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L’entretien avec Fouad (95_012, 47 ans) est particulièrement instructif en termes de sociologie du chômage. Fouad est en effet emblématique d’une part de la figure du travailleur précaire qui connait une discontinuité de l’emploi et, par conséquent, un chômage interstitiel entre des périodes d’emploi plus ou moins courtes et irrégulières. Et d’autre part, du dispositif d’activité réduite de l’assurance chômage qui permet d’articuler un mois donné des revenus salariaux et une indemnisation du chômage. Fouad est en effet intérimaire depuis près de 25 ans, passés dans une seule entreprise utilisatrice (une grande entreprise publique) et enchaine les missions d’une semaine, n’apprenant que le vendredi soir s’il travaillera ou non la semaine suivante. Notons malgré cela que Fouad fait partie des salariés qui travaillent le plus parmi ceux que nous avons rencontrés et que sa situation se caractérise davantage par l’incertitude que par l’instabilité et relève dans l’ensemble d’une alternance entre périodes de sur-emploi et de sous-emploi plus que d’un manque prolongé d’sous-emploi.

« Ça fait longtemps que je fais ça, ça fait longtemps. Moi je suis au chômage depuis 2007. Et 2007 jusqu’à aujourd’hui, je cumule emploi et chômage. » (Fouad, 95_012, 47 ans)

La première remarque est que l’enquêté ne semble pas du tout correspondre à l’image traditionnelle du chômage d’exclusion correspondant au modèle de la deprivation theory de Jahoda qui structure en partie la sociologie des vécus du chômage des chômeurs de Marienthal aux analyses du chômage totale de Schnapper ou Demazière. Il n’a aucune difficulté à employer le mot « chômage » alors même que ce qui qualifie sa situation est avant tout un mode d’engagement dans le travail et le cumul entre emploi et chômage. Notons qu’il est un des rares à se définir comme chômeur, ce qui paraît d’autant plus exceptionnel qu’il travaille beaucoup par rapport aux autres enquêtés.

La situation est-elle vécue comme stigmatisante ? Il faudrait approfondir ce point : certes il est fait état de discours stigmatisants, il est aussi fait état de discours de défense vis-à-vis de la stigmatisation. Et le discours tenu par les personnes qu’on interroge est parfois à son tour stigmatisant vis-à-vis d’autres chômeurs. Il conviendrait d’analyser avec précision les différentes dimensions en jeu dans le concept même de stigmate qui est devenu un mot valise dont le sens n’est pas très clair. La situation est-elle vécue comme anormale ? Du point de vue de Fouad ce qui est anormal et lui pose question c’est l’absence de proposition de CDI par l’entreprise utilisatrice. En revanche, le fait d’être au chômage et de percevoir des indemnités

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ne lui semble pas poser de questions particulières. Le mot chômage ne charrie pour lui aucune considération morale, aucune déchéance, etc. En d’autres termes, l’analyse de son chômage peut s’en tenir aux fonctions manifestes de l’emploi et du chômage identifiées par Jahoda. Concernant les « fonctions latentes » de l’emploi, il est clair qu’il n’en est en rien privé.

A ce stade, on peut insister sur le fait que le vécu du chômage intermittent que suppose un emploi intermittent n’est pas vécu sur le mode de ce que décrivent Jahoda, Schnapper ou Demazière lorsqu’ils parlent de chômage total ou de chômage subi. Par ailleurs, il ne signifie pas rupture de lien social et nous n’avons rencontré aucun salarié nous parlant de déchéance, d’humiliation, d’ennui généralisé, de vide de l’existence comme le présume la « Jahoda deprivation theory ». Au contraire, pour certains, comme Mathieu (95_016, 32 ans) ou John (95_003, 30 ans), faire des activités porteuses de sens est parfaitement possible en étant au chômage, voire plus facile.

John (95_003),30 ans, en cours de reconversion vers le secteur du travail social.

« E : Et comment le vivez ce fait d’être indemnisé ?

I : Au départ, c’était un peu dur, toujours par rapport aux conceptions du : « Celui qui ne travaille pas, c’est un parasite », ce genre de chose. Et puis, ça a changé entre-temps, je pense. Et au final, je me suis dit que se rendre utile à la société, c’est pas forcément lui rapporter de l’argent. C’est s’inquiéter de ses membres, faire des travails humains et puis c’est ce que je faisais. Et je repensais à une période… Enfin, un moment où je suis devenu… Quand j’ai travaillé pour le club de basket de la ville, j’étais coach. Et cette période-là, c’est une période où je cherchais du travail. Mais paradoxalement, je me sentais beaucoup plus utile dans cette période-là, parce que je m’occupais de la petite ville où j’étais et des élèves qu’on avait. Enfin, des sportifs, des jeunes sportifs qu’on avait. Et puis, leur entourage, parce qu’à fortiori, à force de créer les liens, on rencontre la famille, on gère un peu des problèmes. Il y avait eu des violences. Il y avait eu un jeune qui avait agressé un autre avec un couteau. Et on se retrouve mêlés à tout ça. Et puis, tu sens une utilité à la communauté quand même. (…) Même personnellement, si on a quelqu’un de saint d’esprit, même s’il est au chômage, il est peut-être plus utile, de par ses relations avec les autres, que quelqu’un de bien posé, qui est au travail. (…) Enfin, c’est important de dédramatiser un peu le travail. Enfin, désacraliser plutôt. C’est juste un travail, c’est juste rapporter de l’argent. »

L’analyse de nos entretiens montre que de façon très générale on ne trouve pas de vécu du chômage qui corresponde au « chômage total » ou au « chômage subi » de Schnapper et au

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découragement de Demazière. Les notions d’exclusion sociale qui structurent l’analyse de Jahoda ne sont pas non plus repérables loin s’en faut21.

Par ailleurs, peu d’entretiens font état de périodes d’oisiveté. Il est parfois question de « repos » (cf. infra) mais c’est généralement dans des entretiens qui donnent aussi le sentiment (certes invérifiable) de situations de sur-emploi davantage que de sous-emploi. Dans ce contexte, comment comprendre les contrats courts ? Dans les représentations qui justifient les politiques d’activation et d’incitation à accepter des contrats courts et / de mauvaise qualité, il y a l’idée que cela permet de maintenir son employabilité. Cela encouragerait les chômeurs à rester dans le « chômage différé » afin de ne pas glisser vers le chômage total identifié à une figure sociale de l’exclusion. Nous avons insisté sur la diversité des vécus et des usages des contrats courts. Le pendant de cette diversité est l’hétérogénéité des vécus du chômage associés.

Une première analyse pourrait consister à dire, en prenant pour acquises ces représentations, que l’expérience des contrats courts pour des chômeurs ne joue pas forcément dans le sens attenu d’un « maintien » économique, social et psychologique du salarié dans une dynamique tendue vers l’emploi. Au contraire, l’expérience des contrats courts peut d’autant plus s’avérer une expérience génératrice de désillusions que ce discours mettant en avant la fonction intégratrice du contrats courts dans un esprit de « chômage différé » véhiculé par les institutions du SPE est pris au sérieux par les premiers concernés. Certains enquêtés adhèrent à l’idée selon laquelle les contrats courts peuvent constituer un moyen de faire leurs preuves et d’espérer une embauche plus durable les poussant à accepter des missions très courtes dans une logique instrumentale d’insertion professionnelle. Ce discours visant à motiver ces salariés peut s’avérer à double tranchant lorsque l’expérience vécue objectivement contredit cet espoir : le salarié qui espérait une embauche plus durable peut vivre la fin d’une relation salariale comme une défaite supplémentaire. Progressivement, cela tend à renforcer et transformer l’incertitude liée au chômage : à l’incertitude concernant l’espoir de mettre fin à la discontinuité́ de l’emploi s’ajoute celle concernant les compétences du salarié. « L’épreuve du chômage » se double pour ceux qui s’inscrivent dans cette logique d’insertion professionnelle d’épreuves d’évaluation et de réévaluation d’eux-mêmes, de leur « employabilité » et de leur projet professionnel. Dans ce cadre, la succession de petits contrats ne conduisant pas à une relation de travail suivie ou une embauche durable peut amoindrir l’estime de soi et la confiance en ses aptitudes professionnelles.

21 Il est notable que même pour les chômeurs rencontrés qui correspondent le plus à cette expérience objective du chômage de longue durée, on ne constate pas de rupture du lien social. Ainsi Fabrice 80_019 qui est à l’ASS et en grande difficulté quant à l’emploi n’est pas du tout désocialisé. « j’ai des amis qui m’aident, je travaille à droite et à gauche » explique-t-il en faisant certainement référence à une forme de travail informel. Par ailleurs, il parvient à mobiliser ses connaissances - un directeur d’agence Pôle Emploi, un employé de la CAF – et maintient un engagement militant. Ses journées passées parfois à jouer en ligne sont aussi l’occasion d’une socialisation électronique.

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Patricia (80_013), 45 ans, peintre en bâtiment intérimaire après avoir été auxiliaire de vie à domicile.

« C’est pas toujours évident d’aller démarcher les entreprises, et pas toujours évident de se mettre en avant, d’aller se vendre, j’ai du mal à le faire parce qu’au niveau capital confiance en soi c’est compliqué [...] quand il y a des missions d’intérim qui se terminent, après plusieurs mois sans travailler, je postule à des offres d’emploi on me répond pas, je sais pas pourquoi, le pourquoi du comment, est ce que c’est moi même qui convient pas, mon CV, j’en sais rien pourquoi je suis pas retenue, au bout d’un moment, le capital confiance diminue quoi donc c’est pour ça qu’après j’ai du mal à me vendre, même faire une lettre de motivation quoi, se mettre en avant, se vendre, c’est que parfois c’est un peu compliqué»

Sabrina (95_048), 48 ans, après 28 ans dans la restauration rapide, s’est reconvertie dans le métier d’éducatrice. Sabrina a toujours été réticente à l’idée de travailler en intérim. Jusqu’aujourd’hui, sa recherche d’emploi ne passait que par Pôle emploi, les annonces dans les journaux ou Le bon coin. Elle exprimait une forte réticence à l’utilisation des agences d’intérim qui l’obligerait à gérer une multitude de contrats courts et à se rendre tous les jours aux agences pour quémander du travail. La discontinuité́ de l’emploi et la rencontre avec des travailleurs ayant une trajectoire d’intérimaire réussie l’ont finalement poussée à modifier ses pratiques de recherche en vue d’accéder à plus de stabilité́.

De plus, Juliette a revu ses critères d’emploi à la baisse. Jusqu’à maintenant, Juliette privilégiait l’emploi dans des petites entreprises où le nombre restreint de salariés permettait une ambiance de travail familiale et interpersonnelle. A l’inverse, elle s’opposait au travail en usine ou « à la chaine ». Néanmoins, sa situation actuelle et les échecs d’emploi successifs l’ont poussé́ à envisager une relation d’intérim, voire une embauche dans de grandes industries du type Amazon.

Par ailleurs, les situations de Juliette et Patricia évoquées ici sont telles que le taux horaire ou le type de travail importe de moins de moins, l’accès au travail devenant une fin en soi.

Le travail en contrats courts, entrecoupé de périodes de chômage plus ou moins longues, engage l’individu à faire des compromis et a réadapter indéfiniment ses stratégies de recherche et ses ambitions professionnelles. Ces réadaptations sont le résultat d’un cheminement long, semé́ d’embuches et d’échecs dont les fins ne sont pas prédictibles. Pour le salarié, le contrat court n’aboutissant pas à une embauche plus durable peut avoir pour effet de renforcer

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l’épreuve du chômage en dégradant sa confiance en l’avenir et en ses capacités professionnelles qui expliquent une réadaptation à la baisse des aspirations salariales.

Un autre usage des contrats courts par des jeunes sortants de formation consiste à en faire une stratégie d’attente. Ils ont intériorisé que ce serait pour eux la voie normale d’accès à l’emploi, quitte à être surpris quand l’insertion est à leurs yeux « rapide ».

Florian (80_031) a 21 ans. A la sortie de ses deux bac pro (mécanique et parcs et jardins), il a directement trouvé dans un secteur sans rapport avec sa qualification : le ramassage d’ordures ménagères. Il n’a travaillé que dans cette entreprise dans laquelle il devrait être recruté en CDI d’ici un an après quelques CDD et un contrat d’avenir. Il considère qu’il n’a pas « galéré » : « je n’aurais jamais cru trouver un métier aussi vite quoi, parce que ça m’a mis, oui, six mois à peu près. J’ai cru que j’allais galérer un peu plus. ».

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