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Chapitre VIII. Vérité

2. La preuve

Tout a commencé près des chutes du Niagara, à quelques miles de Toronto, où un mystérieux groupe d’universitaires de l’école de Médecine McMaster de Hamilton travaillaient depuis une décennie déjà à un nouveau concept qui donnera lieu à une première publication en 1992 signée EBM Working

Group292 ; EBM pour evidence-based medicine habituellement traduit en français

par « médecine fondée sur les preuves » ou encore « médecine factuelle ».

Un cas clinique sert d’introduction et d’explication à l’idée de « preuve ». Une personne de sexe masculin quadragénaire fait pour la première fois une crise

289

Ibid., p. 77.

290

La sémiotique est la théorie peircienne des signes et la sémiologie la théorie saussurienne des signes.

291

Carles Sanders Peirce, Écrits sur le signe, Trad. Gérard Deledalle, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1978, 2.304, p. 140.

292

Evidence-Based Medicine Working Group, « Evidence-Based Medicine. A New Approach to Teaching the Practice of Medicine », Journal of American Medicine Association, 1992, 268(17), pp. 2420-2425.

convulsive généralisée type grand mal alias crise épileptique. Les examens, clinique et tomodensitométrique, ne décèlent aucune anomalie caractéristique ; le tracé de l’électroencéphalogramme est aspécifique. Le patient interroge alors la résidente qui l’a pris en charge sur les risques de récidive du même événement. Questionnant son sénior, l’étudiante apprend que le risque de récidive est élevé sans pour autant pouvoir le chiffrer et transmet cette information comme telle au patient laissant ce dernier dans un état d’inquiétude (a state of vague trepidation). Le changement de paradigme, selon les termes mêmes des auteurs de l’article, tient dans l’introduction d’une étude de la littérature médicale. La résidente procède à une recherche bibliographique qui porte sur vingt-cinq articles à l’issue de laquelle elle peut affirmer au patient que le risque de récidive après une période de dix-mois sans épisodes critiques est inférieur à 20 % le laissant ainsi avec une idée claire sur le pronostic (a clear idea of his prognosis). Durée de l’opération incluant le trajet à la bibliothèque, la photocopie des articles : trente minutes ; coût total : $2,68. On imagine parfaitement la scène : « Monsieur, vous avez un risque

de récidive à un an situé entre 30 et 43 %, à trois ans entre 50 et 60 % mais si rien ne se produit durant un an et demi, alors le risque tombe en dessous de 20 % ! » On peut douter que le patient soit sorti de l’hôpital avec une idée claire

de ce qui pouvait lui arriver.

En résumé, la recherche selon l’EBM comporte trois étapes. En premier lieu, on reformule la question que pose le malade en termes de résolution de problème. On doit tenir compte avant tout des objectifs poursuivis : guérison sans séquelle, prolongation de la durée de vie, amélioration de la qualité de vie, traitement palliatif, maintien à domicile…

Dans un deuxième temps, on procédera à une revue de la littérature médicale se rapportant au problème et on fera une analyse critique de l’information recueillie. Dans l’exemple cité on peut s’interroger sur les critères de sélection des vingt-cinq articles : sur quel(s) critère(s) les vingt-cinq articles ont-ils été sélectionnés ? N’a-t-on retenu que les plus récents, les vingt-cinq dernières publications sur le sujet ou bien n’a-t-on retenu que celles dont les auteurs font autorité ? Et pourquoi vingt-cinq ? Pourquoi pas 250... ?

Enfin, on applique le résultat de l’enquête à la question posée. On procède ainsi à une deuxième enquête, une enquête dans l’enquête.

Tout en mettant fin au principe d’autorité, l’EBM n’a pas l’arrogance de s’émanciper de l’expérience et de l’intuition cliniques. En fait, l’EBM est, à l’origine, un outil d’enseignement et d’aide à la décision car sur le plan fonctionnel on peut la définir comme une rencontre des données de la recherche, de l’expérience clinique du praticien et des préférences du patient et/ou de ses proches qui convergent en une décision médicale rationnelle.

Mais quelles preuves ? Le mot anglais evidence signifie radicalement l’inverse du mot français « évidence ». Descartes soutien le modèle de l’idée claire et distincte, d’une évidence qui par définition ne demande pas de preuve.

On a, de plus, trop souvent tendance à confondre preuve et vérité. La preuve est l’accord entre les faits, la vérité est l’accord entre la chose et l’idée. La preuve est du côté ontique ou phénoménologique, la vérité du côté ontologique. Dans l’enquête diagnostique, dans le choix thérapeutique, ce sont les indices qui guident la démarche rationnelle.

Comme tous les outils, ils peuvent être saisis par des mains cavalières qui ne retiendront que la partie la plus médiatisée, médiatisée par la presse médicale spécialisée. Une médecine fondée sur des preuves devient vite une médecine

exclusivement fondée sur des preuves, une médecine construite avec des preuves.

On ne soigne plus alors qu’à travers le filtre des données de la littérature. Le médecin évalue le malade puis est évalué à l’aune d’une source scientifique. Puisqu’il faut rendre la pratique médicale plus objective, on est tenu d’entrer le patient présent dans un cadre constitué par des moyennes, des écarts types, des références, des recommandations… Alors non seulement on fait table rase de l’expérience professionnelle individuelle mais aussi table rase de l’expérience collective.

Penser mathématiquement dans une discipline, ce que L’EBM a réalisé avec la médecine, ne signifie pas penser de façon exclusivement mathématique la médecine. L’invariant de la quête médicale, et plus particulièrement du domaine de la recherche, est l’étude du lien de causalité, favorable ou morbide, entre un facteur et un événement. La causalité, une fois établie, permet l’action médicale préventive ou curative. Mais en dehors du contexte strictement expérimental que l’on ne rencontre jamais dans la pratique courante, jamais dans la médecine humaine, l’établissement d’une relation de causalité reste conjecturel. Ainsi, la relation directe de cause à effet entre un facteur pathogène et une maladie n’est

pas logiquement nécessaire ; le lien de causalité direct reste hypothétique et appartient au domaine du raisonnement probabiliste. Comment faire avec les patients qui sont exclus des études scientifiques parce que trop âgés, parce que trop enceintes, parce que trop… malades ? Ce sont ces malades que rencontre le médecin dans la « vraie vie » selon l’expression consacrée et ces malades sont de véritables ornithorynques, à la fois pour les classifications nosologiques et critériologiques.

Car en effet, depuis Sydenham et Linné (1707-1778), on a l’habitude de voir classées les maladies comme des espèces animales ou botaniques et d’envisager les virus et les bactéries du seul point de vue anthropocentrique. Mais si l’on essaie de porter un autre regard, qui n’en demeure pas moins nécessairement humain, on appréhende alors le dessein d’une bactérie ou d’un virus dans sa reproduction et non dans le trouble occasionné chez l’organisme hôte qui est totalement contingent.