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Psychiatrie de l’avant

Chapitre V. Histoire

1. Psychiatrie de l’avant

Un acteur totalement inattendu va participer à la structuration de la médecine d’urgence pour la part qui le concerne : le psychiatre. Ainsi, le docteur des soldats ne se heurte pas seulement aux dommages corporels. Les guerres blessent les âmes autant que les corps. Les champs de batailles lui offrant un large terrain d’observation et d’expérimentation, le médecin militaire a été le premier à s’intéresser aux troubles psychiques post-traumatiques. Ces troubles sont connus depuis longue date. Hérodote rapporte (Histoire, Livre VI) le cas d’une cécité brutale spontanée qui touche un soldat athénien en pleine bataille de Marathon (490 av. J.-C.). Saisi d’effroi face au géant Perse dont la barbe couvre d’ombre tout le bouclier, Epizelos assiste impuissant à la mort de son voisin de rang et entrevoit sa propre mort. Il perd brutalement la vue « sans avoir été frappé, ni de près ni de loin ». Nul doute qu’il transfère ou « convertit » sa peur sur l’organe impliqué, c’est-à-dire l’œil, pour échapper à pareille vision dans l’avenir. L’infirmité suscite commisération et sollicitude à son égard, lui qui a tant manqué de soutien au moment crucial144.

En août 1545, lors de la bataille de Boulogne-sur-Mer contre les Anglais, Ambroise Paré se fait brocarder par les soldats lorsqu’il baisse la tête après avoir senti passer près de lui le vent du boulet. Ce sont plus tard les chirurgiens des armées napoléoniennes, Desgenettes, Larrey, Percy, qui saturent le phénomène en l’élevant au rang de syndrome éponyme, le « syndrome du vent du boulet », pour désigner les états de sidération stuporeuse aigus déterminés par la seule frayeur chez les combattants qui avaient senti passer les projectiles de près, sans avoir été blessés.

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Une hypothèse somatique est avancée en Angleterre (1864) par John Eric Erichsen sous le terme d’Erichsen’s disease ou Railway spine car consécutive aux accidents de chemins de fer. Ses travaux sont repris par Hermann Oppenheim qui propose en 1884, toujours à propos de séquelles d’accidents de train, l’idée de névrose traumatique (Die Traumatische Neurose). L’écrivain britannique Anne Perry a bien senti le refoulement provoqué par un traumatisme grave. Le détective victorien William Monk et ancien homme d’affaire, a jadis été victime – et peut-être responsable – d’un accident de chemin de fer dont le souvenir reste tapi au fond de son esprit comme « une fosse de pestiférés attendant d’être recouverte ».

« Il était toujours taraudé par la réminiscence confuse et effrayante de quelque chose de noir, brouillé et violent, l’acier qui se brise, le métal qui se déchire, les étincelles dans la nuit, puis les flammes – et une peur si intense qu’elle lui nouait l’estomac et lui crispait les muscles au point de les rendre douloureux145. »

« Il devait chasser de son esprit cette vision, comme s’il avait encore sous les yeux le dessin représentant les corps enchevêtrés et les sauveteurs qui, poussés par le devoir et terrifiés de ce qui les attendait, essayaient d’arriver jusqu’aux blessés pendant qu’il était encore temps146. »

En 1871, outre-Atlantique, Jacob Mendez Da Costa, médecin dans l'armée nordiste durant la guerre de Sécession, décrit le « cœur du soldat » (soldier's

heart) ou « cœur irritable ». Tachycardie, palpitations et sensation d'oppression

thoracique sont observées chez les combattants épuisés par les émotions violentes durant la bataille. La pathologie psychiatrique se précise ensuite avec l'« hypnose des combats » décrit par le Français Georges Milian (1915) à laquelle succèdent les « syndromes du vent de l'obus » – héritage du « vent du boulet » des guerres napoléoniennes – ou « obusite », shell-shocks chez les Anglais et

granat-explosions chez les Allemands, eux mêmes relayés par les anxiétés, neurasthénies

et hystéries de guerre, regroupées finalement sous les vocables de « névroses de guerre » et « psychonévroses de guerre ».

En France va se dérouler ce que les psychiatres militaires appelleront la « bataille de l’hystérie » : la simulation est-elle symptôme ou ruse ? La guerre 14-18 induit une épidémie de troubles neuro-psychiques.

« Si le démantèlement de l’hystérie opéré par Babinski, et sa réduction à la notion de pithiatisme, a pour première conséquence d’entraîner la quasi disparition des grandes crises d’hystérie, dites à la Charcot, la guerre de 1914-1918 s’accompagne d’une recrudescence considérable de manifestations hystériques qu’on croyait disparues avec le maître de la Salpétrière. Complètement débordés par ces nombreux cas qui, d’après André Léri, représentent 50 % des admissions dans les centres

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Anne Perry, Mort d’un étranger, trad. Eric Moreau, Paris, 10/18, 2004, p. 104.

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neurologiques, les médecins militaires déplacent rapidement leur intérêt, et donc leurs propositions thérapeutiques, de l’étude des symptômes hystériques vers le dépistage des manifestations de simulation147. »

La question ne se pose plus en terme de discrimination entre hystérie et pathologie neurologique organique mais entre hystérie et fraudeurs.

« Là où Charcot intégrait la simulation au champ médical, Babinski la rejette dans le champ juridique et se fixe pour objectif de démasquer les fraudeurs148

. »

Dans le Voyage au bout de la nuit, Céline restitue le climat dans lequel étaient plongés les patients quand il s’agissait de confondre parmi eux les fraudeurs :

« Nous étions hébergés, nous, les blessés troubles, dans un lycée d’Issy-les-Moulineaux, organisé bien exprès pour recevoir et traquer doucement aux aveux, selon les cas, ces soldats dans mon genre dont l’idéal patriotique était simplement compromis ou tout à fait malade. On ne nous traitait pas absolument mal, mais on se sentait tout le temps, tout de même, guetté par un personnel d’infirmiers silencieux et dotés d’énormes oreilles. Après quelque temps de soumission à cette surveillance on sortait discrètement pour s’en aller, soit vers l’asile d’aliénés, soit au front, soit au poteau149

. »

En sortie de tri, dont la durée est incomparable avec celle du tri médical des pathologies somatiques, on doit pouvoir distinguer les « vrais malades » des « tire-au-flanc ».

Outre-Atlantique, une autre idéologie, fondée sur la doctrine de l’utilitarisme, est à l’origine du tri psychiatrique. Thomas William Salmon (1876-1927), psychiatre consultant de l’American Expeditionary Force durant la première guerre mondiale, établit de nouvelles procédures pour le traitement des ‘‘shell shocked’’ soldiers, fondées sur une « psychiatrie de l’avant » avec cinq principes (1917).

Dans le principe de « proximité » (proximity), le soldat est maintenu à une distance du front telle qu’il ne se sente pas retiré de la bataille. Il y est soustrait pour une courte parenthèse nécessaire à sa récupération avant de retrouver le bruit et la fureur de la tranchée selon l’ordre normal établi. Un hôpital éloigné pourrait être assimilé à un tremplin pour un rapatriement convoité.

147

Isabelle Blondiaux, Céline. Portrait de l’artiste en psychiatre, Paris, Société d’études céliniennes, 2004, p. 146.

148

Id., p. 220.

149

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, in Romans I, Paris, Gallimard, 1981, coll. « Bibl. de la Pléiade », pp. 61-62.

Le principe d’« immédiateté » (immediatety) doit éviter l’installation, dans une « médiation solitaire et oisive », d’un renforcement des symptômes, motif honorable pour un rapatriement prématuré.

Le principe d’« espérance » ou plutôt d’« expectative » dans l’espérance (expectancy) s’adresse aussi bien aux soignés qu’aux soignants : tous doivent être convaincus du bien fondé de la méthode et de son efficacité thérapeutique. Le soldat a présenté « une réaction normale à une situation anormale » !

Le principe de « simplicité » (simplicity) concerne les conditions de traitement et de séjour des soldats dans leur retraite provisoire : une courte psychothérapie suggestive centrée sur le seul épisode (le breakdown), sans exploration du passé ni de la personnalité du sujet. Les psychiatres militaires appuient la psychothérapie rudimentaire par des mesures physiques élémentaires : repos, boisson, nourriture, restitution de la dette de sommeil.

Le principe de « centralité » (centrality) permet une meilleure régulation des flux de patients et une évaluation des résultats thérapeutiques en termes de perte ou récupération psychiatrique150.

Ces cinq principes permettaient tout à la fois d’une part de traiter sans délai les soldats porteurs d’un trouble psychique pour les « réinjecter » le plus rapidement possible dans la bataille et d’autre part de dissuader les simulateurs qui entrevoyaient dans la blessure ou la maladie un ticket de retour au pays. Les automutilations et simulations étaient assimilées par les tribunaux de guerre à une mutinerie et les médecins militaires portaient beaucoup d’attention à ces phénomènes.

Le premier roman de Joseph Heller (1961) met en scène durant, cette fois-ci, la seconde guerre mondiale cet univers absurde où simuler la folie pour « tirer au flanc » devient une preuve de bonne santé mentale à cause de l’article 22 :

« Quiconque veut se faire dispenser de l’obligation d’aller au feu n’est pas réellement cinglé151 ».

150

Louis Crocq, Les traumatismes psychiques, op. cit., pp. 52-54.

151

Joseph Heller, Catch 22, trad. Brice Matthieussent, Paris, Grasset et Fasquelle, coll. « Les cahiers rouges », 1985, p. 59.

La guerre ne sévit pas qu’entre Alliés et Allemands, elle fait rage au sein-même d’une sein-même armée. L’ennemi, « c’est quiconque t’envoie à la mort, de

n’importe quel côté qu’il soit152 »

L’impératif qui domine la médecine militaire semble au premier abord un impératif hypothétique : si l’on veut que les soldats retournent rapidement au combat, alors il faut les traiter sans délai et au plus près du champ de bataille et débusquer les malades imaginaires qui n’ont comme seul objectif que celui de rester en vie, comme Yossorian lorsqu’il part en mission sur le B-25 :

« …il n’était plus bombardier de tête, car il se contrefoutait désormais de manquer l’objectif ou non. Il avait décidé de vivre éternellement, quitte à se tuer à la tâche, et il estimait que sa seule mission, quand il s’envolait, était d’atterrir vivant153. »

L’expression Catch 22 est depuis entrée dans le langage courant pour désigner une situation où l’on perd à tous les coups.