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La science poétique

Chapitre II. Le geste et la tekhnè

2. La science poétique

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Odyssée, XIII, 298-299, http://remacle.org/bloodwolf/poetes/homere/odyssee/livre13.

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Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974, rééd. Coll. « Champs essais », 2009, p. 10.

Les anciens s’accordent pour faire de la médecine une tekhnè et plus encore chez Aristote, l’exemple même de la tekhnè. Science poétique, en tant que science des moyens, la tekhnè ne fixe pas les fins. Le geste technique ne porte pas en lui ses indications. Il faut l’acquisition de sciences théoriques, d’un savoir scientifique, pour poser les bonnes indications de chaque geste technique. Par exemple, pour l’intubation trachéale, la question n’est plus être ou ne pas être capable de faire le geste, la question est de savoir quand le faire. La vertu intellectuelle qui porte sur la détermination des fins, la disposition à agir accompagnée de règle vraie est la phronèsis45. Elle est aussi appelée sagesse pratique par analogie à la sophia, la sagesse théorique.

La phronèsis fait entrer le geste technique dans l’acte médical. L’acte médical est l’actualisation d’une puissance (dunamis), d’une capacité, d’un potentiel qui ne s’exprime qu’au contact d’une situation réelle. L’acte médical est la réalisation de la médecine.

La phronèsis est l’étape nécessaire pour accéder à la sophia. La progression logique dans les sciences, de poétiques à pratiques, de pratiques à théoriques, est contre-intuitive, est en contradiction avec l’histoire, la chronologie. Chronologique n’est pas logique. L’étudiant commence par acquérir un savoir théorique qu’il va mettre en pratique par la suite, lors de ses stages hospitaliers, puis son savoir deviendra opératif et au bout du terme il fera sa propre expérience. On l’a vu, l’expérience ne procède pas nécessairement d’un savoir théorique. L’empeiria du vieux soignant se frotte parfois à l’epistèmè du jeune interne. Le jeune interne ne dispose pas encore de la tekhnè, ne connaît pas le pourquoi et la cause, qui va le distinguer de l’homme de la seule expérience lequel connaît certes la chose mais ignore le pourquoi. De même, chez une personne, l’empeiria peut jouer des tours à la tekhnè.

Une expérience fâcheuse peut déposséder l’homme de son art. Lorsqu’un médecin est confronté à un effet indésirable quoique rare pour tel médicament, il aura tendance à ne plus le prescrire par la suite même si la prévalence des troubles occasionnés est de l’ordre du cas sur plusieurs milliers d’individus traités. Quand l’expérience parle trop, l’art – traduction de la tekhnè – se tait. A l’inverse, il est presque naturel de négliger l’existence d’effets adverses rares mais graves

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associés à des médicaments couramment prescrits lorsque l’on n’y a jamais été personnellement confronté.

L’affaire se complique si l’on fait intervenir l’efficacité. L’efficacité pratique ne peut départager la véritable tekhnè de l’empeiria. Au contraire, Gorgias peut même se vanter d’être plus persuasif que son frère médecin pour faire administrer un remède à un patient récalcitrant46. Encore que si la performance d’un traitement symptomatique peut relever de l’expérience seule, l’efficacité apportée par le traitement étiologique ne peut provenir que de l’art. Ici il convient d’être suffisamment habile pour convaincre le patient de prendre son traitement, de le rendre compliant47. C’est quitter alors la médecine pour une autre

tekhnè, que les Grecs tenaient en haute estime, la rhétorique ou l’art de la

persuasion. La décision de recevoir les soins, l’acceptation des soins, revient – théoriquement et légalement – au patient seul. Mais on ne soupçonne jamais assez le potentiel de persuasion que peut recéler une information. Surtout, on ne peut le prédire et nombreuses sont les informations en apparence neutres qui se sont révélées de remarquables outils de propagande d’idées.

On se souvient que Monsieur Homais, le pharmacien, avait convaincu à la fois Charles Bovary et Hyppolite, le médecin et le patient, de la nécessité d’une intervention chirurgicale pour corriger un pied-bot48. On connaît l’évolution malheureuse du cas : la tekhnè n’a pas été acquise et Hyppolite a perdu la jambe.

Le patient d’aujourd’hui doit pouvoir bénéficier d’une éducation thérapeutique et non se conformer ou obéir avec docilité aux prescriptions. Mais alors que l’on se croyait affranchi du paternalisme médical, tout un courant idéologique fondé sur la psychologie cognitive tente de s’imposer au cœur de la pratique de l’approche du malade.

N’y aurait-il qu’une différence de degré entre les arts ? Alors, dans l’art de soigner les corps, la médecine serait supérieure à la gymnastique mais non radicalement différente. Et la cuisine « qui fait mine de savoir quels sont pour le

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Platon, Gorgias, op. cit., 456 b, p. 388.

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Ce terme anglais à l’allure de participe présent d’un verbe du premier groupe, en forte pénétration dans le langage médical, pourrait se traduire par « accommodant ». En physiologie, on parle de compliance pulmonaire pour évoquer la propriété d’un poumon à se laisser distendre par un mélange gazeux. La compliance est l’inverse de l’elastance, terme lui-aussi anglais qui se rapporte à l’élasticité. Pareille fortune a touché le mot « résilience », originaire de l’univers métallurgique.

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corps les aliments qui valent le mieux49 » se placerait légèrement en dessous dans l’échelle des arts. Car elle ne doit rien « qu’à la routine et à l’expérience de

sauvegarder un souvenir de ce qui a coutume de se produire50 ». La médecine, en

revanche, est « en état de rendre raison de chacune de ses démarches51 » possédant ainsi quelque pouvoir de prévision. Si l’excellence peut élever la cuisine en art culinaire, a contrario, la médecine peut descendre dans la cuisine lorsque les protocoles thérapeutiques sont appliqués comme des recettes, les marmitons ou

kitchen boys prennent alors la place des grands chefs. Quand ça marche, on peut

dire que les dieux sont aussi dans la cuisine. Mais rappelons-nous qu’une horloge arrêtée est vertueuse deux fois par jour.

Avec ses gestes qui sauvent, ses gestes de survie, ses gestes techniques, la médecine d’urgence a tous les attributs d’une médecine d’action. Le mouvement serait alors un bon candidat pour en exprimer l’essence. La médecine d’urgence, une médecine tout en mouvement qui marche en direct avec la mort, avec la vie qui s’échappe et la mort en train de se faire, qui se glisse dans les limbes qui séparent la présence de signes négatifs de vie et l’absence de signes positifs de mort. Le mouvement la rapproche de la peinture baroque.

Le mouvement est l’une des catégories du changement, passage d’une forme à une autre sans transformation des formes qui ne passent à l’acte qu’en s’incarnant dans la matière. Porter son attention sur le devenir plutôt que sur l’être semble la marque d’une rupture épistémique majeure à l’œuvre depuis Héraclite et Parménide.