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Une troisième posture correspond davantage à celle d’une valorisation moins circonstanciée de l’intermittence et de la discontinuité de l’emploi dont la multiplication de contrats courts peut sembler constituer une forme extrême. Certains enquêtés ont ainsi des trajectoires professionnelles durablement inscrites dans l’intermittence et / ou apprécient l’intermittence.

On y retrouve en particulier ceux qui valorisent le hors emploi et plus particulièrement le travail hors emploi qui correspond à un projet personnel à un engagement vocationnel dans le travail qui doit souvent se conjuguer avec un bi-professionnalisme contraint qui prend la forme d’emplois à vocation alimentaire qui, en quelques sortes, financent le travail vocationnel.

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Typiquement, les petits emplois (et le chômage) peuvent être conçus comme un moyen de survivre tout en poursuivant un projet de nature artistique.

Grégoire (80_007) a arrêté ses études et quitté son emploi dans la restauration (contrat d’extra de 25 heures par semaine renouvelé chaque mois qu’il a occupé 5 mois) en novembre 2018. L’entretien a lieu fin mars 2019. Il souhaitait ainsi avoir plus de temps pour se consacrer à ses projets artistiques : il souhaite notamment devenir acteur et a d’autres projets en parallèle. Au moment de l’entretien, il envisage de mettre à nouveau ses projets en pause car il n’a plus de droits au chômage. Il présente son rapport à l’assurance chômage comme une « tricherie » nécessaire pour parvenir à mener à bien son projet de travailler dans le milieu artistique.

« Enfin, ce qu’il faudrait, ça serait que je trouve plutôt un CDD, quoi.

E : Pour pouvoir renouveler un peu tes droits et après reprendre… I : Renouveler mes droits et reprendre mes projets, parce que c’est vraiment… c’est un petit peu, on va dire, abuser du système, peut-être, mais vu que moi, je veux vraiment travailler dans le milieu artistique, c’est vraiment ce que je veux depuis que je suis au collège.. (…)

Non, il faut le voir, c’était juste ça, c’était vraiment… je voulais toucher le chômage pour pouvoir subvenir à mes besoins, pas grand-chose, j’avais juste besoin d’un tout petit peu, pour payer juste mon loyer et de quoi me nourrir. Et après, comme ça, je pouvais uniquement travailler mes projets, c’est tout. Comme je t’avais dit : sans aucune contrainte par rapport au travail ou tout ça. C’était vraiment mon objectif quand je suis allé au Pôle Emploi.

E : Bon en fait, il y avait pas tellement d’idée de rechercher un emploi ou de formation ?

I : C’est ça.

E : Ça, pas du tout, quoi ?

I : Pas du tout. C’était pas du tout ça. Comme je l’ai dit, c’est un petit peu profiter, on va dire, du système. Mais bon…

E : Enfin, quand tu dis : « Profiter », enfin…

I : Ben c’est juste qu’en gros, oui, je ne recherchais pas vraiment d’emploi quand je suis allé à Pôle emploi. Là où normalement, le chômage est censé nous aider le temps qu’on retrouve un emploi, j’ai pas du tout

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cherché durant cette période. J’étais juste dans mes projets. Mais là, maintenant, là, j’ai bientôt mon dernier mois de chômage, là, je vais faire que ça, je vais chercher un boulot. Je vais faire que ça, parce que je ne peux pas en profiter. » (Grégoire, 80_007)

Au-delà cette logique dans laquelle emploi et hors emploi s’opposent profondément dans leur fonction – le premier étant seulement instrumental, le second correspondant à la finalité poursuivie et financée par le premier. On trouve aussi des discours moins radicaux de mise à distance de l’emploi, qui sans être un repoussoir, doit pouvoir être contenu dans des limites strictes qui permettent de ne pas empiéter sur un « hors emploi » à protéger.

Laure (80_014), 43 ans, séparée avec un enfant et à nouveau en couple au moment de l’entretien, a travaillé dans différents secteurs professionnels. Elle a eu différents emplois dans le commerce, elle a été infirmière et elle travaille maintenant comme formatrice pour adultes. Si elle a toujours eu des CDD, elle est maintenant en CDD d’usage et travaille trois jours par semaine. Elle gagne environ 650€ par mois et vit avec quelqu’un qui paie le logement et les charges « parce qu’il gagne trois fois plus qu’elle ». Elle considère qu’elle a donc suffisamment de revenu et profite de ce temps libéré pour s’investir dans d’autres activités. Mathieu (95_016) est éducateur spécialisé. Il fait le choix pour l’instant de ne travailler qu’en intérim. Il a 32 ans et vit en couple. Sa conjointe est infirmière et exerce comme lui en intérim. Cette situation lui convient parfaitement car s’il craint la routine, il ne craint pas de ne pas avoir de mission : il pense qu’en tant qu’éducateur spécialisé homme, il trouvera toujours des missions. Et ce d’autant plus qu’étant sans charge de famille, pendant les périodes travaillées, il répond toujours aux sollicitations de son agence de travail temporaire. Cela lui permet d’accumuler les heures et donc les revenus pour se constituer une épargne. L’intérim lui permet, quand il le souhaite, de voyager plusieurs semaines ou plusieurs mois. Cette forme d’emploi est aussi un moyen pour lui de mettre à distance la difficulté des situations des jeunes dont il s’occupe. Il a au début de sa carrière était embauché en CDI mais il a mal vécu cette période. Il savait dès le début qu’il démissionnerait et avait l’impression d’être un traître, de ne pas respecter son engagement vis-à-vis de ses collègues. L’absence de CDI lui donne une « sécurité morale », il ne se sent pas engagé, il peut partir quand il veut. Lors des périodes non travaillées, il voyage ou s’investit dans des activités bénévoles. Ses besoins financiers sont limités : il n’a pas d’enfant, il voyage avec un camping-car et occupe lorsqu’il est en Ile de France un logement qui appartient à son grand-père. Il n’exclut pas de travailler à l’avenir en CDI. Son mode d’emploi actuel ne lui semble pas compatible avec le fait d’avoir une famille : il travaille souvent en soirée et de manière imprévue. Il pourrait

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également accepter un CDI pour travailler dans une structure qu’il aurait contribué à créer et qui correspondrait donc davantage que les structures existantes à la manière dont il envisage son activité professionnelle.

Ces deux exemples donnent des éléments pour réfléchir à ce qui fait l’attrait de l’intermittence. Pour Laure comme Mathieu, l’emploi exercé ne les comblent pas mais il ne fait pas non plus figure de repoussoir. Un emploi strictement alimentaire ne serait pour eux pas tenable. Ils ont également en commun de s’investir dans des activités extra-professionnelles et d’avoir des besoins financiers limités car une partie de leurs dépenses sont prises en charge par leur famille.

Il est assez intéressant de constater que si certains accompagnent leur pratique des contrats courts d’un discours plus ou moins romantique évoquant un rapport presque libertaire au marché, on retrouve la dimension de liberté chez des salariés aux aspirations parfois plus pragmatiques.

Ainsi, on peut rapprocher deux cas qui, en apparence peuvent s’opposer - un jeune gauchiste qui vivote en travaillant pour des ONG et un ancien militaire qui aurait voulu être bucheron ou routier mais travaille comme journalier dans le déménagement - autour de cette idée de maîtrise de son temps et de revendication d’une forme de liberté. D’une certaine manière, ces deux personnages, le libertaire et le mercenaire, entretiennent l’idée qu’une forme marchande de salariat permet un rapport non subordonné au travail.

Pour Xavier (95_036), 60 ans, déménageur ancien militaire de la Marine Nationale, le travail en contrats courts est un choix délibéré. Il a besoin de travailler en contrats courts pour pouvoir se libérer du temps lorsqu’il doit aller s’occuper de sa mère malade. Il explique qu’il refuse catégoriquement le CDI. L’entreprise est au courant de son besoin de prendre des jours de congés fréquemment et ce fonctionnement leur convient. En revanche, il organise ses périodes de travail comme des campagnes militaires durant lesquelles il se consacre intensément au travail et ne prévoit rien d’autre. à. Puis viennent, tous les deux mois environs, les temps de « permission » durant lesquels il s’occupe de sa mère qui vit en « rase campagne » à quelques centaines de kilomètres de son domicile.

E : vous devez vous absenter pour votre maman ?

Ah oui oui, ah oui oui. D’ailleurs, une fois, il m’avait proposé un contrat, il a pas compris pourquoi, au départ. C’est lui, il est arrivé après, quand je suis arrivé, il était pas encore là. Alors moi, Simon m’avait proposé une fois le contrat...

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I : D’embauche, un contrat d’embauche. Mais bon, j’ai décliné à chaque fois.

E : Et… du coup, le… ’fin le… vous arrivez à prendre à peu près combien de temps par mois ? Pour vous libérer ?

I : Je prends, tous les 2 mois, je prends une quinzaine de jours tous les 2 mois.

E :Une quinzaine de jours tous les 2 mois. I : Ouais, tous les 2 mois.

E :Et donc ça, l’entreprise, ça lui a jamais posé de souci, vous avez jamais... ?

I : Ben, peut-être que si, peut-être que non, je sais pas. En tant que journalier, de toute façon… on reste journalier, c’est l’intérêt du truc. Moi, ça m’aurait posé des soucis si j’avais une embauche. J’aurais pas pu être disponible comme ça en permanence. Avec mon ancienne entreprise qui me connaissait depuis 9 ans, bon, ils me laissaient faire, ils me... ils me laissaient faire. C’est une condition sine qua non, sinon je partais, d’ailleurs. Sinon j’aurais pu prendre une société d’intérim, tout simplement… ou, tous les 2 mois, changer de société de déménagement. Chose possible aussi. Pas évidente, mais possible aussi. Comme dans les sociétés de course. Y a autant de sociétés de course que de jours dans l’année. Peut-être pas maintenant, mais…

E : c’est sûr. Et du coup, juste, pour anticiper un peu, parce que du coup, vous avez des revenus qui varient un petit peu… ?

I : Ah oui, c’est l’aventure. (rires)

Lucas (95_028) 34 ans, BAC+5 (4 ans de sociologie, un semestre de droit puis école de l’hôtellerie) travaille comme chef d’équipe dans le recrutement des donateurs d’une ONG internationale (de celles qui recrutent des dons dans des lieux publics, à la sortie du métro etc.). Ses contrats sont des CDD d’une, deux, quatre, huit semaines en fonction des besoins de l’employeur. Il a trouvé un poste comme signataire de pétition par hasard, puis il a continué pour devenir chef d’équipe au bout de six mois, donc depuis 2015. Selon lui, le CDI n’est pas une solution pour ce type de travail, car c’est intenable physiquement et psychiquement. De

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toute manière, il ne se voit pas lui-même en CDI. Son supérieur hiérarchique de l’équipe de collecte lui a conseillé de faire une demande de CDI mais il ne le souhaite pas.

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