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La guerre des étages

Chapitre VII. Espace

3. La guerre des étages

L’hôpital est le rassemblement des territoires aux frontières fonctionnelles, géographiques et idéologiques. Chaque acteur de soin prend possession du sien. Le cloisonnement en « Services » développe un communautarisme où tout nouveau venu sans invitation, sans convocation, tout visiteur, surtout confrère ou collègue est pour l’indigène un allogène qui se donne à son corps défendant par sa seule présence un insupportable droit d’ingérence. Les « Services », lieux d’inquiétudes parce que étrangers pour l’étranger, inquiètent par leur volonté d’échapper à toute intégration. Du service on est passé, par glissement métonymique au Service entendu comme lieu ; de la fonction, on est passé à la

Structure. Comme pour l’urgence et l’Urgence. On a cru mieux faire en

changeant les termes : « Fédérations », « Départements », « Pôles »… autant de projets pour réunir les Services réduits en « Unités », découpés en « Unités fonctionnelles ».

Chaque service – on peut garder le terme générique – développe ses propres valeurs. Propre évaluateur de sa valeur propre, qu’elle soit morale ou intellectuelle, le chef de service – fonction fondée sur le totem du Führerprinzip – est le modèle, le maître, le mètre-étalon, le grand timonier, l’inspirateur de toutes les consciences. Toute une génération de chefs s’accrochent à l’ultime symbole de leur pouvoir : les lits. Le nombre de lits expose la puissance du maître des lieux, monarque sans sujets. En effet, chaque praticien hospitalier (PH) est souverain dans son art et ne rend compte qu’incidemment à un chef. Monade encore récemment nommée par décret ministériel, le PH n’était coiffé que par le plus

haut terme de l’administration française. La prise en main de la totalité des affaires médicales par les directions hospitalières change la donne. Toujours est-il que les différents praticiens d’un même service continuent à se tenir bien plus dans la proximité, la promiscuité que par la relation professionnelle. Le chef n’est pas leur chef mais le chef du service dans lequel ils exercent. Un service de taille ne doit être entendu qu’au pied de la lettre. Les lits deviennent l’enjeu de négociations avec la direction et les autres services, tout particulièrement les Urgences : lits réservés, lits fermés, lits en désinfection, lits sans soignants, lits sans malades... Jusqu’aux lits supprimés. Hospitaliser un patient sans le blanc-seing de l’accepteur, telle est le méfait qui doit être sanctionné. Le médecin au lit défloré perd son innocence face au patient dont il s’estime l’hôte involontaire et subi : il doit en répondre même la main forcée. Et soigner un malade qu’il n’a pas choisi demeure pour le médecin hospitalier le plus redouté des exercices de l’art. C’est tout un essaim de valeurs que viole le geste impur du barbare conquérant. Le crime de lèse-majesté entre confrères hospitaliers reste à jamais celui de la transgression du territoire. « Chacun chez soi » est inscrit dans le marbre des hôpitaux, forteresse des camps retranchés, et le « devoir de non-ingérence » se charge de rendre muet tout réformateur. Le Service par l’image de territoire qu’il projette est gros d’un tabou.

« Le tabou présente deux significations opposées : d’un côté, celle de sacré,

consacré ; de l’autre, celle d’inquiétant, de dangereux, d’interdit, d’impur233. »

Toujours avec Freud, « est tabou tout ce qui, pour une raison quelconque, inspire la crainte ou l’inquiétude234. » Territoire sacré, le Service est le lieu qui sert à préserver et à se préserver. Territoire d’inquiétude, le Service est à la fois territoire inquiet, inquiet d’être pénétré à son insu. Malheur au violeur de territoire !

« L’homme qui a enfreint un tabou devient tabou lui-même, car il possède la faculté dangereuse d’inciter les autres à suivre son exemple. Il éveille la jalousie et l’envie : pourquoi ce qui est défendu aux autres lui serait-il permis ? Il est donc réellement

contagieux, pour autant que son exemple pousse à l’imitation, et c’est pourquoi il

doit être évité235. »

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Sigmund Freud, Totem et tabou. Interprétation par la psychanalyse de la vie sociale des

peuples primitifs, trad. Serge Jankélévitch, Paris, Payot, Coll. « Petite Bibliothèque Payot », 1965,

p. 29. C’est l’auteur qui souligne.

234

Id., p. 35.

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Dès lors qu’il est tabou, le Service devient par nature impénétrable ; il suffit de comparer le tabou avec son contraire, noa, qui, en Polynésien, est « ce qui est ordinaire, accessible à toute le monde236 ». L’accès au Service relève de l’extraordinaire. Il faudra une reconnaissance, une reconnaissance qui vaut autant pour le médecin adressant que pour le malade adressé. Les malades les plus acceptés seront ceux qui auront été re-connus, qui seront déjà connus. Ce sont les malades atteints d’affections chroniques ou les malades au contact pré-établi par une consultation ; en d’autres termes, les malades programmés c’est-à-dire contraints à une discipline fut-elle discipline médicale, un autre nom pour « spécialité ».

Le spécialiste hospitalier fait partie de ce que l’universitaire canadien Henri Mintzberg appelle la « bureaucratie professionnelle ». Les patients – ou clients – sont classés par catégories dans une relation homothétique avec chaque spécialité générant une équivalence entre marché et fonction. Les médecins de la bureaucratie professionnelle sont peu sensibles à une progression hiérarchique administrative et cherchent plutôt l’autonomie et la reconnaissance de leurs pairs. La démocratie qui peut régner au sein d’une bureaucratie professionnelle est une « démocratie de corps », une « oligarchie de professionnels » qui établit des « organisations collégiales » dont la CME est l’ultime avatar.

Mais c’est à partir de la distribution géographique que s’est installée une distribution idéologique qui oppose les Urgences aux « Etages ». Les Etages recouvrent explicitement ou symboliquement les Services spécialisés de court séjour – branche du système MCO – qui accueillent les patients provenant des Urgences. Même un Service installé au rez-de-chaussée ou, à l’extrême, l’aile entière d’un bâtiment sont assimilés aux « Etages ». Comme le service d’étages d’un hôtel, le Service d’étages d’un hôpital n’offre ses prestations qu’aux « clients » qu’il héberge. Son cahier des charges n’impose plus aucune disponibilité immédiate pour le patient dont la pathologie demanderait qu’il y soit admis directement. Le passage aux Urgences est un préalable nécessaire – mais loin d’être suffisant – pour pouvoir accéder, pour pouvoir muter, pour pouvoir « monter » dans un Service. Les malades des urgentistes n’évoluent pas nécessairement en patients des spécialistes.

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Et lorsque le cadre administratif – le seul responsable juridique des admissions – est saisi pour débloquer la situation d’un patient en attente entre les deux mondes, Urgences et Etages, c’est toujours dans l’urgence. Trancher plutôt que dénouer les nœuds gordiens est la marque d’un système, d’un Gestell qui n’a de finalité que son propre fonctionnement. Chacun reste campé sur ses acquis, « mes lits, mon bureau, ma secrétaire » pour les Étages, « mes malades, mes heures, mes récupérations » pour les Urgences, « mon hôpital, mon budget, ma carrière » pour les Directions.

En comparaison avec le système bien quadrillé des Services traditionnels avec couloirs, chambres de malades, offices infirmiers, bureaux médicaux, secrétariat,… les Urgences font figure d’open office. C’est un service ouvert – une société ouverte – où l’on rentre et sort du box malgré la réticence du personnel. Même si les accès sont réglementés, les personnes se sentent presque chez elles. La présence d’une population bigarrée fait ressembler l’entrée des Urgences et ses salles d’attente à un hall de gare ou, selon les heures, à un commissariat de police où la présence des forces de l’ordre participerait au désordre ambiant. C’est l’exact opposé de l’idéal de civilisation décrit par Freud : propreté, ordre, beauté237.

Médecine de masse, médecine de soins extensifs, la médecine d’urgence s’oppose donc à la médecine des spécialités, médecine segmentée, sélective, conventionnelle. Mais alors que certaines spécialités ont perdu leurs urgences en les laissant en friche aux urgentistes, d’autres, comme les neurologues, les découvrent par l’intermédiaire de la thrombolyse des accidents vasculaires cérébraux (AVC). Lorsque chaque minute se traduit en nécrose cérébrale, il faut une disponibilité sans défaut à toute heure du jour et de la nuit.

Comme toujours, des exceptions viennent démentir la règle générale. Les cardiologues, par exemple, ont compris que la survie d’une clientèle passe par la survie des patients. La réputation d’un médecin est, pour le patient, liée à la réputation d’un service, résultat de la réputation d’une équipe dont la compétence s’accroit avec la disponibilité. Si l’on veut maintenir son unité de soins intensifs cardiologiques (USIC), il faut accepter de venir examiner aux Urgences tous les syndromes coronaires aigus (SCA) par exemple ; si l’on veut poser des

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Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, trad. Pierre Cotet, René Lainé et Johanna Stute-Cadiot, Paris, PUF, 1995, coll. « Quadrige », 2002.

pacemakers et autres défibrillateurs implantables, il faut prendre en charge tous les troubles du rythme…