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De l’urgence à l’Urgence

Chapitre VII. Espace

1. De l’urgence à l’Urgence

L’urgence a longtemps été une activité sans partage entre tous les médecins. En même temps que se développait l’urgence hospitalière à l’intérieur et à l’extérieur des murs de l’hôpital, on assistait à un processus de sédentarisation de la médecine générale tandis que le cloisonnement des spécialités s’intensifiait.

La médecine générale avait pourtant bien résisté au grand renfermement. Installée dans les interstices des espaces de soins, elle apportait une proximité et une disponibilité que la médecine spécialisée refusait peu à peu, jour après jour à ses « clients ».

La visite du patient à son domicile, de jour comme de nuit, était autant la marque d’une continuité que d’une permanence des soins, la marque d’une disponibilité telle qu’elle confinait au dévouement. Lorsqu’on avait consulté le médecin dans la journée, on pouvait l’appeler le soir en visite suivant l’évolution de l’état de santé. Aujourd’hui, un centre d’appel, alias call-center, souvent délocalisé sur un autre continent, fait écran entre le médecin généraliste et le malade.

L’usage du verbe « visiter » indique bien la place de chacun à l’inverse de la distribution consultant-consulté qui reste polysémique. Le consultant est celui qui consulte. Le médecin, comme le patient, consultent. Intransitif pour le médecin, le verbe « consulter » devient transitif pour le patient. Ce dernier consulte un médecin, un kinésithérapeute, un ostéopathe, un guérisseur, etc., alors que le médecin consulte à certaines heures dans certains lieux. Seul le nganga d’Afrique Centrale, praticien traditionnel222, consulte son patient en toute transitivité et sans ambiguïté. Le verbe « visiter » devient transitif pour le médecin qui visite sa clientèle laquelle est visitée. Ne dit-on pas « passer la visite », « passer une visite » ? On se souvient aussi de la visite scolaire, journée particulière au cours de laquelle on défilait tous en sous-vêtements devant une infirmière à qui l’on remettait un bocal rempli d’urines fraiches puis face à un

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Le praticien traditionnel ou tradipraticien est un artisan qui prétend guérir par des méthodes empiriques.

médecin qui vérifiait un certain nombre de fonctions. On redoutait tous l’échelle de Ferdinand Monoyer que certains apprenaient par cœur pour éviter de rentrer dans la catégorie des porteurs de lunettes.

A l’hôpital, le terme « visite », entendu comme visite médicale du médecin aux patients alités, est peut-être moins employé au profit du « tour ». Le médecin « fait le tour », « fait son tour », « le tour des chambres », « le tour des malades ». Mais la visite reprend ses droits dans l’expression « contre-visite » alias visite de contrôle, en fin d’après-midi, avant que ne débute la garde.

Le médecin généraliste est selon la formule consacrée « en visite », il fait « sa tournée », comme le laitier ou le facteur. C’est la raison pour laquelle il ne peut pas recevoir en consultation, c’est la raison pour laquelle il ne consulte pas et qu’on ne peut pas le consulter.

Selon l’hypothèse qui circule le mieux, un abus de visites, un abus d’offre de soins suivi par un abus de demandes de visites, a radicalement remis en question une tradition qui n’était alors plus qu’une exception française dans la médecine moderne. Aujourd’hui, moins d’une consultation sur cinq a lieu à l’extérieur du cabinet contre l’inverse il y a un demi-siècle.

Le peu de visites restantes au cours d’une journée médicale pèsent bien plus que la succession des consultations au cabinet. Si l’on appliquait la loi de l’économiste italien Vilfredo Pareto pour laquelle 80 % des effets résultent de 20 % de causes, on pourrait donc conclure que 20 % de l’activité, celle qui se déroule au domicile des patients, consomme 80 % du temps et de l’énergie du médecin. Mais si l’exercice planifié, sur rendez-vous, permettant donc de recevoir plus de personnes sur une même amplitude horaire, rend le métier plus commode, plus appréciable, plus acceptable par les nouvelles générations médicales, il le bureaucratise selon un principe utilitaire.

Ainsi un processus, celui de spatiation, qui touche maintenant presque entièrement la médecine générale s’observe à travers une spatialisation du mode d’exercice inversement proportionnel à sa temporalisation. Le processus de

spatiation marche avec celui de spécialisation. Spatiation et spécialisation vont de

pair lorsque le médecin ne reçoit plus que sur rendez-vous et cesse de se déplacer au domicile de ses patients. Le temps disparait, absorbé par un espace de consultation et le tableau cartésien d’un agenda, d’un planning. La réduction en mode plan, espace à deux dimensions, c’est-à-dire la planification n’est possible

qu’avec un espace-temps quadridimensionnel. Le carnet d’adresses fait place au carnet de rendez-vous comme si espace et temps étaient interchangeables. Il n’y a plus qu’un temps, spatialisé, celui de la consultation qui est compté puisqu’il dépend d’un temps qui le précède et détermine un temps qui suit.

Selon le sociologue Pierre Peneff, en supprimant la visite, le médecin multiplie les consultations, raccourcit son temps de travail et mécaniquement augmente ses revenus223. La disponibilité cède-t-elle le pas à la rentabilité ? Faire moins de visites, c’est ouvrir sa consultation à plus de personnes par journée, c’est être plus accessible aux demandes de rendez-vous donc délivrer plus d’actes et maintenir le niveau de l’offre avec moins de médecins.

Toujours pour Pierre Peneff, une partie de la demande ne serait qu’une réponse à ce que fut l’offre antérieure, une réaction à l’offre passée où famille et médecin s’entendaient pour user de la médecine224 – d’où alors l’expression « usagers de la santé ». Mieux disposés pour faire plus de consultations, certes, mais moins disponibles pour répondre à la demande non programmée de soins, qu’elle soit diurne ou nocturne. Les médecins et la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM) s’accordent en janvier 2002 sur la reconnaissance des gardes de nuit comme mission de service public, fondée sur le principe du volontariat et dédommagée avant perception des honoraires. On mesure toute l’antinomie de la notion de service public et de l’idée de volontariat. La mission de service public impose une responsabilité de la continuité de service. Mais comment peut-on être responsable dans un mode d’exercice fondé sur le « Parce que je le veux bien ! ». Le conseil national de l’ordre des médecins (CNOM) rappelle alors l’article 77 du code de déontologie et article R 4127-77 du code de la santé publique, édition 2005 : « Dans le cadre de la permanence des soins, c’est un devoir pour tout

médecin de participer au service de garde de jour et de nuit. » Un devoir pour tout médecin en droit mais dans les faits une obligation pour certains et une

dispense pour d’autres sous le même article : « le conseil départemental de

l’ordre peut néanmoins accorder des exemptions, compte tenu de l’âge du médecin, de son état de santé, et, éventuellement, de ses conditions d’exercice ».

Ce qui doit être était devenu ce qui lie. L’ordre déontologique avait bien avant les

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Pierre Peneff, La France malade de ses médecins, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/Seuil, 2005, p. 103.

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accords de 2002 pénétré la sphère éthique. Certains préfets ont aujourd’hui levé cette obligation annonçant dans les faits un véritable couvre-feu pour les médecins de famille. Dans certains départements de France, il n’est plus possible de contacter un médecin généraliste libéral entre minuit et sept heures. Non seulement il ne peut plus mais il ne doit plus être appelé. L’impératif catégorique est renversé. Le service public hospitalier et ses partenaires assurent la permanence des soins pendant cette période.