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Chapitre V. Histoire

4. Urgentistes

L’arrivée d’une nouvelle catégorie de médecins dans la foulée des rapports

du chirurgien urologue Adolph Steg156 va déstabiliser un ordre bien établi depuis

plusieurs décennies. Le rapport Steg faisait état à la fois de l’importance et de la médiocrité des Urgences hospitalière françaises, mettait en évidence l’inégalité des citoyens face à l’urgence et la sous-qualification et la sous-médicalisation des personnels et des matériaux157.

Il en résultera la « seniorisation » alias professionnalisation des Urgences et leur médiatisation. Un éclairage inédit était porté sur un lieu de l’hôpital où se concentrait, peut-être un peu plus qu’ailleurs, un mélange de discipline, de souveraineté et de contrôle. Discipline car situé au carrefour de toutes les spécialités et en interface avec le milieu libéral. Souveraineté en tant que zone de non-droit où chaque suzerain des Services venait y faire sa loi et son « marché ». Contrôle par l’observatoire épidémiologique offert aux administrations.

Le nombre des spécialités médicales augmente régulièrement mais la médecine d’urgence n’a obtenu sa place au sein du monde des établissements de santé public que par l’intermédiaire du concours national de praticien hospitalier (CNPH), mention médecin des hôpitaux, discipline « médecine polyvalente d’urgence » (1996). Le concours représentait, et représente encore, pour la plupart des impétrants, à la fois l’achèvement et le dépassement d’une carrière en contrat à durée déterminée (CDD) d’assistant des hôpitaux et plus précisément d’assistant généraliste. Ainsi, au commencement, les premiers praticiens hospitaliers (PH) urgentistes sont des médecins généralistes restés à l’hôpital public après leurs stages d’internes. Ces médecins obtiennent de jure le grade de leur fonction de senior des Urgences à défaut d’en être les seigneurs. Car il faudra beaucoup de temps, plus d’une décennie, pour que les places nobles du système hospitalier public comme celles de chef de service, de membre des instances administratives, de présidence de la commission médicale d’établissement (CME)… soient

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Adolphe Steg, L’urgence à l’hôpital. Rapport du Conseil Economique et Social, Paris 1989 et

La médicalisation des urgences. Rapport de la Commission Nationale de restructuration des urgences, Paris, 1993. Le conseil économique, social et environnemental (CESE), la troisième

assemblée constitutionnelle de la République, représentative de la société civile et consultative des pouvoirs publics, se donne vocation d’éclairer le décideur public.

157

Adolphe Steg, « La restructuration des urgences : un impératif de sécurité », Bulletin de

accessibles à ces « grands enfants » que d’aucuns assimilent encore à de « super-internes ». Toujours considérés comme la cheville ouvrière de l’hôpital et plus particulièrement de la permanence des soin (PDS), au mieux comme des travailleurs qualifiés, les médecins urgentistes déploient une force de travail par leur nombre. Et aujourd’hui, le nombre pose problème : surreprésentation et surcoût. On se souvient du funeste destin des Templiers, ces moines soldats qui ont accompagné aux XIIe et XIIIe siècles les pèlerins en route pour Jérusalem assurant ainsi leur protection ; les Pauvres Chevaliers du Christ et du Temple de Salomon sont rapidement devenus trop riches et trop puissants au yeux des prélats et des rois. Les urgentistes pèsent sur l’institution de leur statut et de leurs revendications. Trop nombreux ? Les heures mensuelles, c’est-à-dire les vingt-quatre heures par jour, sept jours sur sept, couvertes par cinq médecins ne pourront jamais être provisionnées par un seul confrère travaillant cinq fois plus.

« Deux cent grenadiers ont en quelques heures dressé l’obélisque de Luqsor sur sa base ; suppose-t-on qu’un seul homme, en deux cent jours, en serait venu à bout158 ? »

Le comptable du trésor public a payé, dit-on, cinq salaires aux médecins mais, en réalité, il a payé autant de fois un salaire.

« Cette force immense qui résulte de l’union et de l’harmonie des travailleurs, de la convergence et de la simultanéité de leur effort, il ne l’a point payée159. »

On comprend que la tentation est grande de « fermer » des activités, de regrouper les gardes de plusieurs établissements sur un seul...

Si les urgentistes ne cachent aucun trésor, ils sont devenus indispensables au bon fonctionnement de tout établissement de santé public mais aussi privé. Une blessure narcissique touche le système administratif autant que le corps médical dans son ensemble qui font payer le service rendu. On méditera la « morale » de la pièce de théâtre de Labiche, Le voyage de monsieur Perrichon : l’honnête bourgeois préfère donner la main de sa fille à Daniel, à qui il sauve la vie, plutôt qu’à Armand, à qui il doit la vie sauve.

« Les hommes ne s’attachent point à nous en raison des services que nous leur rendons, mais en raison de ceux qu’ils nous rendent160 ! »

158

Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? ou recherche sur le principe du droit et

du gouvernement, 1840, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, chap. III, § 5, p. 155.

159

Id.

160

Eugène Labiche, Le voyage de monsieur Perrichon, Paris, Librairie Générale Française, 1987, IV, 8, p. 111.

Tout est en place pour que se joue et se rejoue la tragédie des Urgences dans un conflit temps, espace et vérité ; une tragédie au sens antique du genre où chacun se sent impuissant, face à des forces supérieures, et manipulé par des dispositifs (Gestell) qui ont remplacé les dieux.