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Chapitre IV. L’acte sans geste

4. Le logos en acte

« Il fait plus clair lorsque quelqu’un parle102. »

Le principe d’une veille permanente est l’évolution naturelle qu’a suivie un service qui originellement rendait service à un autre. Un centre de régulation ne devait dépêcher un SMUR que sur une intervention proportionnée aux compétences de cette structure. En clair, pour une mission qui en valait le déplacement, qui en valait le détour, qui en valait la peine. Le premier principe de régulation médicale était donc fondé sur la protection contre le risque de surqualification de l’équipe SMUR. Les premières lois insistaient sur le caractère médical exclusif de la réponse.

Au sein de presque tous les SAMU de France, siège aujourd’hui au bout d’un numéro départemental à deux chiffres – le 15 – le centre de réception et de régulation des appels (CRRA) déjà cité précedemment, réduit par l’usage à « Centre 15 ». Service au service d’un autre service, au service du SMUR, le CRRA 15 devient service à la population. Le principe est maintenant d’offrir à la personne qui compose le quinze sur son téléphone la réponse la mieux adaptée à la situation décrite. Il s’agit d’un exercice singulier de la médecine d’urgence où médecin et patient sont comme séparés par un paravent. Le médecin régulateur, comme aveugle et paralysé dans sa tâche, redécouvre les vertus de l’interrogatoire médical, de l’écoute attentive de la personne qui appelle ; il redécouvre la « place royale » du symptôme. De l’autre côté, le patient impuissant ne peut « toucher » son interlocuteur que par les mots, les expressions, le ton, le flux verbal, le silence… Le sifflement d’une expiration, la faiblesse du flux verbal en disent long sur la capacité respiratoire de l’appelant. Mais au-delà de ces cas particuliers, les signes physiques sont inaccessibles et les mots seuls, dits par une voix sans visage, peuvent faire accéder à une hypothèse diagnostique, un pronostic de gravité.

Tout le résultat de l’acte de régulation tient dans l’effet du discours sur le patient. L’acte est un « succès », pour parler comme Austin, si l’effet est réellement celui recherché par le médecin et non une contradiction performative.

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Le poids de son discours demande au médecin une attention sur le dit, le dire et le fait de dire.

Pour le médecin régulateur, l’acte médical est un acte de parole, dans la puissance du logos qui est à la fois performatif et opérationnel. Le faire est dans l’agir et l’agir dans le verbe. Il conseille, il rassure, il fait faire des gestes sans les faire lui-même. Il agit sans faire. Faire faire c’est agir. Il fait déclencher les secours – envoi d’ambulances privées ou de VSAV des sapeurs-pompiers, envoie d’équipe de SMUR, envoi du médecin de garde… – et fait faire des gestes élémentaires de survie aux témoins…

Détachée de tous ses oripeaux, la médecine d’urgence se présente comme une médecine de parole, une médecine où le logos est premier. L’essence de la médecine d’urgence est la parole, l’action n’en est qu’un des attributs.

Deuxième partie. Espace-temps de la médecine d’urgence

Prologue

Le véhicule léger du SMUR peine à se frayer un chemin au milieu de la colonne des secours routiers. Un gendarme attire l’attention de l’ambulancier. Il faut se garer ici et faire le reste du chemin à pied, le matériel à la main. Dans un froid crépusculaire, le ciel est bleu, d’un bleu gyrophare. Couleur silencieuse car les deux tons en seconde, quarte et quinte se sont tus.

La voiture est à quelques dizaines de mètres du bord de la route, la calandre avant mordant encore l’arbre qui a arrêté sa course. L’« écureuil », un sapeur-pompier agile, s’est déjà glissé à l’intérieur de la carcasse. Le masque à oxygène est plaqué sur le visage de la passagère avant. Un collier cervical maintient la tête droite. « Par ici docteur ! Pour lui c’est fini ! Elle, elle était

encore consciente à notre arrivée. Maintenant elle ne parle plus et ne bouge plus. Mais elle respire et elle a l’air encombrée ». Les jambes de la passagère sont

coincées entre le siège et le tableau de bord. A chaque expiration se forme une mousse rosée, mélange d’air et de sang qui couvre le visage. Le score sur l’échelle de Glasgow est à 3. La portière droite est bloquée. L’issue sera vers l’arrière et le haut. Il faut dégager le toit. Mais il faut intuber maintenant, avant l’extraction.

Un accès à l’avant-bras droit a permis la pose d’un soluté de remplissage. Il n’y a pas la place pour le garrot du tensiomètre mais les électrodes peuvent transmettre sur l’écran du scope un rythme cardiaque rapide, précisément une tachycardie sinusale. L’extrémité des doigts est trop froide pour que l’oxymétrie de pouls puisse rendre compte de la teneur en oxygène de l’hémoglobine. Les sapeurs-pompiers sont parvenus à affaisser le dossier du siège ; la rectitude de l’axe « tête-cou-tronc » commence à se rétablir. Le médecin s’est installé péniblement à l’arrière, protégé des éclats de pare-brise par une couverture. Sans qu’il ne dise le moindre mot, l’infirmière lui tend au fur et mesure des besoins le matériel nécessaire. Aspiration buccale d’un mélange de sang et de mucosités. La mâchoire est intègre. Les gestes sont empêchés par le collier cervical. Il faudra plus de quatre mains pour procéder à l’intubation. Induction à séquence rapide

(IRS). Le tube est glissé jusqu’à sa place pendant qu’est maintenu fermement le rachis cervical.

Durant l’acte médical, les écarteurs hydrauliques et les découpeuses à plasma rongent la tôle. Union de la chair et du métal plus forte encore que celle imaginée par James G. Ballard dans Crash103. Sans son hard top, la voiture a l’air d’une authentique décapotable.

Déblocage. Les jambes sont maintenant dégagées. Extraction. La planche

Olivier est glissée dans le dos de la victime, le corps hissé vers le haut. Une fois

sanglé, l’ensemble est déplacé lentement vers le brancard recouvert du matelas à dépression qui l’attend quelques mètres plus loin.

On emmène la passagère dans le véhicule de secours et d’assistance aux victimes (VSAV). Protégés du froid et du bruit, on refait un point : saignement actif de scalp, embarrure fronto-pariétale droite. L’examen des pupilles est inaccessible en raison d’un hématome en lorgnette qui recouvre chaque œil. L’auscultation thoracique met en évidence une diminution du murmure vésiculaire dans le champ pulmonaire droit. La palpation du bassin révèle une instabilité en open book. Une augmentation de volume de la cuisse droite témoigne d’une fracture fermée du fémur. Un nouveau contact avec la régulation permet d’alerter la salle de déchoquage du CHU.

Des pales en rotation écrasent tous les autres bruits. Le bilan flash initial a eu son effet. Il était temps pour l’hélicoptère sanitaire car la nuit aéronautique n’est plus très loin. L’appareil se pose sur la route au milieu d’une drop zone (DZ) improvisée et correctement balisée par les gendarmes et les sapeurs-pompiers.

La victime va changer de mains, une fois installée dans un paysage hémodynamique plus clément. Le médecin transmet les informations à son confrère de l’équipe héliportée.

Une fois que l’aéronef n’est plus qu’un bruissement invisible, un gendarme l’invite à constater le décès du conducteur et à pratiquer les prélèvements toxicologiques en vigueur. La vision d’un hélicoptère sanitaire en action est toujours pleine d’une émotion forte renouvelée à chaque décollage. Le médecin qui tombe du ciel. Durant cet instant, le temps est suspendu comme la coque au retors de pales.

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James G. Ballard, Crash, trad. Robert Louit, Paris, Calmann-Lévy, coll « Dimensions », 1973, et David Cronenberg, 1996, pour l’adaptation cinématographique.

La voiture accidentée devait être une pièce de collection. La Chevrolet Corvair, avec son moteur six cylindres à refroidissement à air à qui elle doit son nom – la première et dernière américaine à propulsion et moteur arrière – avait la fâcheuse tendance à survirer dans les courbes. La Corvair a gardé sa réputation de tueuse. Sa production, débutée en 1961 fut interrompue en 1969.

Le conducteur non ceinturé a percuté la colonne de direction avec la poitrine. Le port de la ceinture de sécurité n’a été rendu obligatoire en France à l’avant et hors agglomération qu’à partir de 1973 et le port à l’arrière en 1990104. La cage thoracique est enfoncée. La tête repose sur le volant aux branches restées intactes. Elles auraient pu se briser pour absorber une partie de l’énergie du choc. Faiblesse de conception. Au cours d’un choc frontal, la plus grande partie de l’énergie doit être absorbée par la partie antérieure de la voiture avant d’atteindre l’habitacle.

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Un brevet de bretelles protectrices a été déposé en 1903 par Gustave Désiré Lebeau. Tous les véhicules Volvo sont équipés en série dès 1957. L’ingénieur Nils Bohlin de la firme suédoise fait breveter en 1958 la ceinture à trois points d’ancrage. En France, l’équipement a été rendu obligatoire sur tous les véhicules neufs à partir de 1970 et le système à enrouleur a été imposé aux constructeurs en 1977.