moment de l’interrogatoire qui recueille les antécédents personnels et familiaux, le traitement en cours, l’histoire de la maladie que se profile déjà le diagnostic. Sans toucher le patient on peut très souvent avoir une approche diagnostique intuitive, mais qui n’en constitue pas moins une hypothèse solide demandant parfois à être confirmée par un examen clinique et par la suite des examens dits paracliniques.

Ce moment de l’interrogatoire fait la part belle au symptôme. Le symptôme touche au plus proche de l’essentiel du palpable de la maladie ; il est la transcription première de son inaccessible nature, la transparence de ses invariants visibles et invisibles91. A partir de deux plaintes capitales, « j’ai mal » et « je ne

me sens pas bien », la douleur et le malaise, le médecin traduit le symptôme en

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signe, un signe qui dit la même chose que le symptôme « à ceci près que le signe

dit cette même chose qu’est précisément le symptôme »92. Là où le symptôme est ontologiquement subjectif, le signe est épistémologiquement objectif.

Le discours, « langage mis en action93 », construit une nouvelle réalité sociétale dans laquelle l’un des interlocuteurs est reconnu comme médecin, comme quelqu’un à qui on se livre, à qui on dévoile une grosse part de son intimité et du même coup fait accéder l’autre au statut de patient.

Comme les scientifiques, les médecins pensent que les mots pour dire les symptômes, les antécédents, le traitement… décrivent une réalité différente d’eux-mêmes, que ces mots ne sont que des énoncés indépendants de leur énonciation. Le philosophe britannique John L. Austin appelle ces énoncés, « constatifs94 ». Pourtant, lorsque le médecin s’adresse au patient, ses mots peuvent prendre une telle texture qu’ils ne décrivent plus la réalité mais deviennent la réalité qu’ils décrivent. Quand un médecin dit au patient de ne pas s’inquiéter, quand il souhaite le rassurer, de son point de vue il constate une réalité. Mais les déclarations médicales peuvent manquer leur cible. Pour le patient, elles instaurent une réalité nouvelle pas nécessairement rassurante. Elles peuvent même avoir l’effet inverse. Les énoncés du médecin valent l’accomplissement d’une action, ils sont la réalité même qu’ils décrivent. Austin introduit cette forme d’énonciation en les qualifiant de « performatifs », du verbe anglais to perform, « accomplir », « exécuter ». Ce sont des énoncés dont l’énonciation est condition de réalisation de l’action. On les dit « sui-référentiels » car ils se référent à une réalité qu’ils constituent eux-mêmes tant qu’ils sont énoncés dans les conditions qui leur font accomplir une action95. Et en règle générale, tous les énoncés du registre de l’intimation ou de l’assertion sont assimilables à des performatifs. Ainsi la portée d’une phrase prononcée par un médecin est incomparable à la même phrase prononcée par un profane du monde de la santé. Pour le patient, le dire est toujours plus important que le dit. Ce qui fait dire à Austin : « Si vous être juge [ou médecin] et que vous disiez : “je décide que…”, prononcer ces mots,

92

Id., p. 92.

93

Emile Benveniste, « De la subjectivité dans le langage », in Problèmes de linguistique

générale I, op. cit., p. 258.

94

John L. Austin, Quand dire c’est faire, trad. Gilles Lane, Paris, Seuil, 1970, rééd. « Points Essais », p. 39.

95

Emile Benveniste, « La philosophie analytique et le langage », in Problèmes de linguistique

c’est décider. Ce n’est pas aussi sûr dans le cas de personnes moins officielles : il pourrait s’agir de la simple description d’un état d’esprit96 ». Que le médecin mente ou non, qu’il parle par ignorance, qu’il commette une erreur sur le diagnostic, il dit toujours, pour le patient, la vérité. Une vérité médicale que le patient est ensuite libre d’accepter ou non.

Un acte de parole est un acte institutionnel, qui n’existe que relativement à une institution humaine97. Les paroles servent à accomplir un acte social, un acte illocutoire c’est-à-dire un acte effectué en disant quelque chose, un acte accompli

dans la parole, in locutio. Il diffère radicalement de l’acte locutoire qui est l’acte de dire quelque chose98. L’acte illocutoire, ce que l’on veut dire par ce que l’on dit, est toujours un acte conventionnel, conforme à une convention99. Il est fonction de ce que l’on veut dire et du cadre dans lequel on le dit. Le discours du médecin possède une force illocutoire considérable puisque ses paroles sont à la fois performatives et prononcées relativement à une institution. Même lorsqu’il dit faux sur le plan scientifique, il dit vrai pour le patient. Chaque fois qu’il dit quelque chose, il accomplit quelque chose. Chaque fois qu’il dit quelque chose, il ne doit pas oublier la portée illocutoire de son discours. Cet acte produit encore un effet sur le patient, un effet perlocutoire, c’est-à-dire non plus l’acte accompli en

disant quelque chose (in saying) mais accompli par le fait de dire (by saying)

quelque chose100. L’acte perlocutoire n’est plus à proprement parler un acte linguistique car à la fois il utilise et masque les conventions qui le constituent et le mobilisent. Parce qu’il est médecin, ce que dira un médecin aura toujours un effet sur son destinataire et l’effet produit va s’émanciper jusqu’à parfois saper la signification qu’il entendait avoir.

96

John Austin, Quand dire c’est faire, op. cit., p. 105.

97

John Searle, Les actes de langage. Essai de philosophie du langage, trad. Oswald Ducrot, Paris, Hermann, 1972, p. 92.

98

John Austin, Quand dire c’est faire, op. cit., p. 113

99

Id., p. 117

100