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L’heure dorée

Chapitre VI. Temps

5. L’heure dorée

Le Dr R Adams Cowley (1917-1991), ancien chirurgien militaire, fort de son expérience dans le traitement de blessés graves durant la guerre du Vietnam, propage, à partir des années 1960, l’idée de Golden Hour, littéralement l’« heure d’or » ou l’« heure dorée ». Pour le fondateur du Shock Trauma Center193 de Baltimore, Maryland, qui porte aujourd’hui son nom et du Maryland Institute of Emergency Medical Services (EMS), celui qui fut surnommé par ses pairs le père du « trauma care », « there is a golden hour between life and death » :

« Si vous êtes gravement blessé, vous avez moins de soixante minutes pour survivre. Vous pourriez ne pas mourir tout de suite, peut-être dans trois jours ou deux semaines, mais il s’est produit quelque chose d’irréparable pour votre organisme ».

Très vite, cette notion va être élevée au rang de concept selon le principe d’autorité. Le mot concept est, comme ailleurs, largement employé en médecine. Mais souvent, il ne s’agit que d’une opinion d’expert, d’une idée personnelle, d’une notion. La notion est l’idée que l’on se fait d’une chose, la définition en vise l’essence ; elle peut être nominale ou conceptuelle. Le concept, quant à lui,

désigne l’être même d’une chose indépendamment de l’idée que l’on s’en fait194.

De nombreux chirurgiens nord-américains ont pris le « concept » au pied de la lettre. Ce qui a pu faire dire à l’un d’eux :

« Si je peux vous opérer et interrompre vos saignements dans l’heure qui suit votre accident, alors je peux probablement vous sauver la vie ! »

Pour les Britanniques, l’attachement à la Golden Hour est aussi ferme qu’outre-Atlantique. Par exemple, tel plan de secours impose qu’en cas de sinistre les passagers des trains ne doivent jamais rester plus de 90 minutes dans le tunnel ferroviaire touché, objectif particulièrement difficile à atteindre. Cette règle dite des 90 minutes entre en résonnance avec la Golden Hour, sauf que le délai d’une heure, dans cette circonstance très particulière, peut rarement être tenu. Alors, pour maintenir valide leur doctrine, les Anglais ont proposé une rallonge de la

Golden Hour. Ainsi l’objectif ne serait plus de ramener toutes les victimes à

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Les premiers Trauma Centers datent de 1966 : San Francisco General Hospital et Cook County Hospital de Chicago.

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Dominique Folscheid, « Philosophie morale et éthique », in Philosophie, Paris, Eyrolles, coll. « Mention », 2007, p. 136.

l’hôpital le plus proche en une mais… deux heures. Le pragmatisme anglo-saxon qui force régulièrement l’admiration des esprits les plus étroits peut agacer les plus tolérants lorsqu’il est dépravé de pareille façon. Le Britannique passe au fil du rasoir d’Ockham toute pensée complexe et accuse, parfois à juste titre, le Français de toujours vouloir fendre les cheveux en quatre. Si jadis nous avons tété les mêmes mamelles, l’une judéo-chrétienne et l’autre gréco-romaine, il y a plusieurs siècles que nos religions, nos philosophies et nos politiques se sont écartées. Jules Verne s’en est amusé dans Le Tour du Monde en quatre-vingts

jours en associant pour l’aventure le très Britannique Phileas Fogg et le très Frenchy Jean Passepartout.

« Phileas Fogg, carrément assis dans son fauteuil, les deux pieds rapprochés comme ceux d’un soldat à la parade, les mains appuyées sur les genoux, le corps droit, la tête haute, regardait marcher l’aiguille de la pendule, – appareil compliqué qui indiquait les heures, les minutes, les secondes, les jours, les quantièmes et l’année. A onze heures et demie sonnantes, Mr. Fogg devait, suivant sa quotidienne habitude, quitter la maison et se rendre au Reform-Club195. »

Ce jour-là il fait un pari et embarque pour un Tour du Monde avec Passepartout comme domestique. On se souvient comment finit l’histoire : c’est le Français qui relève l’erreur de son maître, lequel avait « sans se douter » gagné un jour en voyageant d’est en ouest et du même coup son pari.

Depuis quelques années, avec un pragmatisme indéfectible, les Anglais ont résolu le problème de l’attente d’hospitalisation en limitant à quatre heures au maximum la présence des patients dans les salles d’examen des Urgences. Dès qu’un patient est installé pour examens et soins, le chronomètre s’enclenche, le compte à rebours commence : on doit lui trouver une place avant que la deux cent quarantième minute ne soit écoulée. Pour tenir les délais, une salle commune indifférenciée jouxtant la salle boxée des Urgences accueille les bedless. Le problème, résolu d’un côté, réapparait par un autre. « Cachez ce patient que je ne

saurais voir…! »

De retour en Amérique, on rencontre à nouveau le Dr Donald D Trunkey, l’auteur de la 3 R Rule, qui a proposé dans les années 1980 une distribution trimodale de la mort par traumatisme suivant laquelle plus de la moitié des victimes meurent sur le coup (on scene)196, et l’autre moitié, pour une part dans

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Jules Verne, Le Tour du Monde en quatre-vingts jours, Paris, Pocket « Classiques », 1998, pp. 23-24.

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les quatre heures des suites d’hémorragie et pour l’autre part dans la semaine d’une défaillance d’organe (organ failure)197. A l’origine existe donc un postulat fondé sur des données rétrospectives : puisque 80 % des victimes meurent dans les premières heures – on en oublie celles mortes sur le coup – plus vite elles parviendront au bloc opératoire, meilleur sera le pronostic. Les paramedics en ont fait leur devise : « trauma is treated with diesel first », le traumatisme se traite en premier par le carburant. Ils ont même leurs platinum ten minutes, « dix minutes de platine ». Dix minutes, c’est le temps maximal accordé au paramedics entre l’arrivée sur les lieux du sinistre et le départ vers l’hôpital avec la victime en charge. Toute la « philosophie » des paramedics est cristallisée dans la Star of

Life, une « étoile de vie » à six branches198 dont chacune pointe un objectif : early

detection, early reporting, early response (reconnaissance, signalement et

réponses rapides), on scene care, care in transit, transfer to definitive care (soins sur place et durant le transport, admission dans l’unité médicale correspondante).

C’est un principe qui semble universel : amener les secours le plus rapidement possible au pied du lit ou « au pied de l’arbre » pour reprendre l’expression de Louis Lareng. Mais ici commence la césure entre chirurgiens nord-américains et anesthésistes-réanimateurs français. Ici commence aussi l’oubli de la gravité des lésions pour ne plus s’intéresser qu’aux délais d’intervention.

La Golden Hour doit pouvoir s’interpréter plus librement. Ce qu’une notion perd en caractère scientifique, elle peut le gagner en conceptualisation. En photographie, il existe une Magic Hour appelée elle aussi Golden Hour, instant sublime peu après le lever du soleil ou peu avant son coucher où les ombres sont longues, la lumière douce et les couleurs chaudes. La Golden Hour n’a rien de commun avec un phénomène naturel comme Le rayon vert porté par Jules Verne

ou Eric Rohmer199. Ainsi la Golden Hour pourrait être entendue comme une pause

momentanée dans l’acte de décès, « a momentary pause in the act of the death » selon les termes mêmes de son auteur.

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La proportion de décès tardifs tend à diminuer (10 %), résultat des progrès des techniques de réanimation, alors que les décès immédiats représentent toujours le même pourcentage.

198

Le bâton d’Asclépios en inclusion dans une étoile bleue à six branches et bordure blanche est une création déposée en 1977 par Leo R. Schwartz, président de la National Highway Traffic Safety Administration (NHTSA), pour se différencier du symbole de la Croix-Rouge (croix d’Omaha orange).

199

Jule Verne, Le rayon vert, Paris, Librairie Générale Française, 1968 et Eric Rohmer, Le rayon

Alors la Golden Hour peut être bien plus une théorie qu’une constante de temps et tout au moins un outil pédagogique. Depuis une dizaine d’années, la controverse fait rage et certains auteurs comme les Dr E. Brooke Lerner ou Brian E Bledsoe parlent même de magical time ou de medical urban legend200. Des études récentes sérieuses n’ont pas permis de prouver scientifiquement le bien fondé du concept. La diminution du nombre et de la gravité des accidents de la route et l’émergence de nouvelles thérapeutiques médicales dans la lutte contre les maladies cardio-vasculaires notamment donne de meilleurs résultats à la théorie de la médicalisation précoce qu’à celle de l’hospitalisation précoce.