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Analyse médicale

Chapitre IX. Déclinaison

2. Analyse médicale

La déconstruction atteint son apogée dans le prélèvement lequel est réellement un détachement du malade, une « pièce » physique. Le prélèvement est cet échantillon de tissu ou de sang extrait du corps humain qui passe ensuite au crible de la préparation puis du microscope électronique pour une reconstruction numérique et numérologique pour les éléments figurés du sang. On prélève sur le vivant sans pour autant parler de vivisection. En per opératoire, c’est-à-dire durant

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Platon, La République, op. cit., 1999, VII, 514 b, p. 1102.

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une intervention chirurgicale, le prélèvement peut être ex temporane c’est-à-dire destiné à être examiné « sur le champ » ; en fait, non pas sur le champ opératoire mais au laboratoire d’ana-path (anatomo-pathologie). Le chirurgien oriente la suite de l’opération suivant les résultats rendus par l’anatomo-pathologiste.

Le prélèvement peut se réduire à quelques millilitres de sang. Mais le liquide rouge hémoglobine se comporte comme une eau de source qui emporte avec elle toutes les excrétions des organes qu’elle traverse. Le cœur signe – saigne – sa souffrance par la sécrétion d’un polypeptide de 76 acides aminés rendu par le laboratoire sous la forme d’un taux de N-Terminal pro-Brain Natriuretic Peptide (NT-proBNP). Les artères coronaires se chiffrent en taux de Troponine tout comme la prostate qui se réduit à un dosage de Prostate Specific Antigen (PSA)… Le taux plasmatique de proadrénomédulline ou MRproADM (pour mid-regional

proadrenomedullin), une séquence peptidique issue du clivage d’un précurseur

libérant deux hormones vasodilatatrices, augmenterait lors de l’altération des grandes fonctions vitales. Ainsi, cette molécule apporterait en complément des scores de gravité une information pronostique. Chaque organe, chaque tissu, cherche son marqueur spécifique et sensible qui captera à lui seul toute la conscience médicale.

“What drug and diagnosis companies want, more than anything, is the ability to predict the future. Rather than waiting years and studying thousands of patients, they want to be able to tell who has a disease, which patients will benefit from what drug and whether a drug will have unintended consequences323.”

La journaliste scientifique pointe l’alliance entre prédiction, prescription et industrie pharmaceutique. Depuis la naissance de la génomique qui a suivi l’étude du génome, la science biomédicale pénètre le marché en profondeur en multipliant de nouvelles disciplines baptisées les « omiques » (‘omic) en rapport avec leur suffixe commun : protéomique, glycomique, métabolomique…

Le cardiologue de Long Island Sandeep quant à lui rapporte le cas d’un homme âgé de 50 ans qui durant une hospitalisation d’un mois pour un « souffle court » a rencontré pas moins de dix-sept praticiens et bénéficié de douze interventions dont un cathétérisme coronaire, l’implantation d’un pacemaker et une biopsie de moelle osseuse. Il attribue la sur-prescription d’examens paracliniques à l’attitude de défiance des médecins vis-à-vis de la judiciarisation des actes professionnels, à la demande croissante des patients et à la croyance

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profondément ancrée, tant chez les patients que chez les médecins, que l’utilisation des outils technologiques les plus récents et les plus coûteux conduit nécessairement aux meilleurs résultats diagnostiques. L’obligation de moyens se fait nécessité de moyens et la crédibilité médicale croît de façon proportionnelle avec la somme dépensée pour une consultation.

“In our health care system, where doctors are paid piecework for their services, if you have a slew of physicians and willing patient, almost any sort of terrible excess can occur324

Médecins et patients s’installent dans une complicité qui les éloigne l’un de l’autre. Ils ne font plus face, ils sont côte à côte. Ils ne se touchent plus, ils ne s’écoutent plus, ils ne se parlent plus, car ils n’entendent plus que la machine : que dit-elle ? « Que dit l’électro ? Que dit le scanner ? Que dit la bio ?... » La « bio », c’est l’analyse du laboratoire. Les prélèvements sont techniqués selon la formule consacrée ; on retrouve le néologisme que l’on pensait capturé par les seuls urgentistes et réanimateurs.

Le mot « analyse » se retrouve niché au sein de la psychanalyse, de la psycho-analyse. Mais lorsque l’on parle d’analyste, on pense au psychanalyste, on pense à l’analyste programmateur en informatique mais en aucun cas à une personne travaillant dans un laboratoire médical. L’analyse peut désigner une thérapie par la parole. L’analysant n’est pas le psychanalyste mais la personne en cure psychanalytique. Et la cure est longue comme parfois peut l’être l’attente d’un résultat d’analyse médicale. On attend ou l’on fait des analyses. Ici se distingue être en analyse avec le psychanalyste et avoir une analyse par le biologique, l’action et la possession.

Si l’on ne garde que la définition du dictionnaire, l’analyse n’apporte rien de supplémentaire à ce qui est analysé hormis une information sur la nature et la quantité des éléments présents à l’intérieur d’un échantillon. Classiquement, il s’agit de discerner les différentes parties d’un tout et d’étudier les rapports qu’elles entretiennent les unes avec les autres. Mais si l’on reprend l’étymologie, « analyse » vient du grec analusis, ana-lusis, et luein signifie « délier », « dénouer », « défaire » mais aussi « larguer », notamment les amarres. La racine est la même pour les mots « paralyse », « catalyse »... ainsi que pour la lysine, un acide aminé fragile. On se souvient de la ruse de Pénélope qui avait annoncé à ses

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Sandeep Jauhar, « Many Doctors, Many Tests, No Rhyme or Reason », The New York Times, March 11, 2008.

prétendants qu’elle ferait son choix une fois le tissage d’une toile achevé. Mais chaque nuit, à la lueur des torches, elle défaisait ce qu’elle avait tissé le jour. Le texte grec dit que Pénélope composait le jour et analysait, alluesken, la nuit325 ;

alluesken est l’imparfait itératif du verbe analuein. Le préfixe ana – que l’on a

rencontré lors de l’anamnèse – traduit un mouvement ascendant, un mouvement de remontée vers, un mouvement de bas en haut, un mouvement de retour. L’analyse est donc un détissage pour parvenir à isoler les différents brins tels qu’ils étaient à l’origine. C’est bien ce qui se passe au cours de la cure analytique.

Ce qui apparaît comme une synthèse informatique est en réalité une déconstruction de la réalité où l’image ou le composé originels ne nous sont livrés que sous la forme d’un artefact, d’un simulacre. Ce ne sont pas des globules rouges qui s’agitent sur le papier à en tête du laboratoire, ce n’est pas un cerveau qui flotte sur l’écran d’ordinateur. La synthèse ne peut s’effectuer que par le médecin qui fait face au malade. A défaut, la médecine entre dans un processus réductionniste qui en altère profondément l’essence. Seul le médecin qui reste dans la médicalité peut parvenir à se détacher du double qu’offre la machine, de la machination dont il risque d’être l’instrument pour avoir laissé la totalité de son jugement dans les mains d’un outil.