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Le médecin, l’artiste et le philosophe

Chapitre IV. L’acte sans geste

1. Le médecin, l’artiste et le philosophe

Comment un geste technique devient-il un acte médical ? C’est son auteur qui fait l’acte. L’existence du médecin est première sur l’acte. Lorsqu’il est réalisé par un médecin, le geste change de nature. Un médecin qui réalise des gestes de secourisme, identiques à ceux que pratiquerait un secouriste en pareille circonstance, réalise un acte médical, non par une quelconque qualité statutaire mais par celle de dépositaire d’un savoir (épistémè), savoir médical. A la différence de l’action qui se détermine elle-même, l’acte ne s’achève jamais, ses effets se poursuivent dans le temps et l’espace.

Le médecin est toujours dans l’acte, dès son premier acte. Ainsi le médecin partage la même (in)fortune que l’artiste contemporain, le philosophe ou l’homme public et tout particulièrement l’homme politique.

Pour certains artistes, ce n’est plus l’œuvre qui fait l’art mais l’acte artistique. Lorsque Marcel Duchamp signe des objets ordinaires comme, par exemple, un égouttoir à bouteilles81 ou une pelle à neige82, il fait acte de « désignation » et invente le ready-made. Donner un titre à un objet courant efface sa signification utilitaire, l’objet d’art fait à l’art de l’objet. En 1917, le même Marcel Duchamp inscrit sur un urinoir en porcelaine « R. Mutt », l'intitule

Fontaine et tentera en vain de l'exposer à New York. L'installation dans un musée

conditionne l'observateur d'une œuvre d'art. La démarche de l'artiste, son acte artistique, est privilégiée par rapport à l'œuvre, la praxis par rapport à la poïesis. L'art ne réside plus dans la création mais dans le seul acte. Jamais praxis et poïesis n'ont été dissociées aussi explicitement.

On a vu que la médecine comme tekhnè ne peut se dissoudre dans la production d'œuvre car « le “produit” est identique à l’acte qui s’exécute83 ». Elle est une praxis comme l'art contemporain. Comme l'artiste contemporain est

81

Porte-bouteilles ou séchoir à bouteilles ou Hérisson, Paris, 1914.

82

En prévision du bras cassé, New York, 1915.

83

Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Trad. Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1961 et 1983, rééd. Pocket « Agora », 1994, p. 268.

capable de donner une nouvelle image du quotidien, le médecin peut donner un nouveau sens à l'existence d'une personne. Une personne devient « patiente » une fois le médecin consulté. Elle devient « cardiaque », « insuffisante vasculaire », « dépressive », « psy »… selon l'orientation diagnostique ou simplement le spécialiste consulté.

Quand le philosophe décide de cesser de philosopher, il prend une attitude

philosophique qui est celle de ne-pas-philosopher, une attitude

« antiphilosophique » qui à l'extrême peut prendre le masque d'un courant de pensée en isme, d’une idéologie dont certains ont pu vivre les redoutables effets politiques. Quand le médecin décide de cesser les soins, les conséquences peuvent être d’une importance capitale. Dire « J'arrête de soigner » n’a pas de sens : au mieux il s’agit encore d’un soin fondé sur une décision d’abstention thérapeutique donc une décision médicale et au pire un refus d'assistance, une non-assistance à personne en danger.

Le médecin peut-il sortir de l'acte et n’accomplir que des gestes sans cesser de soigner ? Peut-il s'extraire de l'acte, être acteur comme un acteur de théâtre sur scène ? Dans la pièce éponyme de Dumas revue par Sartre84, Kean, le fameux acteur shakespearien du Théâtre Royal de Drury Lane est un débauché qui chaque soir quitte le manteau de Richard ou d’Henri pour courir les tavernes en costume de matelot.

« Pour jouer, il faut se prendre pour un autre. Je me prenais pour Kean qui se prenait pour Hamlet, qui se prenait pour Fortinbras. […] Fortinbras lui ne se prenait pour personne. Fortinbras et M. Edmond sont de la même espèce : ils sont ce qu’ils sont et disent ce qui est85. »

Acteur, il n’est pas l’auteur de ses actes.

« Sais-tu que j’étais peuplé de gestes : il y en avait pour toutes les heures, pour toutes les saisons, pour tous les âges de la vie. J’avais appris à marcher, à respirer, à mourir86. »

Pour être l’auteur de sa vie, il lui faut des actes.

« Comprenez-vous que je veuille peser de mon vrai poids sur le monde ? Que j’en ai assez d’être une image de lanterne magique ? Voilà vingt ans que je fais des gestes pour vous plaire ; comprenez-vous je puisse vouloir faire des actes87 ? »

Un soir, sur scène, devant son public, pour une femme, dans une sorte de

coming out, Kean « sort » de son rôle. L’acteur Kean cesse d’être acteur, de

84

Alexandre Dumas et Jean-Paul Sartre, Kean, Paris, Gallimard, 1954.

85

Id., acte V, scène 2, p. 175

86

Ibid., acte V, scène 2, p. 177.

87

n’exécuter que des gestes. Il devient l’auteur de ses actes. Mais il en arrive à confondre les deux situations

« … Etait-ce un geste ou un acte ? […] C’était un geste, entends-tu ? Le dernier. Je me prenais pour Othello ; et l’autre, qui riait dans sa loge, je la prenais pour Desdémone. Un geste sans portée, dont je ne dois compte à personne : les somnambules ne sont pas responsables […] Un acte ou un geste ? Voilà la question […] C’était un acte puisqu’il a ruiné ma vie88… »

Quand l’homme est faux, tout est faux autour de lui. « Ainsi donc tout n’était que mensonge et comédie ? Je n’ai pas agi : j’ai fait des gestes » conclut Goetz à la fin de la pièce de théâtre de Sartre, Le diable et le bon Dieu89.

L’acte ruine l’acteur.

« Un moyen sûr de jouer petitement, mesquinement, c’est d’avoir à jouer son propre caractère. Vous êtes un tartuffe, un avare, un misanthrope, vous le jouerez bien ; mais vous ne ferez rien de ce que le poète a fait ; car il a fait lui, le Tartuffe, l’Avare et le Misanthrope90. »

Kean est une métaphore théâtrale où l’acteur qui joue l’acteur joue à cesser

de jouer l'acteur pour être auteur de ses actes. Le médecin pour sortir de l'acte, à l'opposé de Kean, devrait « jouer » à cesser de ne pas « jouer ». Le médecin ne peut sortir de l'acte par un redoublement de jeu. Il ne peut changer ses actes en gestes ni faire semblant. Il est toujours l'auteur de ses actes, pour lui et pour l'autre personne. Pour Sartre, sortir du jeu, c’est faire l’expérience de sa contingence, c’est sortir de sa « mauvaise foi ». Comme la plupart des héros sartriens, Kean est frappé de lucidité, et par le passage du geste à l’acte il fait l’expérience de sa propre liberté, des conséquences de son refus de la « mauvaise foi ». Ce que dénonce Sartre, c’est l’homme qui se fait posséder par un rôle, qui prend au sérieux le personnage dont il se trouve habité. Pour le médecin, vouloir sortir du jeu, c’est entrer dans un autre jeu proche du jeu de la « mauvaise foi » sartrienne. Le médecin se laisse habiter par une « mauvaise foi » quand il refuse d’affronter certaines responsabilités, certaines décisions thérapeutiques, quand il se soumet à des algorithmes, à des contraintes hiérarchiques, à des contraintes financières. En d'autres termes, quand il refuse l'authenticité de la relation médecin-malade. Il n’accomplit plus que des gestes mais in fine, parce qu’il est médecin, il est

88

Ibid., acte V, scène 2, p. 178.

89

Jean-Paul Sartre, Le diable et le bon Dieu, Paris, Gallimard, 1951, rééd. Folio, Acte III, Xe tableau, scène 4, p. 233.

90

Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien, Paris, Gallimard et Librairie Générale Française, 1996, p. 176.

toujours auteur, il est toujours en acte, toujours responsable, toujours seul et sans excuses.