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Temps d’attente

Chapitre VI. Temps

1. Temps d’attente

Le temps ne s’écoule pas de la même façon selon que l’on est soignant ou soigné. Un temps de médecin n’est pas un temps de patient. En outre, pour les proches en salle d’attente ou dans une pièce voisine du lieu où se déroule une réanimation, le temps a tendance à se dilater. Contracté dans l’action où les heures filent comme des minutes et les minutes comme des secondes, le temps se dilate dans l’attente où les secondes deviennent éternité.

« Ça fait des heures qu’on attend ! – Mais non ! à peine vingt minutes depuis votre admission. – C’est long ! Combien de temps ça va encore durer ? »

Que l’on soit malade ou blessé, proche d’un patient admis, médecin du SMUR, ambulancier, sapeur-pompier, officier de police judiciaire… lorsque l’on se présente à l’entrée d’un service d’Urgences, on souhaite naturellement être pris

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Discover, 1985, 4, pp. 40-42. Le titre de l’article fait allusion à la phrase célèbre de Marshall McLuhan, « the medium is the message » (tiré du livre Pour comprendre les médias. Les

prolongements technologiques de l’homme, 1964, Bibliothèque Québécoise, Sciences Humaines,

1993) signifiant que le media, c’est-à-dire le vecteur de transmission, est plus important que le contenu du message.

en charge immédiatement. La première attention vient de l’infirmière organisatrice de l’accueil (IOA) dont on dit toujours qu’elle « fait de son mieux ». Une fois l’urgence hiérarchisée, on est invité à patienter pour un temps indéterminé mais toujours dépendant du travail en cours. Une file d’attente reste le meilleur moyen – un moyen contre-intuitif – de « gagner » du temps. On se moque trop souvent de l’Anglais qui, même seul, ne peut s’empêcher de former une queue bien disciplinée d’une personne. Le Français, quant à lui, est moins docile, moins compliant. Que se passerait-il si tout le monde voulait être accueilli dès l’entrée dans le couloir des urgences ? On serait confronté à une ambiance de pub durant l’happy hour où chacun se presse contre le zinc pour obtenir sa pinte de bière au meilleur coût. Sauf que dans un pub, chacun sait ce qu’il vient y chercher et le barman connait ce qui satisfait sa clientèle. Aux Urgences, patients et médecins n’ont pas la même approche de la demande de soins, on le verra dans le chapitre suivant. Faire la queue, dit-on, est encore le moyen le plus efficace de, par exemple, faire entrer rapidement un grand nombre de personnes dans un bâtiment. Poussé à l’extrême, former des files d’attente devient un mode vie. On a encore en mémoire les images de longues queues devant les magasins d’alimentation des pays de l’Europe de l’est du temps de la domination soviétique. Dans un Londres futuriste, tracé en quelques lignes en 1954 par l’écrivain britannique J. B. Morton (1893-1979), l’habitude de former des queues sans raison est devenue universelle170. Même dans la rue, dès qu’ils se trouvent en nombre tant soit peu important, les piétons ont pris le pli de se ranger les uns derrière les autres. Les queues sont conduites par un certain nombre de codes auxquels se soumettent docilement les citoyens. Une femme, en route chez sa sœur171, va se trouver subtilement détournée de son trajet par celui qui partageait avec elle la tête de file. Une fois arrivé à destination, Clive Merivale, le jeune farceur, propose à la masse compacte de personnes qui le suivent de faire demi-tour plaçant ainsi sa voisine en dernier et loin de rejoindre sa sœur. Chacun participe autant à la file d’attente qu’il la subit. Celui qui attend génère de l’attente. Alors on se débrouille comme Merivale, ni mutin, ni mouton mais plutôt mutant qui s’est adapté à un univers peu éloigné de celui des automobilistes sur

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John Bingham Morton, « A la queue », trad. Roger Durand, in Dmitri Ioakimidis, Jacques Goimard, Gérard Klein (dir.), Histoires de demain, Librairie Générale Française, 1974, pp. 99-105.

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les boulevards périphériques ou les voies urbaines des grandes villes. Merivale, dont le prénom est le diminutif d’une toponymie, « la descente qui mène au gué », est parvenu à concilier la chose publique avec l’intérêt privé.

Le temps se transforme en espace d’attente. Quand à certaines heures, malades et blessés affluent comme les fantassins d’une improbable armée à l’assaut de la forteresse hôpital, les couloirs se remplissent de brancards entre lesquels circulent des soignants affairés et déambulent des familles désœuvrées. L’univers de l’attente se distribue en « couchés » et « valides » pour les personnes pouvant se tenir debout. A priori, soins lourds pour les premiers, soins ambulatoires pour les autres. Dans le couloir des urgences, dans ce non-lieu de l’attente hospitalière, les personnes alitées perdent leur personnalité. Un journaliste n’hésite pas à titrer Couloir de la mort172 le courrier d’un lecteur :

« Un des patients que je soigne, âgé de 78 ans, binephrectomisé, surrénalectomisé, a récemment, en début d'après-midi, été victime d'un accident de la voie publique entraînant une fracture du col fémoral. Les services de secours l'ont orienté vers le service des urgences d'un hôpital parisien. L'interne de garde a pris contact afin de préciser quelques points restés dans l'ombre chez un patient aussi lourd. En début de soirée, vers 20 heures, elle reprend contact, car elle n'est pas en mesure de trouver un site assurant à la fois orthopédie et hémodialyse. J'accepte de prendre en charge “mon” patient. Je propose simplement, afin d'éviter à ce vieux monsieur un transfert tardif, de ne le prendre en charge que le lendemain matin. La réponse de ma collègue m'a glacé : “Il va passer la nuit sur un brancard, dans le couloir”. »

Le regard du journal surprend plus que le fait, fait habituel d’un service d’urgences ordinaire où l’on produit l’incommodité que l’on souhaitait éviter à « ce vieux monsieur ». Pour échapper à « un transfert tardif », on passe « la nuit sur un brancard, dans le couloir », on tombe de Charybde en Scylla, ce « monstre terrible, sauvage, cruel, qu’on ne peut combattre173 ». Passer la nuit dans un couloir des urgences revient-il à être un condamné ? « Mon » patient – du participe présent de patior, du verbe grec pasko, pathein, « souffrir » – est, pour Antoine Furetière dans son Essai d’un dictionnaire universel de 1690, « celuy qui est entre les mains des chirurgiens, qui font quelque opération douloureuse ». C’est aussi le « criminel qui attend, qui souffre la mort à laquelle il a été condamné ». Le couloir rapproche-t-il bourreaux et médecins ? Peut-être lorsque l’attente devient telle qu’elle se fait torture et violence. Nul doute que la plus grande violence aux urgences est l’attente. Tout le monde attend, patients comme soignants. Par un effet de dominos, l’attente se transmet d’aval en amont. On

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Le Monde, 25 mai 2005, Docteur Franklin Khazine.

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attend l’ambulance pour libérer un lit, on attend qu’une chambre soit prête pour libérer un box174, on attend qu’un box soit désinfecté pour libérer un brancard, on attend qu’un brancard soit libre pour installer la personne suivante… « Attendez

encore un peu, ça se sera plus très long ! ». On attend le brancardier pour aller en

radio, on attend l’interprétation pour aller en écho, on attend le chir. pour aller en traumato…

A force d’attendre et de voir attendre, on propose des mesures, on convoque des audits pour étudier les flux. Car, pour l’institution, l’attente est un problème de flux. Techniquement, un flux est la soumission du temps à l’espace. A flux constant, plus l’espace augmente, plus le temps diminue. Et comme par un « effet casino », le temps disparaît. En effet, les casinos sont ces lieux de jeu qui jouent avec le temps dans le seul but de le déjouer. Aucune lumière naturelle ne pénètre dans ces temples du bandit manchot ou du chemin de fer. L’illusion d’un espace hors du temps doit être totale. Plus aucun cycle n’est admis. Pas de pendule murale. Il est étonnant de constater que de nombreux services d’Urgence sont construits sur ce modèle.

« Qu’est-ce qu’on attend ? – Les résultats des examens, le spécialiste qui doit passer…– Ça va être encore long ? – Ça, j’en sais rien. En attendant, retournez dans votre box ! »

« Vous n’avez pas fini de m’empoisonner avec vos histoires de temps ? C’est insensé ! Quand ! Quand175 ! »

Une fois en salle d’attente ou « confortablement » installé dans ce qui est devenu son box, le patient patiente en méditant peut-être sur le charme d’un vol suspendu. Julius A. Roth (1924-2002) et Dorothy Jean Douglas (1927-2010), deux universitaires nord-américains de la medical sociology, ont travaillé le sujet à partir d’un grand hôpital Californien :

« J’ai vu des patients que l’on essayait de décourager en les avertissant d’une longue attente avec l’idée implicite qu’ils seraient plus vite examinés ailleurs. […] Le point de saturation était atteint quand le nombre de patients fatigués d’attendre qui partaient égalait le nombre de nouveaux arrivants. Le point d’équilibre correspondait en gros au nombre de chaises disponibles dans la salle d’attente176. »

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Le mot « box » renvoie plus au vocabulaire du centre équestre qu’à celui de la salle d’audience d’un tribunal. Dans les deux cas, même consacré par l’usage, il peut heurter le profane.

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Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Minuit, 1973, p. 126.

176

Julius A. Roth et Dorothy Jean Douglas, No Appointement Necessary : The Hospital

Emergency department in the Medical Services World, New York, Irvington Pub. Inc., 1983, cité

par Jean Peneff, L’hôpital en urgence Etude par observation participante, Paris, Métailié, 1992, p. 92.

Le sociologue Jean Peneff qui les cite, saisit le raccourci : « D’où l’utilité des salles d’attente petites et sans confort qu’on remarque dans beaucoup d’hôpitaux publics américains177 ».

La salle d’attente peut être virtuelle. La qualité de service qui s’affiche sur le baromètre téléphonique de la salle de régulation médicale du SAMU indique en pourcentage le nombre d’appels décrochés en moins de, par exemple, trois sonneries. La qualité de service se distingue de l’efficacité de service qui prend en compte les appels suivis d’un décroché quel que soit le délai. On désigne par « appels perdus », les appels qui n’ont pas été suivis par un décroché ; l’appelant ayant raccroché avant qu’on ait pu lui répondre pour des raisons variées mais souvent parce que le temps d’attente paraissait très long. Moins l’on enregistre d’appels perdus meilleure est l’efficacité de service mais la qualité peut néanmoins apparaître médiocre si régulièrement l’on décroche le téléphone après plus de trois sonneries. L’assistant de régulation médicale (ARM), premier interlocuteur lorsque l’on forme le 15 sur un cadran téléphonique, a le sentiment de répondre sans délai aux appels qui se succèdent depuis la salle d’attente virtuelle pendant que les appelants patientent parfois plusieurs minutes qui deviennent insupportables lorsque l’on attend une aide. C’est que l’expression

Qualité de service est trompeuse. Ce qu’évalue en réalité le baromètre

téléphonique est une quantité, une « multiplicité de juxtaposition », homogène, actuelle, numérique et discontinue, et non une « multiplicité de fusion ou de pénétration mutuelle »178, hétérogène, virtuelle, qualitative et continue où chaque élément s’ajoute à un tout pour s’y fondre et se transformer.

« Toute somme d’éléments distincts suppose la double médiation de l’espace : pour distinguer des éléments individuels, et pour les juxtaposer dans un même cadre afin de parvenir à les additionner, conduisant ainsi au “nombre” ou à la “quantité”179 ».

Et quand le SMUR se présente sur les lieux de l’événement : « Vous en

avez mis du temps ! Ça fait des heures qu’on vous attend ! On a le temps de mourir ! – Mais, je vous assure, on a fait au plus vite. On est parti tout de suite, dès qu’on a été déclenché par la régulation. »

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Id.

178

Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, op. cit., p. 107 [122].

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