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Méconnaissance de la nature ou de la durée des contrats par les salariés

Un autre élément très marquant de l’enquête est notre incapacité à comprendre par le biais des entretiens la nature ainsi que les limites temporelles des contrats que les interviewés signent avec leurs employeurs. La formalisation juridique de la relation d’emploi qui nous intéresse au plus haut point dans le cadre de cette étude sur les contrats courts, semble très souvent ne pas être très claire pour les salariés qui méconnaissent des éléments juridiques aussi simples en apparence que la date de début et la date de fin de leur emploi. De fait, cela traduit le plus souvent une complexité réelle du sujet. La question de connaitre le nombre de contrats qui les lie au même employeur sur une durée donnée n’a rien d’évident tant l’engagement moral peut différer de sa formalisation juridique.

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Abdou (95_017), 32 ans, étudiant sénégalais travaillant en CDD Il est difficile de saisir à la seule analyse de l’entretien et malgré les nombreuses relances à ce sujet quelle est la nature de son contrat ou de ses contrats. Le discours est très confus…. A-t-il seulement des contrats courts ? La chose est d’autant moins étonnante que la notion de contrat de travail dans le secteur des sondages se superpose parfois avec celle de contrats de mission. Ainsi les chargés d’enquête à garantie annuelles prévus par la convention collective SYNTEC ont à la fois un contrat de travail (un CDI) mais aussi des « contrats d’enquêtes » à chacun des missions qui leur sont confiées.

E : Ils font com… par exemple, ça va de quelle durée à quelle durée vos contrats ?

I : Du premier au 30.

E : D’accord. Non, ce que je veux dire, c’est que du coup, enfin, des fois, vous avez un jour, des fois vous avez…

I : Oui.

E : Est-ce que parfois, vous avez une semaine ou jamais ? C’est toujours un jour ?

I : Une semaine d’affilée ? E : Oui.

I : Non. E : Non ? I : Non.

E : En fait, c’est un jour à chaque fois, ou pas ?

I : Oui, maintenant, ça dépasse un jour. Je peux travailler cinq jours sur sept ou six jours sur sept.

E : Mais en signant un seul contrat ou en signant cinq contrats ? I : Cinq contrats.

E : D’accord. De toute façon, le contrat que vous… I : Cinq contrats, exactement.

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E : Le contrat que vous signez, il est toujours un contrat journalier ? I : Non. En fait…

E : Enfin, de quelques heures ou de…

I : … ça dépend des sites, parce que je vous ai cité cinq sites : Tour Eiffel, Louvre, Cité des sciences…

E : Les musées, ouais.

I : Il y en a quatre sites, donc c’est quatre contrats. Et c’est à l’échelle du mois. Donc, je peux travailler, par exemple, aujourd’hui, au Louvre, demain, à la Tour Eiffel, après-demain, je ne travaille pas, et le jour suivant, je travaille à la Cité des sciences. Par contre chaque site a son propre contrat. Mais les contrats ne dépassent jamais deux mois.

E : Mais ce que j’ai du mal à comprendre, c’est par exemple, les gens qui distribuent des trucs gratuits, vous savez, les magazines ou des trucs comme ça, eux, ils vont signer un contrat à chaque vacation ?

I : A chaque vacation, ouais.

E : Voilà. Chaque vacation, à la fin du mois, ils ont une fiche de paie avec… enfin, une seule fiche de paie même s’ils ont signé 20 contrats, mais ils ont signé un contrat par vacation.

I : Exactement.

E : Est-ce que vous, c’est pareil ou pas ? I : Non, maintenant, ce n’est plus pareil. E : Non ? C’est ça que… d’accord.

I : Mais avant, c’était pareil. C’est-à-dire, avec XXX, c’était comme ça. Chaque vacation, je signe un contrat. Et à la fin du mois, j’ai une seule fiche de paie. Par contre, maintenant, avec YYYY, je signe chaque mois le contrat, mais à la fin du mois, j’ai le nombre de fiches de paie…

E : D’employeurs. I : Par rapport…

E : Au nombre de sites que vous m’avez expliqué ? I : Exactement.

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E : D’accord, donc en fait, votre contrat, formellement, il dure un mois ?

I : Exact, c’est ça.

E : Voilà. Mais par contre, il n’y a pas de nombre d’heures qui est lié à ce contrat ?

I : Non, ça varie d’un mois à l’autre.

E : D’accord. En fait, vous signez un contrat, mais qui n’a pas de nombre d’heures d’inscrit dessus, quoi ?

I : C’est-à-dire, c’est inscrit, mais ça dépend de chaque… Le mois, alors, vous avez ce mois puis…

E : D’accord. Vous avez votre planning pour un mois, du coup ? I : Exact. Mais par contre, dans le mois, je peux avoir aussi des vacations supplémentaires. Pourquoi ? Parce qu’il y a des gens qui se désistent.

Dans certains cas, pratiques illégales et contrats non compris par les salariés sont difficiles à départager.

Mathias (80_015), 32 ans, intérimaire dans la logistique, parle d’un contrat à la demande

« Ils ont fait des plans… j’ai vu des plans, un mec en disant : « On n’aura pas la commande qu’il faut en fin de semaine. Là aujourd’hui c’est la merde, il faut que tu me sortes des intérims. » On avait un petit black vraiment maladroit. Ça faisait deux jours qu’il était là. Le pilote il s’est planté et il a fait : « Je suis désolé, mais là, ça le fait pas, il faut que tu partes. » Le gamin était à pieds, il vit à Amiens sud, à l’autre bout. Il avait prévu de rentrer avec quelqu’un le soir. Il a fait sortir le gamin et il est reparti et puis il est rentré… Et je suis resté en mode… En fait, il a fait le tour de l’atelier, il a chopé cinq, six nouveaux. (…) parce qu’il y avait une commande qui s’est arrêtée. »

Le fait que l’intérim permet d’ajuster le volume de la main-d’œuvre à l’activité de l’entreprise est un fait connu et même une des principales justifications de ce secteur : l’intérimaire est « mis au planning » pour la journée ou pas. Dans ce cas, il s’agit d’un ajustement infra-journalier. D’après cet enquêté (Mathias, 80_015), ce serait lié à un contrat « au besoin ».

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E : Moi ce que je ne comprends pas c’est… ça revient à ce qui tu m’as dit tout à l’heure, je t’ai fait répéter, mais c’est l’histoire de… que tu as signé quatre jours, tu bosses deux jours, tu es payé deux jours, enfin…

I : C’est un contrat au besoin en fait. E : En fait, qu’est-ce que tu signes ?

I : Tu signes ton droit au travail quand tu es sous ton contrat, mais enfin ton droit au travail, quand tu travailles en fait. Mais à partir du moment où tu ne travailles pas, c’est comme le jour où tu pointes pas à ta boite. T’es sous contrat, tu ne te pointes pas au boulot, tu as pas fait tes heures, donc tu es pas payé.

E : Oui, mais ce n’est pas pareil de ne pas te pointer et qu’ils te donnent pas de boulot. Enfin…

I : Oui, mais ils ont… En fait, comme tu ne vas pas travailler pour eux, ils ne vont pas te payer, parce que de toute façon tu as pas travaillé. Ton contrat…

E : Oui, mais en même temps tu ne peux pas travailler ailleurs puisque tu es sous contrat.

I : Oui, mais le contrat il se signe à la journée, donc de toute façon tu ne trouveras pas de boulot à la journée.

E : C’est des contrats… parce que je croyais que tu me disais que des fois…

I : A la semaine grand maximum.

E : Non, mais est-ce que par exemple c’est possible que lundi tu signes un contrat pour quatre jours, donc jusqu’au jeudi soir, et admettons le mardi il n’y a pas de boulot ?

I : Eh bien le mardi, il n’y a pas de boulot, ils vont dire que tu vas rester là-bas, tu seras sous contrat, mais c’est pas grave, de toute manière ils auront pas pu te faire travailler. Au pire, ils ont… Alors je ne sais pas… je vous avouerai que je comprends pas tout. Enfin, je regarde l’ensemble du contrat, mais déjà le principe de deux jours après, parce que moi je travaillais, je bossais, j’avais un contrat de deux jours. Je travaille le mercredi et ensuite le jeudi. J’appelle la boite d’intérim en disant que j’ai pas reçu mon contrat pour mercredi et jeudi. Et elle me dit : « Oui, votre contrat il est valable en fait, vous signez un contrat pour deux jours, mais

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il est valable pour quatre jours. », « Comment ça ? », « Eh bien en fait, il est prolongé sur encore deux jours après votre contrat. »

E : Quelle que soit la durée initiale ?

I : Si au besoin. Peu importe la décision, c’est gagner une mobilité. Mais du coup, quand je ne suis pas sous contrat… En fait, c’est ça, je ne comprends pas ce principe. Ok, ils ont l’avantage de me prendre s’ils ont besoin de moi, mais s’ils n’ont pas besoin de moi, en fait je suis plus sous contrat. Et en fait, c’est un peu le contrat à la demande, c’est que je pense que même quand on t’embauche en fait, tu as un contrat avec eux pour te protéger, mais si ne tu travailles pas tes horaires, tu les fais pas et qu’ils n’ont pas besoin de toi, même si tu es sous contrat et à partir de ce moment-là, je pense que le contrat est révocable, ils ont pas besoin de toi, ils t’embauchent pas. Et puis ça t’empêche pas de signer à côté, de toute façon, ils te feront pas chier, ils ont pas besoin de toi.(…) Ils peuvent expliquer – comme on est sur des périodes d’essai en plus sur ces périodes-là, ils peuvent dire – que le mec ne fait pas l’affaire tout simplement. Il ne fait pas l’affaire, il n’est pas compétent, on peut pas le garder. Donc, on va… et puis de toute façon, la période d’essai sur l’intérim, je sais pas combien de temps elle doit être. Sur un contrat de deux jours, la période d’essai va être de combien ? Eh bien voilà. Donc ils vont juste expliquer que tu fais pas l’affaire, donc tu es nouveau. C’est facile de dire : « Écoutez, ce monsieur, même si on a signé un contrat avec lui, il est pas compétent. » Donc, c’est vraiment du… on te fait comprendre que voilà, on t’utilise, c’est comme le principe de l’astreinte quoi. »

Au final, le droit est très présent et nul doute que la formalisation de l’emploi est un élément très surveillé par les entreprises. Mais c’est clairement moins le cas des salariés qui ignorent souvent les temporalités de leur emploi. Plus profondément, la question de la formalisation des limites temporelles de l’emploi, et donc le décompte des heures travaillés, deviennent d’autant plus cruciaux que le nombre des transitions début de contrats, fins de contrats se multiplient et que les salariés ne prennent pas la peine de faire valoir leurs droits.

Plus généralement la multiplication des emplois et de employeurs pose la question de la capacité du droit à réguler le temps de travail et les temporalités du travail quand les relations d’emploi sont multiples et explosées.

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Encadré 3 : Quelques éléments de mise en perspective qualitative de l’évolution quantitative des contrats courts

Nous avons vu dans cette partie que la connaissance des contrats et la signature de contrats a posteriori était monnaie courante. Pourtant plusieurs témoignages laissent penser que la formalisation de l’emploi va en s’améliorant. C’est par exemple le cas sur les « CDD d’usage » qui, de plus en plus, sont formalisés comme tels alors que ce n’était pas nécessairement le cas dans des périodes plus anciennes. Plusieurs enquêtés font état de cette formalisation croissante des contrats. C’est par exemple le cas des guides conférencières rencontrées

Mireille (95_054), 58 ans, guide conférencière

E. : Le CDDU, vous l’avez vu arriver à partir de quand ? I : Oui, le CDDU, bon, il y en a un. Mais ça ne s’appelait pas, on baptisait ça CDD, mais j’avais déjà une mission, etc. Et vraiment sous le nom de CDDU l’année dernière. Je ne saurais pas vous dire en quel mois, mais l’année dernière. (…) Mais je pense que tout simplement, il y en a qui ont peur, maintenant, qui ont peur de contrôles et tout ; notamment à l’office de tourisme de Versailles où on a changé de directeur entre-temps. Et la nouvelle directrice est hyper légaliste, et donc, elle a très très peur.

Souad (95_055), 61 ans, guide conférencière

« j’ai toujours eu des CDDU, même s’ils s’appelaient pas comme ça, avant, mais c’était l’équivalent. Avant, ça s’appelait CDD tout court. Et dans les années… je crois que c’était les années 90, ouais, il me semble, l’État a pondu un nouveau nom CDDU »

De même dans le déménagement, le travail journalier peut prendre de très nombreuses formalisations juridiques différentes. Dans la mesure où les contrats sont signés a posteriori, plusieurs journées peuvent faire l’objet de regroupement dans un seul et même contrat. Mais la même organisation du travail peut donner lieu à de très nombreux contrats fragmentés. Par exemple, l’employeur, dès lors qu’il souhaite signer les contrats de travail a priori et ne veut prendre aucun risque juridique, pourra préférer signer un contrat par jour plutôt que de grouper dans un même contrat des missions journalières différentes.

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Xavier (95_036), déménageur, 60 ans, explique l’organisation du travail dans l’entreprise qui l’emploie très régulièrement comme journalier.

« I : Normalement, on ne peut pas laisser un chantier, donc on doit le finir. Donc ce n’est pas régulier, c’est assez rare. Sauf dans le particulier. Quand on fait des particuliers, ben, j’en ai fait un la semaine dernière, on a fini à 18h. Voilà.

(…) on est toujours à 7h au dépôt. À 7h au dépôt, ou on va à 8h directement sur un chantier. (…) Mais après, le soir c’est selon... ce qu’on a à faire. Et par contre, le week-end, y a généralement les grosses entreprises qui déménagent, et généralement, le vendredi, on fait du… jusqu’à 22h. Tous les vendredis, quasiment, on fait jusqu’à 22h. Voilà. Et on poursuit le samedi si le chantier n’est pas fini. C’est… comment dire, c’est… on va dire que c’est un peu une règle, quand un chantier n’est pas fini, on le termine.

E : Au niveau du contrat, est-ce qu’ils vous font signer un autre contrat, ou alors est-ce que c’est du black ?

I : Ah ben, y a un contrat signé quasiment tous les jours... ’fin, ils font des contrats... ils groupent plusieurs jours, et on le signe. Dans mon ancienne société, c’était un contrat par jour.

E : Donc là, du coup, c’est des contrats pour 3 jours ?

I : Je ne sais pas si j’en ai un sur moi... si… alors, normalement, il doit y avoir les journées écrites quelque part... Ah, ben voilà, là, vous avez toutes les journées, [il sort un contrat de travail de 6 jours]. Voyez ?

Au final, tous ces témoignages semblent montrer une certaine plasticité de la formalisation juridique des contrats et d’un arbitrage toujours possible entre le nombre de contrats et la durée prise en compte. Ces différents éléments devraient amener à s’interroger sur les tendances observées sur les contrats courts à partir des statistiques. En effet, une fragmentation purement formelle des contrats – comme par exemple le fait de faire 6 CDD au lieu d’un dans le cas du déménageur, ou encore le fait de faire 20 ou 30 CDDU à la place d’un seul CDD annuel assorti d’avenants pour les guides conférencières – a pour conséquence, à partir d’une réalité du travail et de l’emploi relativement

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identique, de faire gonfler le nombre de contrats courts, d’en abaisser la durée moyenne pour un volume de travail identique, et d’augmenter les phénomènes de « récurrence » des contrats auprès de mêmes employeurs. Soit, précisément les tendances statistiques observées depuis quelques années.

3 Les temporalités de l’emploi et du chômage

On renvoie souvent implicitement la succession de contrats courts à la figure du précaire qui jongle entre plusieurs emplois, plusieurs employeurs, plusieurs miettes d’emplois mal coordonnés dans un emploi du temps haché, fragmenté, irrégulier. Si l’enquête confirme bien l’existence de cet usage des contrats courts, ainsi que les difficultés qui lui sont inhérentes, elle montre néanmoins aussi d’autres usages. Dans cette section, nous insistons sur la diversité des logiques d’organisation temporelle de l’emploi et sur des enjeux communs souvent peu mis en avant, comme par exemple la recherche extensive d’emplois pour pallier la faiblesse des salaires qui est loin de concerner les seuls précaires.

3.1 Travailler plus pour gagner plus 1 : faire le maximum d’heures et le

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