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L’intermittence comme spectre, le CDI et la stabilité comme graal

La première posture est la plus attendue : celle d’une perspective très négative sur les contrats courts et d’une supériorité du CDI.

Il faut toutefois noter que rares sont ceux qui tiennent un discours inconditionnel sur le CDI.

Pour Ludivine (80_033) « agent de production » qui est titulaire d’un BEPC, vit dans une petite ville de la Somme et a dû mettre un terme à ses études du fait de sa grossesse, un CDI, quel qu’il soit, ne se refuse pas. Il n’interdit pas, pour elle, de constituer le moyen d’aller vers un métier correspondant davantage à ses aspirations.

« Et si on vous proposait un CDI à l’usine ?

I : Je pense que je le prendrais. Un CDI, je ne peux pas refuser non plus. C’est pas facile à trouver, donc je pense que oui.

E : Oui, oui. Mais tout à l’heure, vous me disiez que…

I : Oui, puisqu’à la base, je préfèrerais être auxiliaire de vie à domicile en fait, pour pouvoir m’occuper des personnes âgées ou quelque chose comme ça. Donc, en attendant de pouvoir faire des formations ou quelque chose comme ça, ça serait bien. » (Ludivine, 80_033)

Les arguments les plus souvent mobilisés correspondent à ceux que François Sarfati et Claire Vivès mettaient en avant dans leur article sur le « CDI intérimaire » (2018) : « Pour justifier le caractère désirable du CDI, deux raisons principales sont avancées : la garantie de la rémunération et des possibilités accrues d'accéder au logement ». De fait l’accès au crédit bancaire ou, dans une moindre mesure, la capacité à louer un logement constituent des arguments mobilisés pour faire valoir une forme de supériorité sociale du CDI.

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Thibalt (95_037) 20 ans, journalier dans le secteur du déménagement met avant ces questions de logement.

E : Ah oui, si… ton logement, du coup, ça fait combien de temps que t’es ici ? Dans cet appartement-là ?

I : Euh… après… l’année après mon bac, donc ça doit faire 3 ans. Ouais, 3 ans.

E : Ouais, donc tes parents se sont portés garants... parce que parfois, quand t’es en contrat journalier, c’est difficile d’obtenir un prêt... I : Ouais, carrément, ben tu peux pas, des crédits et tout, quand t’es journalier, faut oublier.

Toutefois, ces éléments très communs sont finalement peu mobilisés dans le discours des salariés rencontrés certainement car précisément ils sont communs et ne paraissent peut-être pas mériter de s’y attarder. Même dans l’exemple précédent c’est clairement l’enquêtrice qui amène le sujet.

Les enquêtés qui correspondent le plus à cette posture de valorisation claire et sans nuance du CDI répondent rarement de façon inconditionnelle et déliée de la situation qu’ils vivent. Or, souvent, accéder au CDI, « être embauché », ne signifie pas seulement avoir accès aux avantages intrinsèques du CDI mais également à une valorisation d’un autre type. Par exemple, dans certains secteurs, la traduction en termes de statut d’emploi du passage au CDI s’incarne dans un changement de statut au travail. Les rapports entre intérimaires et personnels permanents sont dans l’industrie ou encore dans la logistique souvent marqués par cette hiérarchie interne à l’entreprise dans laquelle pour le dire vite le « sale boulot » est le monopole des intérimaires. L’opposition entre contrats courts ou intérim et contrat long est donc en réalité redoublée par une autre opposition, qui est peut-être encore plus structurante, celle de l’inscription tout au bas de la hiérarchie dans l’entreprise et, concrètement, dans la réalisation du travail.

Mariana et Yohan (95_041) sont tous les deux intérimaires. Ils ont longtemps travaillé dans une entreprise sous-traitante dans un grand aéroport parisien. Ils sont depuis peu salariés protégés du fait de leur mandat syndical. Le dialogue suivant se déroule en partie entre eux

I1 : Les intérimaires sont placés aux postes les plus durs, avec les équipements les plus pourris, parce qu’au niveau des chaussures de sécurité…

I2 : Ou alors, ils sont aussi placés à des postes très haut placés, payés à leur poste initial, parce que leur poste très haut placé, il est très dangereux, il peut amener à certaines blessures, il peut amener à être viré aussi parce que s’il fait une erreur, il peut être viré.

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I1 : C’est pour ça que je te dis qu’ils sont les plus mal placés en fin de compte parce que, par exemple, pour te donner un exemple à Entreprise 1, t’as plusieurs services. T’as un service où t’as les avions qui descendent, d'accord. C’est là qu’ils déchargent, très rapidement. Il faut qu’ils fassent très vite parce qu’ils ont un timing. Ils déchargent les colis qui vont sur des tapis, qui vont dans plusieurs services après, c’est reparti, après ils rechargent. Cette partie-là, je vais te dire qu’y a plus de 70% d’intérimaires. Pourquoi ? Parce qu’il faut aller rapidos. Alors, t’as les embauchés, ils ne sont même pas avec les intérimaires, attention. T’as la ligne 1, 1-2, où t’as que des intérimaires. Alors, t’as la partie où y a les embauchés, où ils ont un rythme de travail, parce que les intérimaires, tu peux leur dire : « Plus vite, plus vite, l’avion, machin et tout ». Et en fin de compte, si l’intérimaire se blesse le dos…

E : Il rentre chez lui et…

I1 : … et s’il déclare en AT [accident du travail], même s’il ose le déclarer en AT auprès de l’agence d’intérim, c’est pas l’employeur qui prend en compte. Tu vois, c’est beaucoup plus facile. Et en fin de compte, c’est comme des contrats à la journée, s’y a quelque chose qui va pas, il a la possibilité de dire : « Demain, toi, tu reviens plus ». Puisqu’en fin de compte, imagine-toi qu’y avait quelque chose, quelque chose où il a osé se rebeller, où il a osé peut-être se prendre la tête avec un chef, un machin, dans ce cas-là : « Demain, reviens plus ». Qu’est-ce qui s’est passé ? T’as que la version du chef de l’entreprise utilisatrice, qui va te dire : « Il a dit ça, il a fait, il a pas voulu… » Mais enfin, c’est qu’une version, il est pas obligé de se justifier avec des kilomètres, te dire voilà. Ils n’écoutent pas la deuxième version. Donc l’avantage des contrats courts, à mon avis, c’est beaucoup plus aussi, comme quoi, la semaine prochaine où, même si c’est des contrats d’une semaine, la prochaine, ils peuvent te gérer comme ils veulent.

La supériorité salariale du CDI prend souvent sens en articulation avec d’autres dimensions. Le fait d’être interchangeable en intérim se traduit ici immédiatement en termes de travail par des cadences moins élevées et une relation salariale de nature différente avec l’encadrement. Le CDI est synonyme de passage à un segment privilégié d’un marché du travail.

Pour Francis (80_023), 53 ans, marié, 2 enfants, cariste en intérim dans la logistique le « désavantage de l’intérim » c’est la « sensation forte d’être interchangeable et de devoir faire profil bas » : « moi je sais que je suis jetable » La nécessité de « faire profil bas » est, dans son analyse, liée à un chantage à l’emploi : il s’agit simplement de faire en sorte de garder son emploi. De ce point de vue, le personnel « embauché est perçu comme

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une menace, un allié potentiel de l’employeur qu’il convient de ménager. Il explique ainsi qu’un de ses anciens collègues intérimaires « avait eu le malheur » de répondre à un embauché et « s’était fait virer ».

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