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Le Panoptique à guérir

Chapitre VII. Espace

2. Le Panoptique à guérir

L’hôpital, lieu au cœur des préoccupations de la cité a été refoulé, comme les cimetières, à la périphérie des métropoles pour des raisons utilitaires – accès (auto)routiers, terrains bâtissables… Y aurait-il eu un âge d’or des hôpitaux, celui de l’hôpital pour les malades, celui de l’hôpital des médecins ? On est enclin à le penser en lisant la préface-programme du Mémoire sur les hôpitaux de Paris rédigé par le chirurgien Jacques René Tenon (1724-1816) en 1788, soit seize ans après l’incendie qui a ravagé une partie de l’Hôtel-Dieu :

« Nous avons à Paris, un Hôpital unique en son genre : cet Hôpital est l’Hôtel-Dieu ; on y est reçu à toute heure sans acceptation d’âge, de sexe, de pays, de religion ; les fiévreux, les blessés, les contagieux, les non-contagieux, les fous susceptibles de traitement, les femmes & les filles enceintes y sont admis : il est donc l’Hôpital de l’homme nécessiteux et malade, nous ne disons pas seulement de Paris, & de la France, mais du reste de l’Univers229. »

L’hôpital public, dont l’idéal du XVIIIe siècle comme « machine à guérir » selon l’expression même de Tenon est devenu « équipement collectif », chevron de la médecine où doivent converger recherche, enseignement et soin, a fait long feu.

La nécessaire institutionnalisation des Urgences due à l’accroissement du nombre annuel de personnes ayant recours à cette structure est le reflet et la conséquence d’une dégradation d’un système de soin. En d’autres termes, le recours à l’Urgence est une procédure dégradée du recours à la médecine générale ou spécialisée. L’Urgence est au bout de la chaîne de soin. Mais de façon générale, c’est l’hôpital tout entier qui est placé au bout de la chaîne des soins pour recevoir les échecs de la médecine ou de la chirurgie ambulatoire privée, les échecs de la médecine préventive, ceux demain de la médecine prédictive, les échecs de la médecine planifiée, de la médecine à programme, de la médecine des réseaux. Car en effet, une hypothèse avancée précédemment, se présentent aux Urgences et en urgence, les personnes qui n’ont pu trouver au sein du mode programmé, du monde programmé, la réponse à leur demande, la réponse à leur souffrance. Dans un monde où le système bureaucratique espère économiser

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Jacques René Tenon, Mémoire sur les hôpitaux de Paris, Bibliothèque nationale de France, Gallica bibliothèque numérique, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k567231/f7.image.

temps et argent, les exclus des filières terminent leur parcours, « finissent » pour certains, à l’hôpital et plus précisément aux urgences.

Et pourtant, toutes les nouvelles constructions hospitalières se crispent sur des modèles passéistes. Certains verraient dans l’hôpital moderne une sorte d’aérogare, structure flottante avec d’immenses couloirs au bout desquels se distribueraient les plates-formes d’accueil de chaque spécialité. Chaque siècle a eu son idéal architectural. Le mode pavillonnaire répond à l’essor des disciplines médicales et les spécialités s’isolent les unes des autres, la pneumo-phtisiologie ne risquant pas de contaminer la chirurgie qui ne se mélange plus avec la maternité.

A l’âge classique, bien implanté dans la ville, l’hôpital s’étend, à partir de sa chapelle, en surface et en hauteur. Les modernisations successives lui donnent des allures de palais à l’architecture hétéroclite. Le « Versailles du pauvre » se distribue en plan linéaire ou en « U » dit aussi « pi » ou encore « fer à cheval ». Le plan sur cour unique, réminiscence du cloître, peut se compliquer en plan sur cours multiples encore appelé plan sur grille dont l’hôtel Royal des Invalides à Paris est l’une des plus belles représentations. Le plan cruciforme, comme le plan en U vient de la Renaissance.

Le plan panoptique resté à l’état de concept, comme en témoigne le projet d’Antoine Petit en 1774 au lendemain de l’incendie de l’Hôtel-Dieu de Paris, resurgit en plein XXe siècle, à l’époque où l’invention de l’ascenseur automatique donne son élan à la formule de l’hôpital-bloc.

Ni palais, ni pavillon, ni bloc, l’hôpital Claude Huriez du centre hospitalier régional et universitaire (CHRU) de Lille se distribue autour d’une cour semi-hexagonale en deux bâtiments identiques, l’un à l’est, l’autre à l’ouest, disposés chacun en branches autour d’une rotonde centrale de neuf étages. Les deux étoiles se rejoignent au sud par l’aile des blocs opératoires et au nord par la faculté de médecine. Débuté en 1934, le projet des architectes Jean Walter, Urbain Cassan et Louis Madeline, interrompu par la seconde guerre mondiale, s’achèvera en 1958.

A chaque étage de chacune des étoiles, se concentre dans la rotonde l’accueil des arrivants quels qu’ils soient, la surveillance des couloirs de chaque unité de soin, le traitement de l’information… Toutes les fonctions se groupent au centre d’un bureau circulaire surélevé appelé corbeille par l’usage. A l’origine du projet : l’observation chez les malades des symptômes « sans que la proximité des

lits, la circulation des miasmes, les effets de contagion mêlent les tableaux cliniques230 ».

Le Panopticum – architecture d’un bâtiment circulaire dont la partie centrale permet d’embrasser tout l’intérieur – apparaît en France à la fin du XVIIe siècle. Louis Le Vaux fait construire à Versailles entre 1663 et 1665 la première ménagerie qui se distingue du mode traditionnel pavillonnaire. Autour d’un bâtiment octogonal se distribuent sept cours d’animaux dont une basse-cour de ferme. Le système architectural devient très populaire en Angleterre sous la pression de Jeremy Bentham.

Le malade, vu sans qu’il puisse voir, n’est plus sujet de communication

mais objet d’information231. Michel Foucault voit dans le panoptisme le point de

fusion du renfermement et de l’exclusion, la rencontre du modèle lèpre et du modèle peste qui permet de traiter les « lépreux » comme des « pestiférés » et de « pestiférer » les « lépreux232 ».

Le Panopticum a fait son chemin et règne en maître absolu sous une forme que Bentham aurait eu peine à imaginer. Le panoptique d’aujourd’hui ne peut se visiter comme un bâtiment, telle l’université d’Oxford par exemple, car il est totalement dématérialisé, virtuel certes, mais réel dans ses effets. Tout peut être vu sous un clic d’index quand le mot d’ordre est devenu un mot de passe, un login, un code d’accès ; forteresse fragile que l’on peut craquer. Les monades leibniziennes communiquent entre elles non plus par Dieu mais par le réseau numérique, variations sur le chiffre 1 et le chiffre 0, sur l’unité suprême et le néant.

A contrario, les autorités de santé voudraient faire jouer le rôle de panoptique aux centres 15 des SAMU. Au principe d’écoute permanente, écouter et être écouté, s’ajoutent, certes, de nouveaux procédés comme la géolocalisation des vecteurs d’intervention, que ce soient les véhicules des SMUR ou les ambulances privées, qui permettent de voir sans être vus. Des pixels iconifiés se déplacent sur une image cartographique, transformation matérielle du temps sur un espace dématérialisé. Chaque appel peut désormais être localisé en temps réel et rien n’empêcherait l’association de l’image au son. Mais contrairement, par

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Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, rééd. coll. « Tel », 1993, p. 237.

231

Id., p. 234.

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exemple, aux réseaux de surveillance vidéo qui inondent certaines villes de France, le centre 15 est un guichet auquel personne n’est obligé de se présenter. Ce n’est que par accident, que le centre 15 apporte des données épidémiologiques utiles aux tutelles pour endosser le rôle d’observatoire sanitaire. En 2003, les SAMU n’ont pas pu prévenir les décès imputables à la canicule et aujourd’hui encore, on ne peut évaluer au travers des centres 15 que la demande de soins et non les besoins.